07 décembre 2019

Il avait beau chercher à s’évader d’un point de vue, il finissait toujours par retrouver la même rive. Celle qu’il atteignait ressemblait à celle qu’il venait de quitter. Entre les deux, l’océan ne comptait pas : quelle que soit son étendue, il suffisait de penser qu’on l’avait traversé.

Pourtant ce territoire — qu’il associait confusément à l’élément liquide, peut-être parce qu’il s’agissait de se “couler” d’un point de vue à l’autre — devait bien avoir son importance.

Il repensa à ses anciennes facultés de contrôler ses rêves, perdues depuis des années. Il se souvenait du passage entre la marche, la course et le vol. Et il retrouva ce “presque rien”, cet “imperceptible” grâce auxquels, d’un léger coup de talon, il comprenait qu’il pouvait décoller.

Ce presque rien n’était-il pas l’équivalent de cet océan qu’il négligeait, pressé de voyager d’un point de vue à l’autre ?

Il alluma une cigarette et sortit dans la cour. La nuit était glaciale, mais les étoiles se voyaient au-dessus de la petite ville : ici l’éclairage public s’éteignait tôt, et l’économie faisait aussi une nuit sans pollution lumineuse.

Il venait de lire un article sur René Guénon, citations à l’appui. Le style emberlificoté de l’auteur rejoignait l’ésotérisme du sujet. Plus jeune, il aurait été plus fervent ; maintenant, tout ce qui se présentait sous forme de complexité lui signalait une perte de temps.

Il chercha quelque chose de simple, quelque chose qu’un enfant comprendrait.

Alors il revit la grande table de la salle à manger familiale, la nappe blanche, la vaisselle du dimanche.

Il était seul face à elle. Tout le monde, ou presque, avait disparu. Aucun plat sur le dessous-de-plat au centre. Était-ce avant le repas, ou après ? Et si c’était après, le ménage avait-il déjà été fait, les miettes balayées, une mise en place recommencée ?

La table était là, et tout ce qu’il pouvait imaginer sur l’avant ou l’après n’avait aucune importance. Il y avait cette certitude inquiétante : une table dans l’attente d’un repas, débarrassée de tout convive.

Il s’amusa à remplacer “table” par “planète”.

La planète serait là, tournant sur elle-même, filant comme un manège de foire accroché au soleil par un fil invisible. Des civilisations y auraient vécu, puis disparu, comme ces convives qui lui revenaient à l’esprit.

Il nota que la gravité d’une absence définitive de civilisation laisserait la même sensation que cette table vide.

Puis il se souvint de Castaneda, dont il avait adoré les livres dans sa jeunesse : tonal et nagual. Et il se souvint — avec une déception immédiate — que Castaneda aussi utilisait l’image d’une table revêtue d’une nappe. La métaphore ne lui appartenait pas : c’était une réactivation, un souvenir emprunté.

À quelqu’un d’autre, à une autre époque : lui, lisant ce qu’un autre avait écrit, l’interprétant déjà. Avec un point de vue pris dans son temps, dans un courant d’idées, dans un climat économique et politique.

Il en conclut qu’il avait été prétentieux, jadis, de croire qu’il pourrait s’échapper de cette table pour explorer les alentours. Ce qui le rassura un instant, c’est que Dieu lui-même, pas plus que lui, ne pourrait s’en échapper.

Tant qu’il y aurait des hommes regardant la table — tant qu’il y aurait une table — nous serions tous conviés à imaginer un repas passé ou à venir, et c’était à peu près tout.

Le temps des repas partagés n’était qu’un épisode anecdotique : un piège, une illusion.

Le temps aussi était cet océan qu’on traverse sans s’en rendre compte, pour passer d’un point de vue à l’autre. Et, quand il y pensait, ce n’était pas si différent de ce qui se passe dans les rêves.

Un chat, sur le toit gelé, miaula faiblement, dégringola élégamment de l’échelle. Il ouvrit la porte : l’animal se faufila à l’intérieur avec un ronronnement sauvage.

Le mot diable ne prend jamais de majuscule, contrairement à Dieu. C’est une chose banale, sur laquelle on ne s’attarde pas. Comme si l’adversité était si commune qu’on ne la regardait plus — regarder au sens strict : la regarder vraiment, pour ce qu’elle est.

Sans elle, pourtant, qui serions-nous ? Sans cette force qui nous modifie à mesure qu’on la traverse ?

Il se posait la question en se rasant, devant le grand miroir de la salle de bains qu’il venait de construire. Une salle de bains neuve. Ça n’avait pas été simple : il n’avait pas l’âme d’un bricoleur. Il avait passé un temps fou à chercher des tutos pour le carrelage, pour le plan de travail, les vasques. Et le pompon : la baignoire d’angle. Le tablier, surtout, avait eu l’air de lui répéter — comme par malice — que le plaisir naît de l’adversité dépassée.

Maintenant que tout était en place, il éprouvait une satisfaction enfantine : tourner les robinets, sentir sous la pulpe du doigt le jet d’eau presque brûlante.

Le miroir, lui, renvoyait autre chose. Un visage vieilli : poches sous les yeux plus creusées, poils drus gris et blancs qu’il n’avait pas encore rasés. Le temps du narcissisme effréné était passé, et ces dernières années avaient filé plus vite que toutes les autres.

Un claquement de doigts : vingt ans, soixante ans, d’un coup.

Il se demanda si l’adversité jouait un rôle dans la perception du temps. Est-ce qu’on ralentit le temps en accumulant les difficultés ? Est-ce que les résoudre modifie la sensation même du temps ?

Il pensa à son ami, qu’il n’avait pas vu depuis des mois à cause d’une brouille. Rien de grave, au départ — et pas vraiment de lui, mais de son épouse. Elle avait invité l’ami à dîner, et lui avait “imposé” E.

« Ça ne te dérange pas que je vienne avec E. ? »

-- Et comment que ça me dérange, avait-elle lâché.

Puis, tout de suite après : « Tu te rends compte, il est gonflé, il nous impose sa nana. »

Il avait hoché la tête, mollement. Et au moment même où il le faisait, il comprit qu’il commettait une erreur. Il aurait dû dire : qu’est-ce que ça peut faire ? Couper net. Mais il avait préféré la paix, là, tout de suite.

Ensuite il avait invoqué la fatigue. Lâcheté — ce fut le mot qu’elle utilisa. Il s’était contenté d’acquiescer, complice, puis de s’éloigner comme un traître.

« Tu n’es jamais avec moi. » Et : « Tu n’es jamais là où l’on t’attend. »

Si ça n’était pas une des formes de l’adversité…

Un incident minuscule, pour lui, avait pris des proportions qui le dépassaient.

Il posa une serviette chaude sur son visage, ramassa les poils autour de la bonde du lavabo. En les jetant, une phrase d’enfance remonta :

« Tu as le diable dans la peau. »

Sa mère disait ça souvent. Il sourit, revit les sales coups qu’il lui avait faits. Et la tristesse revint d’un coup : le cercueil entrant dans le four crématoire. Après, il s’en rappelait maintenant, ils avaient mangé un couscous, dans un restaurant que connaissait son père.

Un couscous succulent. Comme jamais.

Pour continuer

Carnets | Atelier

À travers le sang et la couleur : Soutine

Tout pourrait venir, à première vue, d’une scène mythique, d’une origine sanglante qui, malgré toute l’épaisseur de peinture que l’on pourrait poser pour à la fois la retrouver et l’oublier, ne pourra jamais échapper — ni au peintre, ni au spectateur hébété contemplant l’œuvre de Chaïm Soutine. Soutine évoque un souvenir d’enfance dans une lettre : la lame d’un couteau tranchant, avec précision, avec netteté, la gorge d’une oie. Il voit encore le sang jaillir en flots épais, rouge rubis. Et l’on pourrait s’arrêter là. Tout est déjà là. Mais non. Car, au beau milieu de cette boucherie, l’œil du peintre est attiré par autre chose : la joie qu’il lit sur le visage du boucher, en pleine action. La joie, l’horreur, la violence, la stupeur. Voilà ce que contient chaque tableau de Soutine. Il y a ce petit livre d’Élie Faure sur Soutine que je devrais relire, ou piller sans vergogne, tant je ne me souviens de rien d’aussi juste écrit sur cet immigré juif-lituanien venu à Paris, qui fut un temps protégé par ce grand homme, ce médecin humaniste. Un temps seulement. L’affection du peintre pour la fille de Faure mit fin, brusquement, à leur relation. J’aurais pu commencer par le début, par la naissance de Soutine à Vilna. Une approche calme, chronologique. Mais il me fallait un déclencheur. Une raison d’écrire maintenant. Cette raison, c’est un souvenir vif de 2013, une visite au Musée de l’Orangerie, à Paris. L’exposition s’intitulait : Soutine, l’Ordre du chaos. C’était la première fois que je voyais ses tableaux en vrai. Avant cela, seulement des reproductions pâles et glacées. J’ai découvert un frère. Pas un combat, mais une harmonie née du chaos. Une magnifique harmonie disloquée. La peinture était liquéfiée, coagulée. Dure et molle à la fois. Les rouges et les turquoises entraient en collision. Les blancs craquelés comme du plâtre sec. Comment expliquer une émotion sans la trahir ? J’essaie. J’essaie toujours. Je cherche par les mots à atteindre ce qui ne se touche qu’en silence. Mais puisque j’ai commencé, continuons. Alors que l’avant-garde parisienne s’éparpillait dans toutes les directions — comme toujours —, Soutine s’enfermait. Il peignait. Il ne voulait pas être dérangé. Marc Chagall, peut-être, était pareil. Peut-être Soutine espérait-il hériter de l’atelier de Chagall. Absorber la solitude, l’obstination que Chagall avait laissées derrière lui. Il ne l’a pas fait. Il a raté le moment. Alors, il s’est tourné vers Rembrandt. Il a peint de la viande. De la chair. Mais plus que de la chair. Il faut traverser le dégoût pour atteindre la grâce. Les quartiers de bœuf de Soutine l’exigent. J’imagine que, si j’avais eu la chance de le rencontrer, l’odeur m’aurait d’abord repoussé. Et pourtant, à travers cette odeur, peut-être aurais-je atteint le parfum du miracle. La peinture de Soutine me rappelle quelqu’un d’autre. Quelqu’un dont j’ai déjà parlé. Chomo. Un autre reclus. Plus récent. Tout aussi mort. Ils ne négocient pas. Ils sont repliés. Affamés. Indifférents. En contact direct avec le feu, la grâce, la vie, la terreur, le sublime. Leur seul axe est celui qui les relie à ces forces. Ils ont abandonné l’illusion des liens sociaux. Oui, quelque chose en eux me parle. Je t’écris cela rapidement ce matin. Parce qu’au fond, comme je l’ai dit, penser et écrire ne servent peut-être pas à grand-chose. Mieux vaut peindre. Everything could stem, at first glance, from a mythical scene, a bloody origin that, no matter how much paint one might apply to try to both recover it and forget it, will never escape either the painter or the stunned viewer contemplating the work of Chaïm Soutine. Soutine recalls a childhood memory in a letter : the knife's blade slicing expertly, cleanly, across the throat of a goose. He still sees the blood spurting out in thick, ruby-red jets. And it could stop there. Already, everything is there. But no. Because in the middle of the carnage, the painter's eye is caught by something else : the joy he sees on the butcher's face. In the act. Joy, horror, violence, and awe. That’s what you get in every Soutine painting. There’s that little book by Elie Faure about Soutine, which I should reread, or shamelessly pillage, because I remember nothing comparable being written about this Jewish-Lithuanian immigrant who came to Paris and who, for a while, found himself under the wing of that great man, the humanist doctor. Only for a while. The painter's affection for Faure’s daughter put an end to their relationship. Suddenly. I could have started at the beginning, with Soutine’s birth in Vilna. A calm, chronological approach. But I needed a trigger. A reason to write now. That reason is a vivid memory from 2013, a visit to the Musée de l’Orangerie in Paris. The exhibition was titled "Soutine, the Order of Chaos." It was the first time I saw his paintings in person. Before that, only pale, glossy reproductions. I discovered a brother. Not a battle, but a harmony made from chaos. A magnificent, disjointed harmony. The paint was liquefied, coagulated. Hard and soft at once. Reds and turquoises colliding. Whites cracked like dried plaster. How do you explain an emotion without betraying it ? I try. I do this all the time. I use words to reach what can only be touched in silence. But since I’ve begun, let’s keep going. When the Parisian avant-garde was tearing off in every direction, as it always does, Soutine locked himself away. He painted. He didn’t want to be disturbed. Marc Chagall might have been the same. Maybe Soutine hoped to inherit Chagall’s studio. To absorb the solitude and stubbornness Chagall had left behind. He didn’t. He missed the moment. So he turned to Rembrandt. He painted meat. Flesh. But more than flesh. You have to pass through disgust to reach grace. Soutine’s slabs of beef demand it. I imagine if I’d had the chance to meet him, the smell alone would have repelled me. And yet, through that smell, maybe I would have reached the miracle’s scent. Soutine’s painting reminds me of someone else. Someone I’ve written about before. Chomo. Another recluse. More recent. Just as dead. They don’t negotiate. They are curled inward. Starving. Unconcerned. In direct contact with fire, grace, life, terror, the sublime. Their only axis is the one that connects them to these forces. They have discarded illusions of social ties. Yes, something in them speaks to me. I write it to you quickly this morning. Because, in the end, as I said, thinking and writing may not be very useful. Better to paint.|couper{180}

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Carnets | Atelier

Chomo

À l’origine, il s’appelle Roger Chomeaux. Né le 28 janvier 1907 quelque part dans le Nord de la France, il meurt en 1999 à Achères-la-Forêt, en région parisienne. On décidera finalement de le qualifier de "sculpteur", puisqu’il faut bien ranger les choses quelque part. Je suis né un jour après lui — mais en 1960. Cette année-là, il expose pour la première fois à la galerie Jean Camion, rue des Beaux-Arts à Paris. C’est à la suite de cette exposition qu’il décide de quitter définitivement Paris pour la forêt de Fontainebleau. Son épouse a acheté là quelques hectares. Ils s’y installent. Chomo s’y retirera pour vivre, et peu à peu abandonner tout ce qui faisait, à l’époque, un "artiste reconnu". Écologiste avant la mode, il récolte le miel de ses abeilles — jusqu’à vingt ruches à cette époque. Il commence par détruire la forme conventionnelle du langage pour inventer une langue nouvelle, presque enfantine, fondée sur la phonétique. Une langue qui évoque, si l’on veut, la fameuse langue des oiseaux chère aux alchimistes. Quant aux matériaux, il délaisse le bronze, trop coûteux, ainsi que la terre cuite et le marbre qu’il pratiquait auparavant. Il s’oriente vers la récupération, cherchant ce qu’il appelle des "matériaux qui respirent". Il travaille alors le bois (ses fameux bois brûlés), les matières plastiques, la tôle, le béton cellulaire. Il dit sculpter ce dernier "comme on écrit un poème". Dans ce qu’il nomme son "village d’art préludien", il installe partout des pancartes, un peu à la manière de Cheval sur les murs de son Palais idéal. « Qèl anprint ora tu lésé sur la tèr pour qe ton Die soi qontan ? » Cette question de l’empreinte, du devenir de l’homme, le hante. Elle se répète, d’écriteau en écriteau, dans tous les recoins de son domaine. De bric et de broc aussi, les trois hangars qu’il construit pour abriter ses œuvres : le Sanctuaire des bois brûlés, l’Église des Pauvres, avec sa rosace spectaculaire faite de bouteilles de couleur, et le Refuge, recouvert de capots de voitures. C’est Clara Malraux qui attire l’attention du ministère des Affaires culturelles sur lui. Après une incursion dans la musique concrète, entre synthétiseur et poésie, Chomo devient cinéaste expérimental avec Le Débarquement spirituel, film réalisé avec Clovis Prévost et Jean-Pierre Nadau, dans lequel il se met en scène au milieu de ses œuvres. Il meurt en 1999, entouré de ses créations, veillé par sa seconde épouse. Dix ans plus tard, la Halle Saint-Pierre organise sa première grande rétrospective. Aujourd’hui, seuls les bâtiments subsistent dans la forêt. Ses œuvres transportables, elles, ont été déplacées — conservées ailleurs ou vendues. (Un Christ en croix, image torturée, est visible dans l’église de Milly-la-Forêt.) En revoyant les vidéos de Chomo sur YouTube, j’ai de nouveau été frappé par cette obsession que je retrouve chez les artistes que j’admire, et qui, de leur vivant, les fait souvent passer pour des fous. Amaigri, émacié, affûté comme une lame, son regard me traverse encore l’écran. Et chaque fois, je l’entends me répéter : "Arete de panser povre kon taka seulmant bausser" En 2013, une vente aux enchères sera organisée autour de son œuvre. illustration Chomo entre ses peintures et ses sculptures, devant l’Église des pauvres en construction, c. 1965|couper{180}

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Les fêtes

Je n'ai jamais aimé les fêtes. J'y ai détecté très tôt une férocité qui ne collait pas avec les belles images que les gens autour de moi désiraient montrer d'eux-mêmes. Même si, adulte, l'effroi premier m'en est passé et s'est transformé peu à peu en simple agacement, à chaque fois que je croise une fête quelconque j'ai tendance à bifurquer rapidement, à m'égarer comme on peut parfois par chance le faire dans les ruelles d'une Venise imaginaire. Les fêtes de fin d'année notamment sont un mauvais moment à passer. Alors pour aujourd'hui je vais faire du léger, et une fois les fêtes passées je reviendrai en meilleure forme Pour l'heure je vais m'enfouir dans un bouquin en attendant que ça passe Illustration : « Danse des Hassidim », série Dibbouk, 1924, par Samuel Cygler (Ziegler) © Photographie Grégoire Tolstoï / MAHJ|couper{180}