07 novembre 2019
C’est une tâche de fond qui ne s’arrête pas. Même dans ta solitude, tu continues à vouloir maintenir, coûte que coûte, cette idée — et pourtant tu vois bien qu’elle ne tient pas, qu’elle ne fonctionne pas.
Tu attendais tellement de la part des autres : leur reconnaissance, et peut-être aussi leur amour, sous forme de baisers, de regards et d’argent.
Car, bien sûr, tu te fais aussi des idées sur tout ça.
Mais regarde un peu cette longue errance que tu as créée tout seul, juste en partant d’une idée — une idée de toi qui n’est pas toi, qui n’a jamais été, et ne sera jamais toi.
C’est comme en dessin, finalement : tu commences par un détail, puis un autre, et encore un autre, et au final ce n’est plus qu’une accumulation hétéroclite de signes sans tenue, presque informe.
Oui, tu peux te braquer, monter sur tes ergots, invoquer ta soumission absolue au hasard : ça ne change pas grand-chose au fait que, dans ton for intérieur, tu sais très bien la vérité.
La vérité, c’est que cela manque d’unité.
La vérité, c’est que ça ne fonctionne pas.
La vérité, c’est que tu aimes t’égarer, dans le fond, en dépit de la forme.
Et ensuite tu t’inventes une belle idée de toi : chamane, clairvoyant, donneur de leçons.
Peut-être est-il temps de t’emparer de la gomme et d’effacer un peu ce qui ne va pas.
Revenir à tout ce que tu t’obstines à mettre en travers de toi.
Effacer.
Effacer.
Effacer.
Oh, pas pour être une « belle personne », non.
Pas pour faire un « beau dessin », non.
Pour ôter du chemin tout ce qui n’est pas toi et qui t’empêche d’être toi.
Je t’entends déjà me dire : ce n’est pas possible, c’est trop vide.
Bien sûr que c’est vide. C’est même à souhait, justement.
N’est-il pas temps de regarder ce vide en face ?
N’est-il pas temps de sentir la présence qui se tient au-delà ?
C’est peut-être en traversant l’aridité apparente de ce long tunnel que tu parviendras à rejoindre ce que, depuis toujours, tu as eu peur de rejoindre.
La présence de plus en plus forte de cette absence, ne le comprends-tu pas encore ?
Ce n’est que toi, rien que toi, encore et toujours, et à jamais.
Le canal était noir, la surface de l’eau était noire. Ce matin-là, je n’apercevais pas les beaux éclats argentés des perches arc-en-ciel qui troublaient, en profondeur, mon âme de gamin pêcheur.
Le temps était maussade, sans aucun vent, et l’écho des trains arrivant en gare, au-dessus, me revenait en grinçant méchamment, murmurant des mots métalliques et froids.
Pourtant, je m’installais : j’avais décidé que la matinée serait toute entière consacrée à mon envie.
Au lieu d’étudier sagement, j’avais saisi les cannes, les lignes et l’épuisette, puis j’étais parti sans bruit, sans prévenir, pour rejoindre les talus du canal du Berry.
Une sensation de vide affreux m’envahissait depuis tôt le matin, et j’avais effectué mon choix comme un soldat charge son fusil en vue de tuer : j’avais préféré.
Et, sans le savoir, cette préférence était déjà l’augure d’une pêche médiocre.
Une facilité de fatigue surgit du vide que je cherchais désespérément à tuer.
Cependant, je décidai par bravade que c’était bon de s’asseoir là et de tendre la ligne, regarder flotter le bouchon,
en espérant — tout en sachant profondément — que rien n’y changerait rien,
dans le fond.
Déjà, à l’époque, j’avais installé des rochers, des remparts, des occupations, pour lutter contre la présence insistante de l’absence.
Même si je savais qu’il fallait attendre un peu avant que le poisson ne soit ferré adroitement, irrémédiablement, ce matin-là j’avais tout oublié, peut-être parce que, justement, j’avais choisi de perdre mon temps : j’avais établi une idée de moi, une préférence.
Il y a de cela plusieurs années, mes tableaux ne me convenaient pas. Les couleurs chatoyantes que j’y déposais ne formaient qu’une accumulation de fausses notes.
Le sentiment qui me venait alors se rapprochait de celui qui m’insupporte généralement au contact de toute cacophonie.
Cependant, je me suis acharné de nombreuses fois, voulant lutter contre cette aversion systématique sans savoir bien pourquoi.
Mon épouse, à l’époque, avait beau me dire que c’était « trop chargé » à son goût, je persistais néanmoins à réaliser de grandes croûtes multicolores, tout en étant certain d’être profondément déçu du résultat à venir.
À l’époque, je n’en ai pas pris conscience comme je t’en parle aujourd’hui, évidemment.
Plongé dans une sorte de stupeur, de fascination, aveuglé par celle-ci, il n’y avait rien à faire : je ne cessais de m’obstiner.
Cela dura pendant des mois, presque une année, je crois. Et puis, un jour, quelque chose se brisa soudain, et j’eus la perception très nette, évidente, de ce trop-plein — le même que je posais sur ma toile, et le mien.
Alors j’éprouvai tout le contraire. Un virage complet, comme une fulgurance, et je m’emparai tout à coup du tube de blanc et me mis à effacer ainsi de larges pans des tableaux que j’avais réalisés durant cette étrange période.
Je ne conservais des premières couches colorées que très peu. Le blanc, sa lumière, envahissait peu à peu toutes les surfaces, et plus j’installais du vide, plus cela me plaisait. Et chance supplémentaire : mon épouse trouvait cela chouette aussi.
J’ai ainsi réalisé une trentaine de tableaux en deux temps.
D’abord, je les ai remplis à ras bord, et ensuite je les ai vidés d’une grande partie de leur substance.
L’exposition qui s’en suivit, et à laquelle j’ai donné le nom « Errances », rencontra un franc succès. On y voyait déjà des voyageurs avec leurs valises, perdus dans une sorte de brouillard blanc : tantôt une brume, tantôt un brouillard, quelques points de solidité à peine au sein d’une évanescence répétée.
Dans le fond, je ne pouvais pas trouver meilleur mot pour qualifier ce mouvement qui s’était opéré en moi comme sur les toiles.
Même si le prétexte était ces silhouettes sombres rehaussées de fusain et de bribes colorées évoquant l’exil, je m’empêchais, à l’époque, d’aller plus profondément encore vers la véritable raison d’être de ces tableaux.
Car il s’agissait vraiment d’une errance personnelle, que je parvenais ainsi à ressentir à la fois dans la peinture et dans ma propre vie.
Cette accumulation de couleurs était comme cette accumulation de savoir, constituée de bric et de broc, d’opinions tranchées sur ceci ou cela, ces milliers de références, parfois contradictoires, sur lesquelles je m’appuyais pour « paraître » en public lors des vernissages, des dîners mondains ou pas.
Dans le fond, je m’étais servi du savoir pour me constituer un personnage proche d’Arlequin : bigarré, et cacophonique surtout ; et en l’apercevant sur la toile, comme en miroir, je n’ai pas eu d’autre choix que de remettre du calme, du vide, une forme d’ordre et d’harmonie sur celle-ci.
C’est à partir de cette réflexion que je me suis de plus en plus rapproché de l’idée de vide qui me hantait tellement. Je me suis aperçu peu à peu combien j’avais dépensé d’énergie, durant toute mon existence, pour tenter de combler ce vide.
Le vide, l’ennui, l’absence se sont confondus souvent et atteignaient une zone de douleur aux limites de l’intolérable. Alors je me dépêchais de remplir, comme je le pouvais et souvent maladroitement, ce que j’imaginais, aux yeux des autres, être une carence absolue.
Dans ma naïveté, je m’étais fabriqué de l’autre une image de « plein » qui n’était pas moi, qui ne pouvait être moi, qui n’était que vide.
J’ai reporté souvent sur l’autre la rage de découvrir ce vide personnel ; et ma colère, comme mon désespoir, furent souvent terribles de constater que l’autre ne pouvait combler quoi que ce soit, n’étant qu’une projection imaginaire d’un plein idéalisé.
Pourtant, la science moderne découvre de plus en plus de qualités à ce vide qui semble occuper une place démesurée dans l’univers.
Ce vide entre chaque molécule, chaque atome, il se pourrait bien que ce soit lui le liant incontournable qui maintient entre eux les pigments qui constituent nos vies, comme tout le reste.
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Hopper, ou l’élégance de l’insignifiant
Il y a cette station-service. Seule. Presque vide. "Gas", dit le tableau. Un mot. Court. Brut. Et pourtant, tout y est. Une lumière diffuse, en bout de journée peut-être. Rien ne bouge. Ou si peu. L’homme, silhouette penchée, affairée à quelque chose. Un geste quotidien. Répété mille fois. Sans intérêt. Mais regardez mieux. "Mobilegas", lit-on sur la pancarte. On pense à Pégase. On ne sait pas pourquoi. Peut-être à cause du cheval. Ou de l’envol. Une image qui se dérobe. Hopper ne montre rien, il suggère. C’est sa manière. La scène, prise trop tôt. Ou trop tard. Un peu comme une photo manquée. Mais volontairement. C’est là tout l’art. Il y a chez Hopper un refus. Subtil. Élégant. De raconter. De donner un sens. Il peint l’interstice. Le battement vide entre deux actions. Ce qu’on ignore, d’ordinaire. Ce qu’on oublie. Et c’est précisément ce qui inquiète. L’« inquiétante étrangeté », disait Freud. Das Unheimliche. Hitchcock, lui aussi, connaissait ça. L’homme qui regarde par la fenêtre. Et rien ne se passe. Pas encore. Mais on reste. On attend. Parce qu’on sait. Que quelque chose va arriver. Chez Hopper, c’est pareil. L’événement est suspendu. Juste hors champ. La tension est dans la lumière. Dans la fixité. Dans l’ordinaire trop scruté. Un bureau. Une femme. Un homme. C’est "La nuit au bureau". La scène pourrait être banale. Mais elle ne l’est pas. La femme regarde l’homme. Ou bien c’est l’inverse. Cela dépend des esquisses. Hopper hésite. Puis tranche. Mais laisse le doute. Comme dans un flip-book silencieux, les regards s’animent. L’un vers l’autre. L’un contre l’autre. Et rien ne se dit. Hopper n’est pas réaliste. Il est au-delà. Il peint ce que nous n’osons plus voir. Ce que nous fuyons : le banal. L’ennui. L’attente. Il peint notre vie. Celle que nous ne regardons jamais.|couper{180}
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