06 novembre 2019
Expulsé en 1934 du groupe surréaliste pour avoir dessiné des portraits, Alberto Giacometti a dû passer par des galeries de New York avant de pouvoir revenir exposer à Paris. Ce n’est qu’en 1962 qu’il obtiendra le grand prix de la sculpture à la Biennale de Venise, puis le grand prix national des arts à Paris en 1965.
Ce rappel me laisse deux verbes en tête, importants dans toute démarche artistique, plastique, notamment pour le dessin : dessiner et exposer.
Si tous les chemins mènent à Rome, comme on a coutume de le dire, en dessin, je ne pense pas qu’il existe tant de chemins praticables que cela.
Tu auras le choix entre la copie — celle de dessinateurs connus, ou celle de modèles photographiques —, ou bien aller t’installer dans la nature, ou à l’arrière-salle d’un bistrot, afin de t’entraîner.
Car, avant toute chose, il faut s’entraîner beaucoup avant de trouver son style.
Cependant, il existe une autre voie, à la fois plus rapide et plus longue : ne pas se référer à des choses déjà vues, répudier toute idée de copie, et aller trouver en soi le modèle de ses propres dessins.
Cela demande du courage et de la naïveté. Du courage, parce qu’il faudra sans doute essuyer des critiques plus acerbes ; de la naïveté, si l’on se tient pour un original, un singulier qui réinventerait à lui seul le monde.
On rencontre souvent ce second cas de figure chez les dessinateurs autodidactes, et ce n’est pas tant l’orgueil qui les aiguillonne qu’une étrange impossibilité de rentrer dans quelque moule que ce soit.
« C’est plus fort qu’eux » : s’exprimer prend le pas sur apprendre ou s’entraîner. Ce qui ne veut absolument pas dire qu’ils n’apprennent ni ne s’améliorent. Simplement, ils s’inventent eux-mêmes leur apprentissage, qui n’est pas celui qu’empruntent tous les autres.
Ces deux voies majeures pour apprendre à dessiner sont longues et nécessitent de l’exigence.
C’est cette exigence — cette forme d’impeccabilité, en quelque sorte — qui pousse le dessinateur à passer des heures à corriger ses traits, à gommer ce qui est bancal, à regarder, observer encore et encore son travail, jusqu’à parvenir à une idée d’excellence, tout à fait subjective d’ailleurs.
Ceux qui seront les plus exigeants, mais aussi les plus acharnés à refaire, à s’améliorer, ceux qui maintiendront la régularité, qui poursuivront ce rêve un peu fou de représenter un monde — extérieur ou intérieur, peu importe —, ceux-là sont les vrais artistes.
Ils peuvent être inconnus pendant de très longues années, pour tout un tas de raisons qui viennent d’eux-mêmes ou du public, qui les ignore ou les boude quand il s’agit de montrer leurs travaux.
Car une fois les dessins effectués, après de nombreuses années de patience et de travail, il faut encore rencontrer les autres, ou tout du moins prendre son courage à deux mains pour oser exposer son travail.
Bon nombre de dessinateurs ont alors un double parcours du combattant à réaliser.
Cependant, je ne pense pas qu’il puisse exister d’œuvre véritablement inconnue. Tôt ou tard, le talent rencontre les autres.
Et puis ne mettons pas la charrue avant les bœufs, le sable avant les cailloux.
N’oublions pas le premier verbe : on dessine…
Une fois l’adolescence passée, je ne me suis plus vraiment intéressé — du moins j’en fus beaucoup moins obsédé — par mon « style » vestimentaire. Et encore bien moins depuis que j’ai quitté le monde de l’entreprise et les uniformes qui vont avec.
Mais le fait de m’intéresser à la peinture, et plus particulièrement au dessin, curieusement, me ramène dans un passé plus ou moins lointain, à une ou plusieurs époques de ma vie durant lesquelles, pour une raison viscérale plus que raisonnable, je me serais désintéressé de ce mot.
Encore plus curieusement, depuis que j’ai commencé à élaborer ce texte, me remontent au nez des odeurs d’encre et de craie, accompagnées de la couleur blanche, violette et noire.
Sans le vouloir, j’associe le style au mot stylo, ou plus précisément à la plume de mes années d’écolier, celle que j’adorais utiliser pour former de belles lettres dans une écriture calligraphique.
À cette époque, le modèle était l’écriture de la maîtresse, qui inscrivait au tableau, dans une graphie superbe, la date du jour chaque matin ; puis le sujet de la leçon suivait.
En étais-je amoureux ? Je ne m’en rappelle plus, mais nul doute que l’affection que je devais lui porter comptait dans l’application que je mettais à coucher les mots sur le papier, sans faire de pâté, sans saloper la belle page blanche.
L’envie de plaire était alors un moteur essentiel, et avec elle l’envie d’être reconnu, d’exister aux yeux de quelqu’un. C’était si simple, dans le fond, que je l’ai complètement oublié.
Mais à bien y réfléchir, sous cette envie de plaire — qui aurait pu chercher à s’exprimer de mille façons et avec d’autres, comme mes parents par exemple — ne se cachait-il pas une motivation première que je n’ai pas voulu accepter tout de suite, tant elle m’était apparue incongrue ? C’était l’envie de m’exprimer.
M’exprimer, dans mon enfance, était une interdiction familiale. Je ne parle pas des conversations usuelles, bien sûr, mais de tout ce que j’aurais voulu partager comme questionnement, et ce dès ma plus tendre enfance, comme on dit.
Elle ne fut pas tendre, cette enfance. Pas du tout.
J’entends encore tous les « tais-toi », les « tu ne peux pas comprendre », les « tu es trop petit », les « tu es trop bête ». Je ressens encore, parfois dans ma chair, les coups de ceinture qui accompagnaient ces injonctions, intempestives autant qu’impérieuses.
Les mots et les coups me conduisaient vers la disparition, l’évanouissement total, dans une fuite littéralement animale, comme ces insectes qui font semblant d’être morts.
J’ai bien sûr tenté bien des approches, mais ma timidité maladive m’imposait des limites étroites.
Ma sensibilité m’était un fardeau insoutenable, aussitôt que je constatais à quel point la plupart des gens que je côtoyais, au mieux, la moquaient ; au pire, s’en fichaient, pour ne pas oser assumer qu’ils la détestaient.
La seule vraie valeur dont il fallait s’armer, coûte que coûte, était alors le travail. Une abstraction. Et ce même si la matière sur laquelle il était de mise de s’user — l’arithmétique, la gymnastique, l’instruction civique, l’histoire et la géographie —, en fait toutes ces matières rébarbatives, primaient et balayaient toute velléité de poésie, de création artistique, dont le dessin.
Du style, je n’avais de nouvelles que par l’éternelle tenue de mon père, qui s’imposait à lui-même, mais aussi à ma mère — surtout à ma mère, d’ailleurs — : chemises blanches, costumes gris, chaussures impeccablement cirées. Il s’imposait d’apparaître irréprochable vis-à-vis du monde extérieur.
Tandis qu’entre les murs de la maison familiale, il était un tyran cruel qui se baladait en slip, dans une impudeur outrancière.
Il se peut donc qu’obtenir un style, à cette époque, ne fût pas aussi important pour moi que de survivre à l’absurdité que je percevais du monde par la lorgnette de l’univers familial. Ce fut même un rejet qui s’amplifia au fur et à mesure des années.
Des années plus tard, alors que j’assistais à une séance de cinéma à Saint-Stanislas d’Osny, dans le Val-d’Oise — à l’époque, on m’avait placé en pension chez des prêtres polonais, tous plus ou moins survivants d’Auschwitz —, le film était le même chaque année, à la même époque : la geste héroïque du père Kolbe qui se sacrifiait pour sauver ses compagnons de cellule.
Je fus alors étreint par une émotion telle que je me réfugiai au bout du grand parc pour sangloter tout mon saoul, sans bien savoir pourquoi.
Cette histoire m’avait bouleversé : elle avait touché quelque chose d’essentiel dans le fondement de ma personnalité. Cette notion de sacrifice résonnait sans que je ne la comprenne ; et je me traitais d’idiot en séchant mes larmes pour ne plus y penser, et surtout revenir, les yeux secs, vers mes compagnons.
Sans doute que le style ne me lasse pas de fédérer autour de lui tant d’anecdotes parfois douloureuses. Le style instille et distille, de la pointe du stylet qui creuse en même temps la chair que la mémoire.
Cependant, après toutes ces digressions, il me faut revenir au style.
Un style personnel : un style comme une lame de Tolède, forgée par les flammes, par les incendies que l’écriture provoque dans cette étoupe de souvenirs.
Oui, il me faut accepter mon style désormais et le tenir, coûte que coûte, contre vent et marées, tout simplement parce que je l’ai bien mérité.
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Carnets | Atelier
Hopper, ou l’élégance de l’insignifiant
Il y a cette station-service. Seule. Presque vide. "Gas", dit le tableau. Un mot. Court. Brut. Et pourtant, tout y est. Une lumière diffuse, en bout de journée peut-être. Rien ne bouge. Ou si peu. L’homme, silhouette penchée, affairée à quelque chose. Un geste quotidien. Répété mille fois. Sans intérêt. Mais regardez mieux. "Mobilegas", lit-on sur la pancarte. On pense à Pégase. On ne sait pas pourquoi. Peut-être à cause du cheval. Ou de l’envol. Une image qui se dérobe. Hopper ne montre rien, il suggère. C’est sa manière. La scène, prise trop tôt. Ou trop tard. Un peu comme une photo manquée. Mais volontairement. C’est là tout l’art. Il y a chez Hopper un refus. Subtil. Élégant. De raconter. De donner un sens. Il peint l’interstice. Le battement vide entre deux actions. Ce qu’on ignore, d’ordinaire. Ce qu’on oublie. Et c’est précisément ce qui inquiète. L’« inquiétante étrangeté », disait Freud. Das Unheimliche. Hitchcock, lui aussi, connaissait ça. L’homme qui regarde par la fenêtre. Et rien ne se passe. Pas encore. Mais on reste. On attend. Parce qu’on sait. Que quelque chose va arriver. Chez Hopper, c’est pareil. L’événement est suspendu. Juste hors champ. La tension est dans la lumière. Dans la fixité. Dans l’ordinaire trop scruté. Un bureau. Une femme. Un homme. C’est "La nuit au bureau". La scène pourrait être banale. Mais elle ne l’est pas. La femme regarde l’homme. Ou bien c’est l’inverse. Cela dépend des esquisses. Hopper hésite. Puis tranche. Mais laisse le doute. Comme dans un flip-book silencieux, les regards s’animent. L’un vers l’autre. L’un contre l’autre. Et rien ne se dit. Hopper n’est pas réaliste. Il est au-delà. Il peint ce que nous n’osons plus voir. Ce que nous fuyons : le banal. L’ennui. L’attente. Il peint notre vie. Celle que nous ne regardons jamais.|couper{180}
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