14 décembre 2019
Il reprenait conscience peu à peu. La nuit avait été agitée, il n’avait trouvé le sommeil que durant quelques heures. Il ne parvenait pas à se rappeler s’il avait rêvé. L’article qu’il avait parcouru sur les rêves, quelques jours auparavant, lui assurait pourtant que c’était une très bonne chose de ne pas se souvenir : la lessiveuse avait fait le job, peu importe que la conscience soit impliquée ou pas. Il tenta de mettre un peu d’ordre dans ses idées en se remémorant toutes les priorités de la journée à venir. Mais l’envie d’un café fort le propulsa hors du lit et puis, tout n’était-il pas inscrit sur l’agenda ? Il n’aurait qu’à le consulter tranquillement en déjeunant. Pourtant, au moment de s’en emparer, il songea à tout autre chose et l’oublia.
Un coup d’œil par la porte vitrée de la cuisine lui rappela que c’était toujours l’hiver : des petits paquets de neige s’étalaient un peu partout dans la cour, sur le carrelage de la terrasse, sur le rebord des pots de lauriers et sur la bordure de la jardinière qu’il avait construite l’été dernier sur une injonction conjugale. Elle dormait toujours. Il s’était levé sur la pointe des pieds pour ne pas la réveiller. Il éprouvait le même plaisir à se retrouver seul dans la cuisine, à déjeuner dans le calme et le silence. Il jouissait littéralement de ces courts instants où il pouvait se retrouver dans une liberté sans témoin, où personne ne viendrait le déranger. Il était libre la plupart du temps, pensa-t-il, mais dans la journée le risque d’être dérangé se trouvait démultiplié.
Depuis qu’il commençait à exposer régulièrement, depuis qu’il postait des images de ses tableaux sur les réseaux sociaux, il devenait la cible de toutes les sollicitations. Au début, il avait éprouvé un plaisir narcissique — légitime — à les recevoir. Parfois plusieurs appels par jour, de n’importe quel coin de France, pour lui proposer de venir montrer son travail. Parfois un journaliste qui voulait “à tout prix” faire un article. Parfois, lorsqu’il ouvrait sa boîte mail, il découvrait l’augmentation sensible des invitations : grands salons nationaux, internationaux. Une matinée par semaine, il épluchait tout ça : notifications, likes, commentaires, réponses à rendre, témoignages d’amitié — intéressés ou non. Tout cela le flattait.
Puis peu à peu il constata que cette notoriété naissante, si elle avait quelque chose d’enthousiasmant, dissimulait un aspect négatif : la plupart du temps, ces sollicitations n’étaient pas gratuites. Il repensa à la phrase d’Andy Warhol — ce quart d’heure de gloire promis à chacun — et hocha la tête, parce qu’il y était : à ce fichu quart d’heure. Il en ressentait l’excitation, mais il mesurait déjà les conséquences possibles de cette excitation.
Il ne tombait pas complètement dans le piège. Sa sauvagerie naturelle, son besoin vital d’indépendance et de liberté étaient passés, depuis quelques années, en tête de liste. L’important restait de continuer à travailler, de peindre, de ne pas se laisser déstabiliser par le décorum, le superficiel, l’inutile. Il avait d’ailleurs délégué beaucoup à son épouse concernant la communication : c’est elle qui répondait la plupart du temps aux sollicitations. Il lui transférait tout ça : après tout, c’est elle qui exigeait qu’il sorte de l’atelier pour aller exposer. Il fallait faire bouillir la marmite ; c’était le postulat de départ quand il avait commencé à exposer davantage et qu’elle avait compris qu’il ne s’en sortirait pas tout seul. S’il n’avait tenu qu’à lui, il aurait considéré qu’il faisait déjà assez de compromis en dispensant ses cours, en se déplaçant de lieu en lieu pour les ateliers auxquels il s’était engagé.
Dans son for intérieur, l’argent n’avait jamais été une priorité ; le temps, en revanche — le temps à prendre pour ne rien faire, ou pour faire — lui paraissait la seule richesse, le seul capital. Et ce capital, il en avait dilapidé plus d’un demi-siècle. Il ne voulait pas gaspiller ce qui restait. “On ne sait jamais quand tout va finir, quand tout va s’arrêter”, se disait-il. C’était devenu une obsession. L’idée de la mort accélérait ses choix profonds. Ces choix, pourtant, n’étaient pas toujours en accord avec ceux de son épouse, qui, elle aussi, parlait de plus en plus de “profiter de la vie”. Voyages dans des pays chauds, coiffeur, soins, massages aux pierres chaudes — tout ça, il pouvait le comprendre. Et c’est aussi pour cela qu’il avait fini par accepter ce boulet qu’était devenue, peu à peu, cette notoriété.
Il lui semblait qu’il était parvenu à une époque où la notoriété — qu’il avait confusément recherchée de mille manières, mais qu’il appelait alors reconnaissance, amour — il en avait moins besoin pour lui-même que pour apaiser les inquiétudes de son épouse. Après tout, ne lui donnait-elle pas enfin tout ce dont il avait besoin : patience, reconnaissance, affection véritable ? N’était-ce pas cela, l’amour ? Et elle savait aussi lui dessiner, trivialement, les limites de cette notoriété, afin qu’il ne se perde pas dans un orgueil démesuré. Quand il s’envolait un peu trop haut, elle lui rappelait les années de galère traversées ensemble. Alors il se souvenait aussi de son courage : elle avait continué à partager sa vie. Il avait été insupportable — pour lui-même, pour les autres — il l’était encore, et elle aurait eu mille occasions de partir, de baisser les bras, de ne pas “perdre son temps”, comme il avait eu coutume de le lui dire lorsqu’il touchait le fond et qu’il ne comprenait pas sa patience. Mais elle était là.
En se servant un autre café, il eut envie d’explorer encore cette histoire de notoriété. Il pensa à ces “amis” qu’il s’était faits en ligne : d’autres peintres, sympathies tissées au gré des publications. Certains développaient des stratégies flirtant avec le commercial : marketing, offres, promotions à l’approche des fêtes. Il ne pouvait pas leur en vouloir. Après tout, son problème à lui n’était-il pas d’avoir érigé l’art en discipline monacale, intellectuelle, presque religieuse — une forme d’intégrisme ? Toute sa vie, ses victoires et ses échecs, se résumaient peut-être à cela : il avait toujours sublimé les choses, toujours mis la barre trop haut.
Il repensa à cette femme qui produisait des toiles onctueuses, colorées, mélange de joie et de férocité, et qui acquiesçait à toutes les propositions. Il la voyait exposer d’un bout à l’autre de la France, dans toutes sortes de lieux, souvent payants. Elle devait être à la retraite, avoir plus de moyens. Cela n’enlevait rien au courage qu’il lui lisait : une opiniâtreté de bulldozer. En apparence seulement, car il décelait parfois dans ses publications un peu d’amertume, de fatigue, de désabusement. Il vit passer, fugace, l’image d’un cuisinier de Top Chef : “je ne lâche rien”.
Il y avait aussi cet autre peintre, pour lequel il éprouvait une affection presque paternelle, et qui prenait la peinture comme chemin vers la foi, ou comme preuve de celle-ci. Il l’avait vu sauter le pas, courageusement — témérairement ? — en quittant un travail stable pour s’engouffrer dans cette “vie d’artiste” où l’on dit qu’il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Il avait noté chez lui une rage qu’il connaissait si bien, dissimulée sous une patine de politesse, parfois de professionnalisme exagéré, naïf.
Il voyait aussi cet autre ami, reclus dans un village du Vercors, peintre de grand talent, exposé dans de nombreux musées, mais dont la douleur de n’être pas suffisamment reconnu — ou plutôt d’être écarté pour ses positions récalcitrantes face au marché de l’art — semblait entamer par moments son immense vigueur.
Il se demanda ce qui comptait vraiment : quelle pouvait être la motivation réelle de ces personnes qu’il venait de revoir, mentalement. Publiquement, on entendait toujours le même discours : “l’envie de partager son art”. C’était une politesse, un code, pour éviter de dire : si je ne vends pas, je vais m’épuiser ; je vais crever ; je n’ai que ça pour vivre ; parce que ma folie, mon courage, ma paresse m’ont finalement conduit là pour tenter d’exister. Il se demanda combien de temps pouvait durer, pour chacun, cette illusion de sincérité qu’il avait repérée — et qu’il avait fini par répudier en lui. Il fallait plus que ça pour continuer à peindre. Peindre vraiment.
La notoriété pouvait même être un frein définitif si l’on n’y prenait garde, un miroir aux alouettes — expression des “vieux” omniprésents depuis son enfance. En rangeant sa tasse dans le lave-vaisselle, il se demanda s’il n’était pas devenu l’un d’eux. Et s’il n’attaquait pas la notoriété, ce matin-là, pour se rassurer : contre ses pertes, ses échecs, et la perte de sa jeunesse.
C’est un peu avant 1900, en 1895, au 62 boulevard de Clichy à Paris, dans le cabaret des Quat’z’Arts, que débute Gabriel Randon, qui devient Jehan-Rictus, et dont un poème — Le Revenant — le rendra célèbre. C’est l’époque du Chat Noir, d’Aristide Bruant, de Lautrec, de Degas ; et déjà, lorsqu’on écoute les chansons du colosse au chapeau noir et à l’écharpe rouge, on se rend compte que le gouvernement de l’époque n’est pas mieux que celui d’aujourd’hui, et que la misère règne pareillement dans les rues pavées du vieux Paris.
Si qu’y r’viendrait, l’Agneau sans tache ; Si qu’y r’viendrait, l’Bâtard de l’Ange ? C’lui qui pus tard s’fit accrocher À trent’-trois berg’s, en plein’ jeunesse (Mêm’ qu’il est pas cor dépendu !), Histoir’ de rach’ter ses frangins Qui euss’ l’ont vendu et r’vendu ; Car tout l’ monde en a tiré d’ l’or D’pis Judas jusqu’à Grandmachin !
Lorsqu’il y repensait, il se revoyait jeune homme, grimpant les pentes de la Butte, avec l’insouciance et la légèreté que l’espoir en l’avenir procure de vigueur. Il n’y avait pas autant de monde place du Tertre pour appâter le chaland à coups de fusain et de Poulbot recopiés, sérigraphiés, et dans le café de l’angle — dont il avait perdu le nom — il entendait encore le coup de klaxon résonner quand Jojo le gitan était content d’avoir grappillé un ou deux billets. Alors la pompe ronflait de plus belle, les doigts bagués couraient sur les manches de palissandre, et les guitares manouches reprenaient les standards increvables de Django.
Quarante ans après, en reprenant Les Soliloques du pauvre, aux pages jaunies et écornées, il le respira comme on respire un air de lilas au printemps : avec cette nostalgie, et ce petit quelque chose venu d’on ne sait où, qui vous met un pied dans l’éternité. Ça devait méchamment barder dans la tête du pauvre Jehan, se dit-il, pour écrire ce très long — trop long — poème sur le retour imaginé du p’tit Jésus dans les rues de Paname. Un peu comme dans sa tête à lui, aujourd’hui. Et il fut satisfait de constater que les choses, au fond, ne changeaient pas autant qu’on le croit. Le bonheur, la paix, n’appartenaient pas au siècle : ils appartenaient à la grotte, à la piaule, au grenier, à la cave — ces endroits secrets.
Il feuilleta le livre, s’attarda sur cette façon d’évoquer le monde, pleine d’apostrophes, d’argot, d’ellipses dont le sens s’est perdu. Et c’est exactement comme cela qu’il trouva la paix, ce soir-là : sur le fauteuil Voltaire dépenaillé, en revisitant doucement un Montmartre intemporel, en prononçant tout bas quelques strophes des Soliloques du pauvre. Il se rappela les mains amputées d’un célèbre guitariste, se revit jeune ne sachant pas quoi faire de ses dix doigts, puis le sommeil l’accueillit.
Pour continuer
Carnets | Atelier
À travers le sang et la couleur : Soutine
Tout pourrait venir, à première vue, d’une scène mythique, d’une origine sanglante qui, malgré toute l’épaisseur de peinture que l’on pourrait poser pour à la fois la retrouver et l’oublier, ne pourra jamais échapper — ni au peintre, ni au spectateur hébété contemplant l’œuvre de Chaïm Soutine. Soutine évoque un souvenir d’enfance dans une lettre : la lame d’un couteau tranchant, avec précision, avec netteté, la gorge d’une oie. Il voit encore le sang jaillir en flots épais, rouge rubis. Et l’on pourrait s’arrêter là. Tout est déjà là. Mais non. Car, au beau milieu de cette boucherie, l’œil du peintre est attiré par autre chose : la joie qu’il lit sur le visage du boucher, en pleine action. La joie, l’horreur, la violence, la stupeur. Voilà ce que contient chaque tableau de Soutine. Il y a ce petit livre d’Élie Faure sur Soutine que je devrais relire, ou piller sans vergogne, tant je ne me souviens de rien d’aussi juste écrit sur cet immigré juif-lituanien venu à Paris, qui fut un temps protégé par ce grand homme, ce médecin humaniste. Un temps seulement. L’affection du peintre pour la fille de Faure mit fin, brusquement, à leur relation. J’aurais pu commencer par le début, par la naissance de Soutine à Vilna. Une approche calme, chronologique. Mais il me fallait un déclencheur. Une raison d’écrire maintenant. Cette raison, c’est un souvenir vif de 2013, une visite au Musée de l’Orangerie, à Paris. L’exposition s’intitulait : Soutine, l’Ordre du chaos. C’était la première fois que je voyais ses tableaux en vrai. Avant cela, seulement des reproductions pâles et glacées. J’ai découvert un frère. Pas un combat, mais une harmonie née du chaos. Une magnifique harmonie disloquée. La peinture était liquéfiée, coagulée. Dure et molle à la fois. Les rouges et les turquoises entraient en collision. Les blancs craquelés comme du plâtre sec. Comment expliquer une émotion sans la trahir ? J’essaie. J’essaie toujours. Je cherche par les mots à atteindre ce qui ne se touche qu’en silence. Mais puisque j’ai commencé, continuons. Alors que l’avant-garde parisienne s’éparpillait dans toutes les directions — comme toujours —, Soutine s’enfermait. Il peignait. Il ne voulait pas être dérangé. Marc Chagall, peut-être, était pareil. Peut-être Soutine espérait-il hériter de l’atelier de Chagall. Absorber la solitude, l’obstination que Chagall avait laissées derrière lui. Il ne l’a pas fait. Il a raté le moment. Alors, il s’est tourné vers Rembrandt. Il a peint de la viande. De la chair. Mais plus que de la chair. Il faut traverser le dégoût pour atteindre la grâce. Les quartiers de bœuf de Soutine l’exigent. J’imagine que, si j’avais eu la chance de le rencontrer, l’odeur m’aurait d’abord repoussé. Et pourtant, à travers cette odeur, peut-être aurais-je atteint le parfum du miracle. La peinture de Soutine me rappelle quelqu’un d’autre. Quelqu’un dont j’ai déjà parlé. Chomo. Un autre reclus. Plus récent. Tout aussi mort. Ils ne négocient pas. Ils sont repliés. Affamés. Indifférents. En contact direct avec le feu, la grâce, la vie, la terreur, le sublime. Leur seul axe est celui qui les relie à ces forces. Ils ont abandonné l’illusion des liens sociaux. Oui, quelque chose en eux me parle. Je t’écris cela rapidement ce matin. Parce qu’au fond, comme je l’ai dit, penser et écrire ne servent peut-être pas à grand-chose. Mieux vaut peindre. Everything could stem, at first glance, from a mythical scene, a bloody origin that, no matter how much paint one might apply to try to both recover it and forget it, will never escape either the painter or the stunned viewer contemplating the work of Chaïm Soutine. Soutine recalls a childhood memory in a letter : the knife's blade slicing expertly, cleanly, across the throat of a goose. He still sees the blood spurting out in thick, ruby-red jets. And it could stop there. Already, everything is there. But no. Because in the middle of the carnage, the painter's eye is caught by something else : the joy he sees on the butcher's face. In the act. Joy, horror, violence, and awe. That’s what you get in every Soutine painting. There’s that little book by Elie Faure about Soutine, which I should reread, or shamelessly pillage, because I remember nothing comparable being written about this Jewish-Lithuanian immigrant who came to Paris and who, for a while, found himself under the wing of that great man, the humanist doctor. Only for a while. The painter's affection for Faure’s daughter put an end to their relationship. Suddenly. I could have started at the beginning, with Soutine’s birth in Vilna. A calm, chronological approach. But I needed a trigger. A reason to write now. That reason is a vivid memory from 2013, a visit to the Musée de l’Orangerie in Paris. The exhibition was titled "Soutine, the Order of Chaos." It was the first time I saw his paintings in person. Before that, only pale, glossy reproductions. I discovered a brother. Not a battle, but a harmony made from chaos. A magnificent, disjointed harmony. The paint was liquefied, coagulated. Hard and soft at once. Reds and turquoises colliding. Whites cracked like dried plaster. How do you explain an emotion without betraying it ? I try. I do this all the time. I use words to reach what can only be touched in silence. But since I’ve begun, let’s keep going. When the Parisian avant-garde was tearing off in every direction, as it always does, Soutine locked himself away. He painted. He didn’t want to be disturbed. Marc Chagall might have been the same. Maybe Soutine hoped to inherit Chagall’s studio. To absorb the solitude and stubbornness Chagall had left behind. He didn’t. He missed the moment. So he turned to Rembrandt. He painted meat. Flesh. But more than flesh. You have to pass through disgust to reach grace. Soutine’s slabs of beef demand it. I imagine if I’d had the chance to meet him, the smell alone would have repelled me. And yet, through that smell, maybe I would have reached the miracle’s scent. Soutine’s painting reminds me of someone else. Someone I’ve written about before. Chomo. Another recluse. More recent. Just as dead. They don’t negotiate. They are curled inward. Starving. Unconcerned. In direct contact with fire, grace, life, terror, the sublime. Their only axis is the one that connects them to these forces. They have discarded illusions of social ties. Yes, something in them speaks to me. I write it to you quickly this morning. Because, in the end, as I said, thinking and writing may not be very useful. Better to paint.|couper{180}
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Chomo
À l’origine, il s’appelle Roger Chomeaux. Né le 28 janvier 1907 quelque part dans le Nord de la France, il meurt en 1999 à Achères-la-Forêt, en région parisienne. On décidera finalement de le qualifier de "sculpteur", puisqu’il faut bien ranger les choses quelque part. Je suis né un jour après lui — mais en 1960. Cette année-là, il expose pour la première fois à la galerie Jean Camion, rue des Beaux-Arts à Paris. C’est à la suite de cette exposition qu’il décide de quitter définitivement Paris pour la forêt de Fontainebleau. Son épouse a acheté là quelques hectares. Ils s’y installent. Chomo s’y retirera pour vivre, et peu à peu abandonner tout ce qui faisait, à l’époque, un "artiste reconnu". Écologiste avant la mode, il récolte le miel de ses abeilles — jusqu’à vingt ruches à cette époque. Il commence par détruire la forme conventionnelle du langage pour inventer une langue nouvelle, presque enfantine, fondée sur la phonétique. Une langue qui évoque, si l’on veut, la fameuse langue des oiseaux chère aux alchimistes. Quant aux matériaux, il délaisse le bronze, trop coûteux, ainsi que la terre cuite et le marbre qu’il pratiquait auparavant. Il s’oriente vers la récupération, cherchant ce qu’il appelle des "matériaux qui respirent". Il travaille alors le bois (ses fameux bois brûlés), les matières plastiques, la tôle, le béton cellulaire. Il dit sculpter ce dernier "comme on écrit un poème". Dans ce qu’il nomme son "village d’art préludien", il installe partout des pancartes, un peu à la manière de Cheval sur les murs de son Palais idéal. « Qèl anprint ora tu lésé sur la tèr pour qe ton Die soi qontan ? » Cette question de l’empreinte, du devenir de l’homme, le hante. Elle se répète, d’écriteau en écriteau, dans tous les recoins de son domaine. De bric et de broc aussi, les trois hangars qu’il construit pour abriter ses œuvres : le Sanctuaire des bois brûlés, l’Église des Pauvres, avec sa rosace spectaculaire faite de bouteilles de couleur, et le Refuge, recouvert de capots de voitures. C’est Clara Malraux qui attire l’attention du ministère des Affaires culturelles sur lui. Après une incursion dans la musique concrète, entre synthétiseur et poésie, Chomo devient cinéaste expérimental avec Le Débarquement spirituel, film réalisé avec Clovis Prévost et Jean-Pierre Nadau, dans lequel il se met en scène au milieu de ses œuvres. Il meurt en 1999, entouré de ses créations, veillé par sa seconde épouse. Dix ans plus tard, la Halle Saint-Pierre organise sa première grande rétrospective. Aujourd’hui, seuls les bâtiments subsistent dans la forêt. Ses œuvres transportables, elles, ont été déplacées — conservées ailleurs ou vendues. (Un Christ en croix, image torturée, est visible dans l’église de Milly-la-Forêt.) En revoyant les vidéos de Chomo sur YouTube, j’ai de nouveau été frappé par cette obsession que je retrouve chez les artistes que j’admire, et qui, de leur vivant, les fait souvent passer pour des fous. Amaigri, émacié, affûté comme une lame, son regard me traverse encore l’écran. Et chaque fois, je l’entends me répéter : "Arete de panser povre kon taka seulmant bausser" En 2013, une vente aux enchères sera organisée autour de son œuvre. illustration Chomo entre ses peintures et ses sculptures, devant l’Église des pauvres en construction, c. 1965|couper{180}
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Les fêtes
Je n'ai jamais aimé les fêtes. J'y ai détecté très tôt une férocité qui ne collait pas avec les belles images que les gens autour de moi désiraient montrer d'eux-mêmes. Même si, adulte, l'effroi premier m'en est passé et s'est transformé peu à peu en simple agacement, à chaque fois que je croise une fête quelconque j'ai tendance à bifurquer rapidement, à m'égarer comme on peut parfois par chance le faire dans les ruelles d'une Venise imaginaire. Les fêtes de fin d'année notamment sont un mauvais moment à passer. Alors pour aujourd'hui je vais faire du léger, et une fois les fêtes passées je reviendrai en meilleure forme Pour l'heure je vais m'enfouir dans un bouquin en attendant que ça passe Illustration : « Danse des Hassidim », série Dibbouk, 1924, par Samuel Cygler (Ziegler) © Photographie Grégoire Tolstoï / MAHJ|couper{180}