09 décembre 2019

Il avait beau fouiller sa mémoire, il ne retrouvait pas le plaisir enfantin des périodes de Noël. Ou alors il se demandait si ce plaisir n’avait pas été, dès le départ, quelque chose d’inoculé par l’entourage : un goutte-à-goutte commencé à la Toussaint, qui finissait par faire passer l’obligation pour une évidence. Il y avait la lettre au Père Noël, surtout : l’exercice supposé joyeux qui, chaque année, se transformait en mur. Non pas l’embarras du choix au sens euphorique, mais une paralysie : comment lister des désirs quand, au fond, il n’avait besoin de rien ? Il l’avait compris très tôt, de façon confuse puis irréfutable : l’obtention ne réglait rien. Pire, elle scellait l’affaire, comme une sanction venue de nulle part. Une panoplie de Zorro, par exemple : la projeter, la réclamer, l’attendre, puis l’avoir… et sentir presque aussitôt que l’objet, déjà, se vidait. Les cadeaux étaient souvent bon marché, ils se dégradaient vite ; mais le mécanisme était plus rapide encore que l’usure matérielle : le souhait, l’obtention, puis l’évanouissement, ce glissement du merveilleux vers le banal. L’objet du désir devenait une coquille : il restait la forme, et l’événement s’était retiré. On lui reprochait alors son manque d’attention, son indifférence aux objets ; il savait que c’était une lecture facile. Qu’il s’agisse de présents ou de choses utilitaires, sa relation avec elles trahissait autre chose : une manière d’exister en décalé, comme si tout perdait du poids dès qu’il y attachait un peu d’importance. Les mots eux-mêmes avaient fini par lui donner cette sensation : des lieux désertés. Chaque mot nouveau, enfant, il le tournait entre deux doigts comme une loupe, cherchant à l’intérieur une trace de vie ; et il ne trouvait le plus souvent qu’une apparence, variable selon les bouches, chargée d’intentions moqueuses ou blessantes, rarement stable, rarement sûre. À force, ce qu’on nommait chez lui “je-m’en-foutisme” s’était collé à sa peau comme une étiquette, alors que la chose grave était ailleurs : il avait l’impression d’être dans une dimension parallèle où les êtres et les objets, dès qu’il tentait de leur donner du poids, devenaient des bulles — ils montaient, s’allégeaient, filaient vers un plafond invisible, et crevaient sans bruit. On avait tout essayé pour le “ramener” : secouer, frapper, punir, enfermer, imposer. Il avait compris que certaines attentions venaient d’un endroit sincère, et il avait appris à mimer : la joie, la peine, la colère, l’amour, tous ces mots que les autres prononçaient comme s’ils allaient de soi. Il jouait le jeu, parfois quelques jours, parfois quelques semaines. Puis l’étrangeté revenait, d’un coup, et détruisait ses maigres efforts. Noël, comme toute fête collective, le plaçait alors dans un no man’s land : d’un côté l’indifférence et la solitude, de l’autre le royaume des faux-semblants. Et, dans cette hésitation, il retrouvait exactement ce mur : l’impossibilité d’écrire sa lettre, l’impossibilité de se laisser prendre.


Quand il écrasa sa cigarette, ce fut une fulgurance : ces intuitions qui arrivent comme des offres trop complètes, vol + hébergement + alcool compris, et qui, pour cette raison même, sentent le piège. Mais il n’y avait rien d’autre qu’un cendrier au cul noirci, et cette petite violence du geste : tirer, tirer encore, puis réduire à de la cendre. La vie, pensa-t-il, ressemblait souvent à ça : quelques bouffées plus ou moins goulues, puis l’écrasement final, et le reste qui s’accumule. La journée avait commencé comme les autres, par cet entraînement à la morosité dont il tirait une substance difficile à nommer — et pourtant, dehors, la brise poussait les nuages, ouvrait un bleu tranquille au-dessus des toits ; des oiseaux passaient, écrivant dans l’air des mots qui ne lui étaient pas destinés, ou qui ne l’étaient plus. Il avait renoncé à déchiffrer les langues extérieures pour s’attacher à la sienne, à la suivre dans ses frémissements, ses silences, ses respirations. Sa langue était un animal : endormi la plupart du temps, mais vivant dans les rêves et les cauchemars, indifférent à ses attendrissements dès qu’il cherchait à les convertir en récompense. Il en savait quelque chose : c’était son troisième chat. Le premier, l’enfance. Le second, plus de vingt ans de vie. La troisième, presque cinq ans déjà. Son épouse avait choisi le nom, parce qu’au début il avait refusé, ou plutôt il n’avait pas su investir ; le deuil de l’animal précédent avait laissé une fatigue dans sa capacité d’attachement. Il l’avait trouvée bête, sans mystère, une boule de poils faite pour jouer et manger. Et puis il y eut la seconde portée, et quelque chose bascula. Il avait voulu garder un chaton — lui laisser au moins ça, mener jusqu’au bout son expérience de mère — mais son épouse avait déroulé la liste : frais, contraintes, vacances, “raison”. Il avait cédé. La culpabilité était venue plus tard, au moment exact où la chatte comprit qu’on lui enlevait ses petits. D’abord un : elle le chercha partout, sous les meubles, sous les tapis, poussant ces cris qui déchirent, et lui, chaque fois, recevait ça comme une lame. Il essayait de la prendre dans ses bras ; elle se dégageait, griffait, mordait, repartait, folle. Quand le dernier quitta la boîte en carton, elle passa du désespoir à une sorte de catatonie ; elle ne mangea presque pas pendant des jours. Et dans son regard, à lui, il ne lut rien d’autre que sa lâcheté : il venait de trahir l’animal, comme il avait trahi tant de gens — à commencer par lui-même, à commencer par sa langue. Tout ce que cette langue aurait pu porter — récits, poèmes, romans — dormait aussi dans un carton, muet, lourd, fermé. Les mois passèrent. On la fit stériliser ; elle prit du poids ; elle dormit beaucoup, sur une chaise, pendant qu’il peignait. Elle réclamait parfois une sortie, parfois des croquettes, puis repartait. Le soir, il la laissait grimper sur les toits. Il entendait ses cris, ses feulements, les ébats nocturnes avec les matous du quartier, et cela réveillait en lui quelque chose de proche : une sauvagerie interne, un besoin de liberté, une envie de passer outre les limites du langage ordinaire, et ces catégories usées de vrai et de faux, de merveilleux et de banal. Avec le temps, leur relation s’était stabilisée dans une aridité acceptable : pas de grand théâtre, pas d’illusion. De temps en temps, la chatte venait sur ses genoux ; il la caressait ; elle se tournait un peu pour qu’il frotte le ventre. Quelques minutes, une parenthèse, rien de plus — et c’était exactement ce qu’il apprenait à faire avec sa propre langue : la laisser exister, ne rien lui soutirer, ne rien exiger, juste tenir ce bref accord.


C’était devenu un rituel : quand, à bout de fatigue, il se décidait enfin à rejoindre le lit conjugal, tard dans la nuit ou juste avant l’aube, il s’allongeait à côté d’elle avec une sensation de chaleur et de sécurité — sensation qu’il balayait presque aussitôt, comme s’il ne fallait pas trop s’y attarder, pour pouvoir tomber. À ce moment-là, son esprit se vidait comme un lavabo dont on soulève la bonde : les pensées tournaient, puis s’inversaient, aspirées par le pôle magnétique de l’oubli, entraînées dans les canalisations de quelque chose d’inconnu. Et chaque fois qu’il franchissait cette frontière, de la journée vers le sommeil, il pensait à sa propre disparition : au dernier moment, à ce qui précède la fin. Ce qui le surprenait, c’était la forme de jouissance que cela pouvait prendre : une liberté brusque, inouïe, à laisser derrière lui son histoire, ses rôles, son identité, tout ce paquet de “moi” qui se cogne aux vitres de la réalité qu’il s’invente. Il ne restait plus qu’une conscience aiguë du rien qui le composait — et ce rien, paradoxalement, lui paraissait plus tangible que tout ce qu’il avait été ou possédé dans l’existence diurne. Le rien regardait le rien. Puis même cette conscience s’effilochait : le temps et le lieu perdaient leur sens, des sons et des luminosités passaient comme des bribes, et il s’enfonçait, apnéiste expérimenté, dans le sommeil. Il aurait voulu que la mort soit ainsi : un grand nettoyage, un décrassage ultime de la mémoire, de toutes les identités successives, avant l’entrée dans l’énigme, avec l’insouciance d’un nouveau-né repassant la frontière entre l’être et le néant. En attendant l’épreuve vraie, il s’entraînait : chaque soir, chaque matin, répéter ce lâcher-prise, comme on rédige un brouillon et qu’on le recommence, non pour l’améliorer, mais pour s’approcher de l’essentiel. Il souriait parfois à cette discipline involontaire : il n’avait jamais été aussi assidu avec quoi que ce soit. À l’école, il écrivait ses dissertations sur un banc, dans la cour, juste avant la cloche ; il vivait déjà dans cette habitude qu’on appelle aujourd’hui procrastination. Mais il savait, lui, ce que c’était : il lui fallait l’urgence, la pointe du dernier moment, pour sentir ce qu’il devait dire — et, à sa manière, il continuait : chaque nuit, même geste, même chute, même apprentissage du bord.


Chaque matin, il enfilait une armure. Au début elle lui avait paru lourde ; avec le temps elle s’était allégée, comme si la peau s’y habituait, comme si le poids devenait normal. Il n’en sentait vraiment l’entrave que dans les conflits, sur les pentes abruptes de l’émotion : là, l’armure se rappelait à lui et révélait le hiatus entre ce qu’il s’imaginait être au fond — une sorte de noblesse intérieure, une tenue — et la réalité triviale des interactions quotidiennes. Seul, il était prince ; dès que l’autre apparaissait, il devenait gueux, lourdaud, et il sabotait lui-même cette noblesse par une blague, une incompréhension affichée, une colère empruntée, tout ce qui pouvait le ramener au sol. L’absence de confiance en lui avait fini par se transformer en absence de confiance envers le monde entier. Et puis il s’était installé dans cet entre-deux, dans ce bâillement : incapable de retrouver l’origine de ses mensonges, incapable aussi de choisir une version de lui-même, il avait décidé d’être les deux à la fois — prince et gueux — et de laisser chacun parler quand il en avait envie, sans arbitrer, sans trancher. Quand l’hiver arriva, il se demanda, comme chaque année, s’il verrait le printemps. Silencieusement, il envoya ce souhait à l’univers, demandant pardon — encore — pour son inaptitude à croire. Dans son présent, il pataugeait, construisant des projets qu’il ne menait pas à terme, imaginant entre le présent et l’avenir une ligne tortueuse qui changeait sans cesse au gré des événements. C’est à ce moment-là que la sonnette retentit. La pluie commençait à tomber ; la factrice, sous son poncho trempé, lui tendit un colis et repartit aussitôt, pressée, vers sa motocyclette. Il ouvrit le paquet : il se souvint qu’il avait commandé des feutres sur un site chinois des semaines plus tôt. Une joie légère arriva, la joie de l’idée — de ces projets qu’il avait conçus au moment de cliquer “acheter”, quand tout semblait encore possible. Il déballa le papier bulle : quatre-vingts feutres, rangés dans un étui noir, doubles pointes, fine d’un côté, biseau de l’autre. Il fit glisser la fermeture éclair et resta un instant devant la profusion, comme devant une promesse intacte. Puis il referma l’étui et le posa sur une étagère. Et c’est là que quelque chose se renversa : se retrouver avec les outils le paralysait. Les images rêvées d’il y a quelques semaines existaient encore, mais elles ne poussaient plus. Il retourna à la cuisine, se demanda ce qu’il préparerait pour le déjeuner, et la journée passa — semblable à tant d’autres — dans cet entre-deux : projets, rêves, et manque d’élan pour les faire naître.

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À travers le sang et la couleur : Soutine

Tout pourrait venir, à première vue, d’une scène mythique, d’une origine sanglante qui, malgré toute l’épaisseur de peinture que l’on pourrait poser pour à la fois la retrouver et l’oublier, ne pourra jamais échapper — ni au peintre, ni au spectateur hébété contemplant l’œuvre de Chaïm Soutine. Soutine évoque un souvenir d’enfance dans une lettre : la lame d’un couteau tranchant, avec précision, avec netteté, la gorge d’une oie. Il voit encore le sang jaillir en flots épais, rouge rubis. Et l’on pourrait s’arrêter là. Tout est déjà là. Mais non. Car, au beau milieu de cette boucherie, l’œil du peintre est attiré par autre chose : la joie qu’il lit sur le visage du boucher, en pleine action. La joie, l’horreur, la violence, la stupeur. Voilà ce que contient chaque tableau de Soutine. Il y a ce petit livre d’Élie Faure sur Soutine que je devrais relire, ou piller sans vergogne, tant je ne me souviens de rien d’aussi juste écrit sur cet immigré juif-lituanien venu à Paris, qui fut un temps protégé par ce grand homme, ce médecin humaniste. Un temps seulement. L’affection du peintre pour la fille de Faure mit fin, brusquement, à leur relation. J’aurais pu commencer par le début, par la naissance de Soutine à Vilna. Une approche calme, chronologique. Mais il me fallait un déclencheur. Une raison d’écrire maintenant. Cette raison, c’est un souvenir vif de 2013, une visite au Musée de l’Orangerie, à Paris. L’exposition s’intitulait : Soutine, l’Ordre du chaos. C’était la première fois que je voyais ses tableaux en vrai. Avant cela, seulement des reproductions pâles et glacées. J’ai découvert un frère. Pas un combat, mais une harmonie née du chaos. Une magnifique harmonie disloquée. La peinture était liquéfiée, coagulée. Dure et molle à la fois. Les rouges et les turquoises entraient en collision. Les blancs craquelés comme du plâtre sec. Comment expliquer une émotion sans la trahir ? J’essaie. J’essaie toujours. Je cherche par les mots à atteindre ce qui ne se touche qu’en silence. Mais puisque j’ai commencé, continuons. Alors que l’avant-garde parisienne s’éparpillait dans toutes les directions — comme toujours —, Soutine s’enfermait. Il peignait. Il ne voulait pas être dérangé. Marc Chagall, peut-être, était pareil. Peut-être Soutine espérait-il hériter de l’atelier de Chagall. Absorber la solitude, l’obstination que Chagall avait laissées derrière lui. Il ne l’a pas fait. Il a raté le moment. Alors, il s’est tourné vers Rembrandt. Il a peint de la viande. De la chair. Mais plus que de la chair. Il faut traverser le dégoût pour atteindre la grâce. Les quartiers de bœuf de Soutine l’exigent. J’imagine que, si j’avais eu la chance de le rencontrer, l’odeur m’aurait d’abord repoussé. Et pourtant, à travers cette odeur, peut-être aurais-je atteint le parfum du miracle. La peinture de Soutine me rappelle quelqu’un d’autre. Quelqu’un dont j’ai déjà parlé. Chomo. Un autre reclus. Plus récent. Tout aussi mort. Ils ne négocient pas. Ils sont repliés. Affamés. Indifférents. En contact direct avec le feu, la grâce, la vie, la terreur, le sublime. Leur seul axe est celui qui les relie à ces forces. Ils ont abandonné l’illusion des liens sociaux. Oui, quelque chose en eux me parle. Je t’écris cela rapidement ce matin. Parce qu’au fond, comme je l’ai dit, penser et écrire ne servent peut-être pas à grand-chose. Mieux vaut peindre. Everything could stem, at first glance, from a mythical scene, a bloody origin that, no matter how much paint one might apply to try to both recover it and forget it, will never escape either the painter or the stunned viewer contemplating the work of Chaïm Soutine. Soutine recalls a childhood memory in a letter : the knife's blade slicing expertly, cleanly, across the throat of a goose. He still sees the blood spurting out in thick, ruby-red jets. And it could stop there. Already, everything is there. But no. Because in the middle of the carnage, the painter's eye is caught by something else : the joy he sees on the butcher's face. In the act. Joy, horror, violence, and awe. That’s what you get in every Soutine painting. There’s that little book by Elie Faure about Soutine, which I should reread, or shamelessly pillage, because I remember nothing comparable being written about this Jewish-Lithuanian immigrant who came to Paris and who, for a while, found himself under the wing of that great man, the humanist doctor. Only for a while. The painter's affection for Faure’s daughter put an end to their relationship. Suddenly. I could have started at the beginning, with Soutine’s birth in Vilna. A calm, chronological approach. But I needed a trigger. A reason to write now. That reason is a vivid memory from 2013, a visit to the Musée de l’Orangerie in Paris. The exhibition was titled "Soutine, the Order of Chaos." It was the first time I saw his paintings in person. Before that, only pale, glossy reproductions. I discovered a brother. Not a battle, but a harmony made from chaos. A magnificent, disjointed harmony. The paint was liquefied, coagulated. Hard and soft at once. Reds and turquoises colliding. Whites cracked like dried plaster. How do you explain an emotion without betraying it ? I try. I do this all the time. I use words to reach what can only be touched in silence. But since I’ve begun, let’s keep going. When the Parisian avant-garde was tearing off in every direction, as it always does, Soutine locked himself away. He painted. He didn’t want to be disturbed. Marc Chagall might have been the same. Maybe Soutine hoped to inherit Chagall’s studio. To absorb the solitude and stubbornness Chagall had left behind. He didn’t. He missed the moment. So he turned to Rembrandt. He painted meat. Flesh. But more than flesh. You have to pass through disgust to reach grace. Soutine’s slabs of beef demand it. I imagine if I’d had the chance to meet him, the smell alone would have repelled me. And yet, through that smell, maybe I would have reached the miracle’s scent. Soutine’s painting reminds me of someone else. Someone I’ve written about before. Chomo. Another recluse. More recent. Just as dead. They don’t negotiate. They are curled inward. Starving. Unconcerned. In direct contact with fire, grace, life, terror, the sublime. Their only axis is the one that connects them to these forces. They have discarded illusions of social ties. Yes, something in them speaks to me. I write it to you quickly this morning. Because, in the end, as I said, thinking and writing may not be very useful. Better to paint.|couper{180}

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Chomo

À l’origine, il s’appelle Roger Chomeaux. Né le 28 janvier 1907 quelque part dans le Nord de la France, il meurt en 1999 à Achères-la-Forêt, en région parisienne. On décidera finalement de le qualifier de "sculpteur", puisqu’il faut bien ranger les choses quelque part. Je suis né un jour après lui — mais en 1960. Cette année-là, il expose pour la première fois à la galerie Jean Camion, rue des Beaux-Arts à Paris. C’est à la suite de cette exposition qu’il décide de quitter définitivement Paris pour la forêt de Fontainebleau. Son épouse a acheté là quelques hectares. Ils s’y installent. Chomo s’y retirera pour vivre, et peu à peu abandonner tout ce qui faisait, à l’époque, un "artiste reconnu". Écologiste avant la mode, il récolte le miel de ses abeilles — jusqu’à vingt ruches à cette époque. Il commence par détruire la forme conventionnelle du langage pour inventer une langue nouvelle, presque enfantine, fondée sur la phonétique. Une langue qui évoque, si l’on veut, la fameuse langue des oiseaux chère aux alchimistes. Quant aux matériaux, il délaisse le bronze, trop coûteux, ainsi que la terre cuite et le marbre qu’il pratiquait auparavant. Il s’oriente vers la récupération, cherchant ce qu’il appelle des "matériaux qui respirent". Il travaille alors le bois (ses fameux bois brûlés), les matières plastiques, la tôle, le béton cellulaire. Il dit sculpter ce dernier "comme on écrit un poème". Dans ce qu’il nomme son "village d’art préludien", il installe partout des pancartes, un peu à la manière de Cheval sur les murs de son Palais idéal. « Qèl anprint ora tu lésé sur la tèr pour qe ton Die soi qontan ? » Cette question de l’empreinte, du devenir de l’homme, le hante. Elle se répète, d’écriteau en écriteau, dans tous les recoins de son domaine. De bric et de broc aussi, les trois hangars qu’il construit pour abriter ses œuvres : le Sanctuaire des bois brûlés, l’Église des Pauvres, avec sa rosace spectaculaire faite de bouteilles de couleur, et le Refuge, recouvert de capots de voitures. C’est Clara Malraux qui attire l’attention du ministère des Affaires culturelles sur lui. Après une incursion dans la musique concrète, entre synthétiseur et poésie, Chomo devient cinéaste expérimental avec Le Débarquement spirituel, film réalisé avec Clovis Prévost et Jean-Pierre Nadau, dans lequel il se met en scène au milieu de ses œuvres. Il meurt en 1999, entouré de ses créations, veillé par sa seconde épouse. Dix ans plus tard, la Halle Saint-Pierre organise sa première grande rétrospective. Aujourd’hui, seuls les bâtiments subsistent dans la forêt. Ses œuvres transportables, elles, ont été déplacées — conservées ailleurs ou vendues. (Un Christ en croix, image torturée, est visible dans l’église de Milly-la-Forêt.) En revoyant les vidéos de Chomo sur YouTube, j’ai de nouveau été frappé par cette obsession que je retrouve chez les artistes que j’admire, et qui, de leur vivant, les fait souvent passer pour des fous. Amaigri, émacié, affûté comme une lame, son regard me traverse encore l’écran. Et chaque fois, je l’entends me répéter : "Arete de panser povre kon taka seulmant bausser" En 2013, une vente aux enchères sera organisée autour de son œuvre. illustration Chomo entre ses peintures et ses sculptures, devant l’Église des pauvres en construction, c. 1965|couper{180}

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Les fêtes

Je n'ai jamais aimé les fêtes. J'y ai détecté très tôt une férocité qui ne collait pas avec les belles images que les gens autour de moi désiraient montrer d'eux-mêmes. Même si, adulte, l'effroi premier m'en est passé et s'est transformé peu à peu en simple agacement, à chaque fois que je croise une fête quelconque j'ai tendance à bifurquer rapidement, à m'égarer comme on peut parfois par chance le faire dans les ruelles d'une Venise imaginaire. Les fêtes de fin d'année notamment sont un mauvais moment à passer. Alors pour aujourd'hui je vais faire du léger, et une fois les fêtes passées je reviendrai en meilleure forme Pour l'heure je vais m'enfouir dans un bouquin en attendant que ça passe Illustration : « Danse des Hassidim », série Dibbouk, 1924, par Samuel Cygler (Ziegler) © Photographie Grégoire Tolstoï / MAHJ|couper{180}