10 décembre 2019

Il y a, dans l’impuissance, une forme de soulagement : laisser tomber l’effort qui ne servirait qu’à s’illusionner encore un peu. À certains moments, accepter son impuissance ressemble à une clé — non plus pour survivre, mais pour accéder à une vie réelle, quel que soit ce qu’on met derrière ce mot. Il se souvenait de tous ces instants où, par lâcheté, il avait dit “oui” simplement parce qu’il avait eu peur de ce qu’un “non” pourrait provoquer. Et de quoi avait-il eu peur, sinon d’apparaître tel qu’il était — dur, sans cœur, narcissique, égocentré ; solitaire, banal, au bout du compte. Il avait pourtant tout fait pour accepter cette solitude : des mois, des années à se fermer, à réduire les contacts avec le monde. Et la solitude, au bout d’un moment, lui avait ouvert un monde intérieur étonnant qu’il avait parfois, par faiblesse, ou pour vérifier qu’il n’était pas devenu complètement cinglé, eu envie de partager. Pas avec le plus grand nombre : quelques intimes, tout au plus, pour s’assurer qu’il ne fonçait pas droit dans un mur. La plupart étaient restés polis, avaient lâché un “ça te passera”, et il avait mesuré à quel point même les gens qu’on croit proches vivent à des années-lumière de soi. Dans sa jeunesse, cette impuissance avait déclenché déboires, colères, rages, ruptures ; puis le temps avait passé, il s’y était habitué. Il n’entretenait plus guère que des relations superficielles. La seule relation qu’il jugeait vraiment intéressante, c’était celle avec lui-même, et ça lui donnait déjà assez de fil à retordre. L’impuissance à rester trop longtemps dans le superficiel avait, par contrecoup, créé une sorte de pouvoir : un talent triste pour l’analyse et l’introspection. Un pouvoir qui contrebalançait l’abandon, se disait-il. Il s’était donc hâté d’abandonner la majeure partie de ce que les autres tiennent pour vital — important, nécessaire — afin de s’enfoncer en lui-même, et dans la pauvreté matérielle qui accompagnait sa chute (ou sa rédemption, selon le point de vue). Peu à peu, il avait vu monter dans sa bouche une foule de “je ne sais pas”, suivis de refus catégoriques. De temps à autre, il rechutait : la vie le tentait, il la suivait deux pas, puis il lâchait, se reprenait, esquivait, se libérait de ses engagements, pris par pure faiblesse. Les femmes lui parlaient souvent de cette impuissance. Non qu’au lit il fût totalement inerte : non. Mais une fois l’acte consommé — et, pendant l’acte même, sous le contrôle continu qui l’horrifiait — il ne croyait plus à l’idée de fusion. Il restait un singleton perpétuel, un électron arrimé à son atome personnel par la gravité de sa mémoire. Il ne pouvait entrer dans aucun événement, si insolite fût-il, sans revenir au déjà-vu. La peau épicée de celle-ci lui rappelait aussitôt toutes les autres peaux, leurs odeurs fades, leurs parfums bon marché ou coûteux mille fois reniflés — ce qui revenait au même. L’impuissance qui l’accablait, au fond, c’était l’impossibilité chronique de vivre une nouveauté sans qu’elle se relie à la digestion lente de nouveautés successives, désormais achevées, mortes, qu’il avait lui-même dû achever. Il se disait souvent qu’il était une sorte d’assassin ; à bout de course, il avait dressé en lui un tribunal : juge, procureur, avocats, jury. Le procès devenait interminable, sans cesse ajourné. La sanction pendante lui faisait penser à une épée de Damoclès confondue avec l’idée d’un cancer. Les jours les plus noirs, il se persuadait qu’il devait avoir un cancer : quelque chose qui le rongeait lentement, sûrement, punition d’avoir cédé, d’avoir laissé l’impuissance s’installer. Comme dans les vieilles fables de “sélection naturelle” : seuls les plus forts restent en bonne santé ; seuls les plus forts déchirent la chair rouge de leurs dents blanches et s’en repaissent. Il n’avait pas revu de dentiste depuis des lustres ; une grande partie de sa dentition s’était fait la malle, et il s’était progressivement mis à la purée. La viande l’écœurait, sa vue comme son goût ; s’il lui arrivait d’entrer chez le boucher, il finissait par détourner le regard de la bidoche étalée et, comme pour s’excuser, achetait un plat cuisiné — lasagnes, brocolis — puis détalait avec la rage et la honte mêlées au creux de l’épigastre. Quand il se rappelait l’époque où on le disait “bon vivant”, capable d’avaler une côte de bœuf sans vergogne et de boire des litres d’alcool aux festins dominicaux, entouré de copains, il restait pensif : ce personnage n’avait jamais été lui. Il se découvrait, non sans un rictus d’effroi, plus proche de saint Ignace de Loyola que de Rabelais — sauf qu’il n’avait rien d’un saint, pas plus que ce jésuite roué. L’impuissance venait d’une forme améliorée de l’ennui, qu’il croyait avoir dépassé et qui revenait à la charge. C’était le résultat d’une vie. Et, pour la première fois, il n’eut pas envie de résister. L’impuissance et la vieillesse, deux compagnes fidèles, lui proposaient soudain un havre de paix, semblable à ces pages baudelairiennes qui, jusque-là, l’avaient laissé hermétique malgré leur beauté : « Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde ! Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, Il ferait volontiers de la terre un débris Et dans un bâillement avalerait le monde ; C’est l’Ennui ! — l’œil chargé d’un pleur involontaire, Il rêve d’échafauds en fumant son houka. Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, — Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère ! » (Charles Baudelaire, “Au lecteur”, Les Fleurs du mal.)


Parce que c’était l’époque, parce que sa vie lui semblait confuse, parce qu’il se blessait sans relâche dans les relations qu’il tentait de tisser, parce qu’il fallait absolument qu’il y ait un “parce que”, il décida un matin que cela suffisait. Il alla au bureau de tabac du coin, acheta un paquet de Winfield rouges et un carnet à spirales. Le rideau de fer venait de se lever, la carotte rouge renvoyait des reflets sanglants sur les vitrines et sur la chaussée luisante : il avait dû pleuvoir toute la nuit. Il fut le premier client ; quand il sortit son gros billet, le buraliste prit un air contrit et demanda s’il n’avait pas plus petit. Sans un mot, il rangea le billet, tendit sa carte, passa le boîtier en “sans contact”. Il n’y avait qu’un seul bar potable dans le bourg ; il s’y dirigea. Il avait besoin de bruit, de vie, de quelque chose qui fasse écran. Il s’installa au fond de la salle, salua la patronne — une jeune femme sortie tout droit d’un Ingres : formes généreuses, chevelure noire, luisante, faux cils bon marché qui la reliaient tout de même au présent. « Et le jeune homme, il veut un café ? » lança-t-elle avec un sourire complice. Il devait être venu une ou deux fois : assez, en temps de crise, pour devenir un “habitué”. C’était jour de marché, il s’en souvint en voyant entrer les gars en cotte, les femmes en bottes fourrées. Il tendit l’oreille : il adorait les dialogues au comptoir. Les gens, souvent, déclamaient une poésie qu’ils ignoraient. Une langue simple, une économie de moyens étonnante, des silences flamboyants qui laissaient résonner les phrases. Peut-être, pensa-t-il, était-il temps de se remettre à écrire sur tout cela ; il caressa la tranche du carnet posé devant lui, sans conviction réelle. Il préféra plonger dans l’instant, l’habiter comme une scène “mythique” où le temps et l’espace s’abolissent. Une oasis surgie de nulle part : l’humanité née dans ce bistrot, divine et triviale à la fois, puisque l’éternité n’était peut-être que cet instant. Il posa ses lèvres sur le bord de la tasse pour mesurer la chaleur de ce café intemporel. Il était encore chaud. Et puis un bruit, plus fort que les autres, différent, un bruit qui n’avait rien à faire ici : un son de trompette. Sans savoir pourquoi, il sut que c’était Jéricho. Il se sentit partir, comme si la gravité l’avait lâché ; par paliers, il atteignit le plafond. Il n’était pas si étonné, et il s’en étonna. Il voyait la scène d’en haut ; il aperçut son reflet dans le grand miroir : le vieux assis au fond, c’était lui. Il eut du mal à se reconnaître, et pourtant quelque chose insistait : oui, c’était bien lui. Il toucha le plafond de l’index. La matière céda, comme du beurre. Il passa la tête, puis le corps entier, et se retrouva à l’étage, dans un appartement resté figé dans les années soixante, l’époque de sa naissance. Dans la cuisine, une jeune femme épluchait des légumes ; près d’elle, un petit garçon potelé, assis à une table couverte d’une nappe vichy, s’appliquait à faire un dessin. Il comprit — il le sentit d’un coup — que c’était lui. La panique surgit alors : l’idée qu’il était mort, d’un coup, en buvant un café dans un bar anonyme, comme un vieux con, l’électrisa. Il eut envie de frapper du poing, quelque part, sur quelque chose, mais rien n’était vraiment solide. Le monde commença à se dissoudre, lentement, comme la buée sur un pare-brise quand, la nationale passée, il rejoignait l’autoroute au volant de son vieux Kangoo jaune — qu’il ne pouvait d’ailleurs plus prendre depuis ce contrôle technique refusé.


Malgré sa mimique douce, son attention à ne pas trahir celui qu’il croyait être, il ne retrouvait pas l’image de lui-même qu’il aurait voulu voir apparaître dans le regard vert de la jeune femme. C’était sûrement pour cela — car il faut une raison à tout, se disait-il — qu’il paya brusquement et l’entraîna vers la chambre d’hôtel. Dans l’escalier, il la fit passer devant lui, non par galanterie, mais pour profiter de ce spectacle un peu misérable : le balancement de sa croupe engoncée dans une jupe trop serrée, les talons aiguilles d’escarpins bon marché. Cela ne l’excitait pas ; il s’en voulut, puis, naturellement, il lui en voulut à elle. Il lui en voulut de l’avoir suivi, d’être assez naïve pour croire au scénario, et il s’en voulut encore d’avoir accepté “un dernier verre” avec tout ce que cela impliquait. Il l’avait rencontrée quelques jours plus tôt au supermarché ; il était passé à sa caisse parce qu’il y avait moins de monde : bête à pleurer. Puis il avait remarqué son chignon, ses yeux verts, et, plus bas, une mélancolie — réelle ou supposée — qui avait achevé le reste. Il lui avait donné rendez-vous le soir même ; ils étaient allés au cinéma. Il se souvenait de cette lueur de joie, à peine masquée sous une coquinerie affichée, et il s’était dit qu’elle approchait la quarantaine, seule, peut-être avec un ou deux gosses, à ce moment où l’on hésite encore entre se dégourdir et reconstruire quelque chose. Il ne se souvenait plus du film ; il pensa que c’était précisément ce genre de détail qu’un inspecteur de police exigerait pour vérifier un alibi. Il se demanda si, au fond, il ne faisait pas tout pour qu’on l’arrête et qu’on l’enferme une bonne fois pour toutes. Il introduisit la clé ; la porte s’ouvrit en grinçant sur la petite chambre. Rideaux tirés, chaleur suffocante : le patron poussait la chaudière pour compenser l’isolation. Mobilier et papier peint des années cinquante. Il fit le vœu que les cafards — montés de la cave d’une épicerie africaine — ne viennent pas trop tôt. Ils s’assirent sur le lit. Il nota qu’il était doué pour imiter l’embarras. Sauf qu’il ne rougissait pas ; elle, oui. Et c’est peut-être cela qui déclencha la suite : la rougeur sur son visage, le trouble dans son regard, un trouble animal qui se propagea vite. Ils se retrouvèrent nus sous les draps ; elle implorait qu’il l’embrasse, et lui, comme pour éviter de penser, s’acharna à la toucher, compulsivement, trop bas, trop vite, comme s’il fallait forcer l’accord. Elle restait sur son registre sentimental ; il se lassa. Il la bascula, expédia l’affaire, et, dans le mouvement, une odeur de friture mêlée à un parfum bon marché lui monta au visage ; il jouit de façon intempestive. Il se retira aussitôt, alla se laver, jeta le préservatif dans la poubelle. Puis, face à elle, il dit qu’il devait se lever tôt, qu’il était crevé, qu’à un de ces jours. Il la vit se décomposer. Le sourire se figea, le regard s’assombrit. Elle se métamorphosa en harpie, l’insulta : il l’avait “trompée”, il avait joué la comédie de l’amour. Quand il referma la porte, il colla l’oreille au bois pour écouter ses talons s’éloigner dans la cage d’escalier. Il hésita entre satisfaction et sauvagerie. Il attrapa la bouteille de whisky, neuve, et se mit à danser nu au milieu de la chambre.

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À travers le sang et la couleur : Soutine

Tout pourrait venir, à première vue, d’une scène mythique, d’une origine sanglante qui, malgré toute l’épaisseur de peinture que l’on pourrait poser pour à la fois la retrouver et l’oublier, ne pourra jamais échapper — ni au peintre, ni au spectateur hébété contemplant l’œuvre de Chaïm Soutine. Soutine évoque un souvenir d’enfance dans une lettre : la lame d’un couteau tranchant, avec précision, avec netteté, la gorge d’une oie. Il voit encore le sang jaillir en flots épais, rouge rubis. Et l’on pourrait s’arrêter là. Tout est déjà là. Mais non. Car, au beau milieu de cette boucherie, l’œil du peintre est attiré par autre chose : la joie qu’il lit sur le visage du boucher, en pleine action. La joie, l’horreur, la violence, la stupeur. Voilà ce que contient chaque tableau de Soutine. Il y a ce petit livre d’Élie Faure sur Soutine que je devrais relire, ou piller sans vergogne, tant je ne me souviens de rien d’aussi juste écrit sur cet immigré juif-lituanien venu à Paris, qui fut un temps protégé par ce grand homme, ce médecin humaniste. Un temps seulement. L’affection du peintre pour la fille de Faure mit fin, brusquement, à leur relation. J’aurais pu commencer par le début, par la naissance de Soutine à Vilna. Une approche calme, chronologique. Mais il me fallait un déclencheur. Une raison d’écrire maintenant. Cette raison, c’est un souvenir vif de 2013, une visite au Musée de l’Orangerie, à Paris. L’exposition s’intitulait : Soutine, l’Ordre du chaos. C’était la première fois que je voyais ses tableaux en vrai. Avant cela, seulement des reproductions pâles et glacées. J’ai découvert un frère. Pas un combat, mais une harmonie née du chaos. Une magnifique harmonie disloquée. La peinture était liquéfiée, coagulée. Dure et molle à la fois. Les rouges et les turquoises entraient en collision. Les blancs craquelés comme du plâtre sec. Comment expliquer une émotion sans la trahir ? J’essaie. J’essaie toujours. Je cherche par les mots à atteindre ce qui ne se touche qu’en silence. Mais puisque j’ai commencé, continuons. Alors que l’avant-garde parisienne s’éparpillait dans toutes les directions — comme toujours —, Soutine s’enfermait. Il peignait. Il ne voulait pas être dérangé. Marc Chagall, peut-être, était pareil. Peut-être Soutine espérait-il hériter de l’atelier de Chagall. Absorber la solitude, l’obstination que Chagall avait laissées derrière lui. Il ne l’a pas fait. Il a raté le moment. Alors, il s’est tourné vers Rembrandt. Il a peint de la viande. De la chair. Mais plus que de la chair. Il faut traverser le dégoût pour atteindre la grâce. Les quartiers de bœuf de Soutine l’exigent. J’imagine que, si j’avais eu la chance de le rencontrer, l’odeur m’aurait d’abord repoussé. Et pourtant, à travers cette odeur, peut-être aurais-je atteint le parfum du miracle. La peinture de Soutine me rappelle quelqu’un d’autre. Quelqu’un dont j’ai déjà parlé. Chomo. Un autre reclus. Plus récent. Tout aussi mort. Ils ne négocient pas. Ils sont repliés. Affamés. Indifférents. En contact direct avec le feu, la grâce, la vie, la terreur, le sublime. Leur seul axe est celui qui les relie à ces forces. Ils ont abandonné l’illusion des liens sociaux. Oui, quelque chose en eux me parle. Je t’écris cela rapidement ce matin. Parce qu’au fond, comme je l’ai dit, penser et écrire ne servent peut-être pas à grand-chose. Mieux vaut peindre. Everything could stem, at first glance, from a mythical scene, a bloody origin that, no matter how much paint one might apply to try to both recover it and forget it, will never escape either the painter or the stunned viewer contemplating the work of Chaïm Soutine. Soutine recalls a childhood memory in a letter : the knife's blade slicing expertly, cleanly, across the throat of a goose. He still sees the blood spurting out in thick, ruby-red jets. And it could stop there. Already, everything is there. But no. Because in the middle of the carnage, the painter's eye is caught by something else : the joy he sees on the butcher's face. In the act. Joy, horror, violence, and awe. That’s what you get in every Soutine painting. There’s that little book by Elie Faure about Soutine, which I should reread, or shamelessly pillage, because I remember nothing comparable being written about this Jewish-Lithuanian immigrant who came to Paris and who, for a while, found himself under the wing of that great man, the humanist doctor. Only for a while. The painter's affection for Faure’s daughter put an end to their relationship. Suddenly. I could have started at the beginning, with Soutine’s birth in Vilna. A calm, chronological approach. But I needed a trigger. A reason to write now. That reason is a vivid memory from 2013, a visit to the Musée de l’Orangerie in Paris. The exhibition was titled "Soutine, the Order of Chaos." It was the first time I saw his paintings in person. Before that, only pale, glossy reproductions. I discovered a brother. Not a battle, but a harmony made from chaos. A magnificent, disjointed harmony. The paint was liquefied, coagulated. Hard and soft at once. Reds and turquoises colliding. Whites cracked like dried plaster. How do you explain an emotion without betraying it ? I try. I do this all the time. I use words to reach what can only be touched in silence. But since I’ve begun, let’s keep going. When the Parisian avant-garde was tearing off in every direction, as it always does, Soutine locked himself away. He painted. He didn’t want to be disturbed. Marc Chagall might have been the same. Maybe Soutine hoped to inherit Chagall’s studio. To absorb the solitude and stubbornness Chagall had left behind. He didn’t. He missed the moment. So he turned to Rembrandt. He painted meat. Flesh. But more than flesh. You have to pass through disgust to reach grace. Soutine’s slabs of beef demand it. I imagine if I’d had the chance to meet him, the smell alone would have repelled me. And yet, through that smell, maybe I would have reached the miracle’s scent. Soutine’s painting reminds me of someone else. Someone I’ve written about before. Chomo. Another recluse. More recent. Just as dead. They don’t negotiate. They are curled inward. Starving. Unconcerned. In direct contact with fire, grace, life, terror, the sublime. Their only axis is the one that connects them to these forces. They have discarded illusions of social ties. Yes, something in them speaks to me. I write it to you quickly this morning. Because, in the end, as I said, thinking and writing may not be very useful. Better to paint.|couper{180}

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Chomo

À l’origine, il s’appelle Roger Chomeaux. Né le 28 janvier 1907 quelque part dans le Nord de la France, il meurt en 1999 à Achères-la-Forêt, en région parisienne. On décidera finalement de le qualifier de "sculpteur", puisqu’il faut bien ranger les choses quelque part. Je suis né un jour après lui — mais en 1960. Cette année-là, il expose pour la première fois à la galerie Jean Camion, rue des Beaux-Arts à Paris. C’est à la suite de cette exposition qu’il décide de quitter définitivement Paris pour la forêt de Fontainebleau. Son épouse a acheté là quelques hectares. Ils s’y installent. Chomo s’y retirera pour vivre, et peu à peu abandonner tout ce qui faisait, à l’époque, un "artiste reconnu". Écologiste avant la mode, il récolte le miel de ses abeilles — jusqu’à vingt ruches à cette époque. Il commence par détruire la forme conventionnelle du langage pour inventer une langue nouvelle, presque enfantine, fondée sur la phonétique. Une langue qui évoque, si l’on veut, la fameuse langue des oiseaux chère aux alchimistes. Quant aux matériaux, il délaisse le bronze, trop coûteux, ainsi que la terre cuite et le marbre qu’il pratiquait auparavant. Il s’oriente vers la récupération, cherchant ce qu’il appelle des "matériaux qui respirent". Il travaille alors le bois (ses fameux bois brûlés), les matières plastiques, la tôle, le béton cellulaire. Il dit sculpter ce dernier "comme on écrit un poème". Dans ce qu’il nomme son "village d’art préludien", il installe partout des pancartes, un peu à la manière de Cheval sur les murs de son Palais idéal. « Qèl anprint ora tu lésé sur la tèr pour qe ton Die soi qontan ? » Cette question de l’empreinte, du devenir de l’homme, le hante. Elle se répète, d’écriteau en écriteau, dans tous les recoins de son domaine. De bric et de broc aussi, les trois hangars qu’il construit pour abriter ses œuvres : le Sanctuaire des bois brûlés, l’Église des Pauvres, avec sa rosace spectaculaire faite de bouteilles de couleur, et le Refuge, recouvert de capots de voitures. C’est Clara Malraux qui attire l’attention du ministère des Affaires culturelles sur lui. Après une incursion dans la musique concrète, entre synthétiseur et poésie, Chomo devient cinéaste expérimental avec Le Débarquement spirituel, film réalisé avec Clovis Prévost et Jean-Pierre Nadau, dans lequel il se met en scène au milieu de ses œuvres. Il meurt en 1999, entouré de ses créations, veillé par sa seconde épouse. Dix ans plus tard, la Halle Saint-Pierre organise sa première grande rétrospective. Aujourd’hui, seuls les bâtiments subsistent dans la forêt. Ses œuvres transportables, elles, ont été déplacées — conservées ailleurs ou vendues. (Un Christ en croix, image torturée, est visible dans l’église de Milly-la-Forêt.) En revoyant les vidéos de Chomo sur YouTube, j’ai de nouveau été frappé par cette obsession que je retrouve chez les artistes que j’admire, et qui, de leur vivant, les fait souvent passer pour des fous. Amaigri, émacié, affûté comme une lame, son regard me traverse encore l’écran. Et chaque fois, je l’entends me répéter : "Arete de panser povre kon taka seulmant bausser" En 2013, une vente aux enchères sera organisée autour de son œuvre. illustration Chomo entre ses peintures et ses sculptures, devant l’Église des pauvres en construction, c. 1965|couper{180}

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Les fêtes

Je n'ai jamais aimé les fêtes. J'y ai détecté très tôt une férocité qui ne collait pas avec les belles images que les gens autour de moi désiraient montrer d'eux-mêmes. Même si, adulte, l'effroi premier m'en est passé et s'est transformé peu à peu en simple agacement, à chaque fois que je croise une fête quelconque j'ai tendance à bifurquer rapidement, à m'égarer comme on peut parfois par chance le faire dans les ruelles d'une Venise imaginaire. Les fêtes de fin d'année notamment sont un mauvais moment à passer. Alors pour aujourd'hui je vais faire du léger, et une fois les fêtes passées je reviendrai en meilleure forme Pour l'heure je vais m'enfouir dans un bouquin en attendant que ça passe Illustration : « Danse des Hassidim », série Dibbouk, 1924, par Samuel Cygler (Ziegler) © Photographie Grégoire Tolstoï / MAHJ|couper{180}