17 juillet 2019

Toute ta vie créatrice semble prise entre deux dangers symétriques : le refuge dans un rôle (écrivain, artiste) qui t’éloigne du réel, et la dispersion qui te prive d’identité reconnaissable aux yeux des autres. Le cœur de ce texte, c’est la question : comment rester fidèle à la pulsion de création (écrire, peindre) sans s’en servir pour fuir sa vie, et sans se soumettre aux formes imposées de ce que serait un “vrai” artiste ?

Autrefois, j’ai tellement envie de créer que je me cogne presque la tête contre les murs, et pourtant je ne fais pas grand-chose. Je passe mon temps à penser à ce que je pourrais écrire, à imaginer des livres, des formes, des styles, et je reste arrêté là. Il faut quelques drames pour que je comprenne que la seule chose qui compte, ce n’est pas l’idée de créer, c’est le moment où je m’y mets vraiment, seul, sans trop écouter le mental. Je commence par la page blanche. Un petit carnet Clairefontaine posé sur la table. Pendant des jours, je l’ouvre, je regarde les lignes, j’écris la date en haut et je reste planté là. Rien ne vient. Je ne sais plus quel jour ça bascule, mais je me souviens de la lassitude envers le jeune homme que je suis alors, qui tourne autour de lui-même. Je finis par écrire de petites chroniques maladroites sur qui je suis, ce que je ressens, au jour le jour. Ça pourrait devenir un journal intime, une cachette ou une prison, c’est un peu les deux. Je remplis une vingtaine de carnets comme ça, à me fabriquer un personnage d’écrivain qui me sert de survie pendant les années de jeunesse. Je décide que ma vie tourne autour de cette idée : devenir écrivain. Sur le papier, c’est joli ; en réalité, c’est surtout puéril. À force de me regarder à travers cette image, la vie se retire : je m’éloigne des choses concrètes, des gens, des décisions. Je note au lieu d’agir. Je traque le banal, les petits faits, pour en tirer de l’effroi ou de l’émerveillement à coller sur mes pages. Et, sans m’en rendre compte, je m’éloigne de ma propre vie. Je noircis des piles de feuilles en plus des carnets, sous l’influence de mes modèles du moment : Carver, Henry Miller, Capote, Dostoïevski, Gogol, d’autres encore. J’absorbe leurs façons de faire, leurs constructions, j’imite tantôt l’un, tantôt l’autre. Mon “style” personnel, je ne sais pas où le mettre là-dedans ; je sens juste qu’il manque quelque chose. Un jour, à bout de me regarder tourner, je décide de laisser aller la main, sans me demander si c’est bon ou non. Je me lève à cinq heures, je bois mon café, je m’assois à la table, j’écris ce qui passe, sans pourquoi ni comment. Ce rendez-vous matinal me donne assez de tenue pour affronter le reste : les petits boulots, les humiliations, les joies minuscules. En parallèle, je dessine et je peins, pour me détendre. Je n’imagine pas du tout gagner ma vie avec ça. Pour moi, le but “sérieux”, c’est une maison comme Gallimard ; la peinture reste du côté du hobby. Ma première épouse commence à fissurer ce décor. Un soir, elle me dit simplement : « Tu écris sur tout, sauf sur ta vie avec moi. » Elle voit mon malaise à vivre le quotidien, mon besoin de me réfugier dans l’idée d’écrire, dans le costume d’écrivain que je n’ose pas confronter au réel : je n’envoie aucun manuscrit, nulle part. Je tiens au rêve, pas à sa mise à l’épreuve. Une forme de lucidité veille en douce pour que je ne sois confronté ni au refus ni à l’acceptation ; les deux m’effraient autant. Un soir, après une dispute de trop, en camping, j’ai préparé mon petit théâtre : je mets tous mes carnets dans un feu. Je les regarde brûler, années de notes réduites en cendres, en attendant une libération qui ne vient pas. Au contraire : privé de cette protection de papier, je deviens extrêmement vulnérable. Je refuse désormais de poser la moindre blessure sur une page, et c’est moi qui suis à vif. Il me faut un divorce et pas mal d’années pour commencer à sourire de ce trajet. Je n’ai plus envie d’en pleurer. Je finis par éprouver une vraie tendresse pour ce type que j’ai été : falot, désemparé, mais tenace, presque héroïque dans sa naïveté. Pour vivre, je me mets à donner des cours de dessin et de peinture, après un ras-le-bol massif de la comédie du salariat en entreprise. Les pinceaux n’ont jamais vraiment quitté ma main, mais je ne les prends pas comme une affaire sérieuse. C’est pourtant eux qui me font manger. Après une vie de cadre, la chute de revenus est rude ; j’ai peu d’élèves, je ne pense pas à vendre mes tableaux, et le simple fait de transmettre me tient debout. Me rêver à nouveau “artiste”, avec tout le folklore autour, ne me dit rien. Je continue à peindre par plaisir, à tester des techniques, à passer du figuratif à l’abstrait sans plan. De temps en temps, un ami ou un parent m’achète une toile, et c’est très bien comme ça. Puis notre situation change. Ma nouvelle compagne perd une partie de son travail, les revenus chutent, le loyer devient trop lourd. À la mort de mon père, un héritage nous permet d’acheter une maison, mais loin de Lyon. Je perds mes élèves, je me lance dans les travaux, puis je recommence à zéro, encore une fois, avec de nouveaux cours. L’année suivante, c’est elle qui me pousse à exposer : « On ne peut plus entrer dans l’atelier, il faut bien que ça sorte quelque part. » Les toiles envahissent l’espace, les cours ne suffisent pas, vendre des tableaux devient une évidence. Là, je me cogne à une autre question : celle de la cohérence. Je n’ai peint que de l’hétéroclite, je passe d’un portrait à un paysage, d’une abstraction à un expressionnisme sommaire. Je vois bien que je n’arrive pas à me tenir longtemps à une seule idée, à un sujet. Mon seul fil, c’est la beauté, telle que je l’entends. En expo, on m’accepte quand même. Je compense la dispersion en travaillant les accrochages : harmonies de couleur, voisinages, dialogues entre les pièces. Ça semble suffire. Longtemps, je résiste à l’idée de série, de motif répété. Je n’aime pas les clichés, je trouve malhonnête de refaire “le même tableau” pour se créer une signature. Aujourd’hui, je vois mieux ce que cette position a de confortable et de bancal. Je continue à me dire que je ne suis pas vraiment un artiste, au sens des catalogues : je n’ai pas “une” idée forte à décliner sans relâche pour être immédiatement identifié. Des idées, j’en ai beaucoup ; leur force, je n’en sais rien. Ce que je vois, en revanche, c’est l’étroitesse du chemin que le marché met en avant : une thèse, un concept, une ligne claire à répéter. Pour y entrer, il faudrait que je lâche encore des choses auxquelles je tiens : la tranquillité, la joie de peindre comme un gosse, la liberté de suivre le hasard. Me voilà encore à un carrefour, entre le besoin de vivre de ce que je fais et le refus de me laisser réduire à une étiquette de plus.

Pour continuer

Carnets | Atelier

20 juillet 2019

Depuis l'enfance, nous sommes conditionnés à accepter l'insupportable, qu'il s'agisse de la rigidité de l'école ou de l'aliénation du travail. Cette résignation finit par s'ancrer profondément en nous, et ce n'est souvent qu'à travers des événements catastrophiques que nous en sortons temporairement. Pourtant, il est possible de mener un combat constant contre ce qui nous déshumanise, une lutte quotidienne qui nécessite une attention et une vigilance que nous avons oubliées.|couper{180}

Autofiction et Introspection Narration et Expérimentation

Carnets | Atelier

25 juillet 2019

la sainteté dont il est question n’est pas celle des mystiques, mais une posture sociale, un masque moral. Raymond, lui, préfère la lucidité un peu crasse du café : le désir, la clope, le demi, les gens tels qu’ils sont. À quoi ressemble la sainteté dans la tête de ce petit jeune qui aligne les phrases comme un catéchisme et sourit sans jamais relâcher les joues ? Raymond l’écoute d’une oreille, à la table d’à côté. Le garçon parle d’engagement, de pureté, de “ne pas se compromettre”, le menton légèrement levé. Raymond, lui, laisse glisser les mots et suit du regard la serveuse qui file entre les tables, plateau à la main, jupe qui balance juste ce qu’il faut. Il se surprend à penser que, plus jeune, il lui aurait bien proposé un dernier verre après le service. Quand il remarque que le regard du gamin a dévié exactement au même endroit que le sien, il esquisse un sourire, tape le paquet de cigarettes contre la table et en sort une. Le jeune homme finit par filer, pressé d’aller sauver le monde ailleurs. Raymond reste au comptoir de sa chaise, à fumer en regardant la rue défiler. Il repère les couples qui parlent trop fort pour ne pas se taire, ceux qui mangent en silence, chacun devant son téléphone, les solitaires qui scrutent le trottoir et ceux qui préfèrent regarder le ciel. La serveuse revient vers lui, penchée légèrement en arrière par le poids du plateau, lui demande s’il reprend quelque chose ; il commande un demi de plus et suit une seconde fois la courbe de ses hanches jusqu’au bar. En portant le verre à ses lèvres, il remercie vaguement le ciel d’avoir échappé à l’idée de devenir saint. Ce n’est peut-être pas glorieux, mais ce soir, ça lui suffit. compression Raymond écoute d’un bout d’oreille un jeune qui parle de pureté, toujours souriant. Son regard, à lui, suit la serveuse qui passe, plateau à la main. Quand il voit le gamin lorgner au même endroit, il se marre, s’allume une clope. Le jeune s’en va, Raymond reste, regarde les couples qui parlent ou se taisent, les solitaires penchés vers le sol ou vers le ciel. La serveuse lui apporte un autre demi ; en la regardant s’éloigner, il se dit qu’il a eu de la chance de rater la sainteté.|couper{180}

Carnets | Atelier

21 juillet 2019

Angle : tu pars de la télé comme machine à apocalypse permanente pour basculer vers une idée qui est intéressante : cette “fin du monde” vendue en boucle nous renvoie à nos petites morts à nous, et peut devenir stimulante si on la prend comme rappel de notre finitude plutôt que comme motif de panique. Tu veux casser le réflexe dépressif pour aller vers quelque chose comme : “ok, la fin arrive, qu’est-ce qu’on en fait ? Il suffit d’allumer la télé pour se prendre une bonne déprime. Entre les guerres recyclées en images de synthèse, les pays sans pluie où les enfants ont le ventre et le regard gonflés de tristesse, les inepties politiciennes, les tornades qui rasent des quartiers entiers et les documentaires sur l’art contemporain, on a vite l’impression qu’on nous sert la fin du monde à chaque journal. Ce n’est pas qu’il ne se passe pas de choses magnifiques ; simplement, on nous les montre rarement, ou à la marge. Le gros du programme vise surtout à installer chez le spectateur l’idée que le danger ou la misère peuvent surgir au coin de sa rue, et qu’il doit se préparer, s’équiper, se protéger. Cette peur-là fait tourner les usines, les assurances, et entretient l’illusion qu’il nous faut des gens sans scrupules au sommet pour maintenir notre confort de Français grognons. On finit par croire que les nuages radioactifs s’arrêtent à la frontière, que la raison cartésienne nous couvre comme un parapluie, tout en continuant à commenter le moindre potin comme au comptoir d’un bistrot de campagne. C’est peut-être ça, la France : un gigantesque bar où l’on parle de tout et de rien en attendant la prochaine polémique. Ajoutez par-dessus le dérèglement climatique, la canicule, la presse qui soulève des lièvres plus gros qu’elle, la lumière du soleil qui semble blanchir d’année en année, et vous obtenez un climat mental où il devient presque naturel de penser que la fin du monde est en train d’arriver, doucement mais sûrement. Le vernis des promesses politiques n’y change plus grand-chose. Si on pousse un peu le raisonnement, ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. Cette petite fin du monde en continu nous renvoie à nos propres échéances, à nos finitudes individuelles. Sentir la mort approcher, même vaguement, n’est pas toujours paralysant. Parfois, ça fait tourner le cerveau et la créativité à plein régime, ça donne envie de vivre plus franchement, d’abord dans la colère, le dégoût, la rage, puis, une fois l’orage passé, dans quelque chose de plus calme. Alors la question devient moins “comment éviter la catastrophe ?” que “comment vivre, sachant que tout va finir ?”. Rester là, sidérés, devant l’écran ? Se noyer dans le sexe, l’alcool, la drogue ou le travail pour enfouir son égoïsme ? Ou bien accepter, tant qu’on peut, que la vie reste un phénomène improbable qu’on a la chance de traverser quelques années ? Cette dernière position ne promet pas le salut, juste une manière de tenir : accorder un peu de respect, un peu de douceur, à chaque forme de vie qu’on croise, en attendant soit l’effondrement global, soit notre propre fin. Ce serait déjà beaucoup, si on s’en souvenait le matin en sortant du lit, en faisant simplement attention à nous et aux autres, sans bruit. compression Allumer la télé, c’est avaler chaque soir une petite fin du monde : guerres, enfants qu’on filme le ventre creux, politique grotesque, catastrophes climatiques, un peu d’art contemporain en prime. On montre peu le reste, ce qui tient encore debout. La peur ainsi entretenue justifie les chefs, les industries, les discours de sécurité, et nous conforte dans notre rôle de Français qui râlent au comptoir. À force, on finit par croire que tout va s’écrouler, et ce n’est pas entièrement faux. Mais cette ambiance d’apocalypse en continu a un effet collatéral : elle renvoie chacun à sa propre échéance. Sentir que tout est limité peut donner envie de vivre autrement, au lieu de simplement se laisser hypnotiser ou s’anesthésier. Reste alors un choix assez simple : continuer à se consumer en boucle devant l’écran, ou prendre cette perspective de fin comme une invitation à traiter la vie — la sienne, celle des autres — avec un peu plus d’attention. Pas besoin de grands gestes : juste apprendre à traverser nos jours en se rappelant qu’ils sont comptés, et se conduire en conséquence. illustration : voyage de l'eau huile sur toile pb 2019|couper{180}