04 novembre 2019

C’est avec des idées embrouillées que l’odeur du café m’extirpe des bras de Morphée ; et si la première phrase qui me vient à l’esprit ce matin est : « L’univers est une illusion », je n’en suis pas plus rassuré pour autant.

Car dans ce cas, comment parvenons-nous à maintenir si solidement cette illusion depuis tant d’années, de siècles, de millénaires ? Comment les règles que nous nous fixons — en maths, en géométrie, en physique, qu’elle soit quantique ou autre — continueraient-elles à produire des résultats à peu près toujours similaires ?

Nous nous accrochons à des processus, à des « how to », par confort, par habitude, en imaginant que le résultat sera toujours le même. Dans le fond, je ne suis pas loin de penser que c’est parce que nous imaginons ce résultat à l’avance que les processus fonctionnent : ils ne seraient qu’un prétexte pour créer un chemin mental vers ce résultat attendu.

L’univers est une illusion.

Les Aborigènes d’Australie parlent du « Dream Time » depuis toujours. Leurs rituels n’ont rien à envier à nos formules mathématiques, à nos procédés modernes de fabrication de ce rêve que nous appelons naïvement « réalité ».

Dans les rêves, il suffit de penser à une chose pour qu’elle advienne immédiatement, comme par magie. Dans les cauchemars aussi. Cependant, nous n’en savons guère plus sur le contrôle de nos rêves que sur la pseudo-réalité.

Carlos Castaneda parlait d’un entraînement quotidien dont l’essentiel était de maintenir la conscience de ses mains pour s’enfoncer progressivement, habilement, dans le sommeil et les rêves. En maintenant cette « attention » farouchement sur un point focal facile — nos propres mains — nous obtiendrions, avec l’habitude, la régularité, et surtout la croyance que cela fonctionne, la possibilité de créer un pont entre ces deux états : l’éveil et l’endormissement ; qui, j’en suis persuadé désormais, ne sont rien d’autre que la même chose, sauf pour de très rares personnes.

En réfléchissant à cela, et en établissant un parallèle avec le dessin, j’entrevois un écho à ce qu’évoque Castaneda. S’enfoncer dans un dessin, finalement, c’est aussi traverser la paroi poreuse des rêves et des pseudo-réalités.

Hier, j’ai voulu tenter cette expérience : partir au hasard des traits, des lignes, avec mon crayon comme objet de concentration. Sans établir de processus compliqué, en partant juste de la contrainte du trait, de la hachure, plus ou moins épaisse, plus ou moins resserrée ou espacée.

À un moment donné, je suis « tombé » dans le dessin tout entier sans savoir ce qu’il représentait : juste des vibrations de valeurs, des ondulations provoquées par le sens des hachures.

Comme on utilise le rythme des tambours, on peut utiliser le son de la pointe du crayon comme signal auditif, comme source d’attention, pour pénétrer dans ce monde bizarre de traces qui, soudain, forme un univers à part entière.

On peut alors comprendre que des forces qui n’ont rien à voir avec l’intellect classique exercent des pressions, des accélérations et des ralentissements, utilisant à la fois lourdeur et légèreté, pour résumer maladroitement.

Le dessinateur devient comme une antenne, et la main prolongée du crayon devient cette partie mobile qui réagit aux informations captées.

Voilà comment on peut vouloir atteindre un objectif — dessiner — et se retrouver sourcier, ébahi, par la cartographie d’un terrain étrange que l’on vient de « réaliser ».

Le plus dur, le plus difficile, c’est de rester là. Sans doute y a-t-il encore dans mon sang ce virus familial, génétiquement implanté, « à l’insu de mon plein gré ».

Tous les départs, toutes les fuites, tous les exils continuent à fabriquer des leucocytes et des globules blancs, et le programme créé par les anciens continue son errance par ce dernier maillon de la chaîne que je tente d’incarner.

Rester devant la feuille à dessiner, fermer les écoutilles, ignorer le bruit du monde tout autour, exilé du brouhaha des réseaux sociaux, des foules allant par les rues, les routes, les chemins, vers leurs emplois du temps respectifs — dans une commune perte de temps, peut-être.

C’est à la fois une chance et une malédiction qui s’empoignent sur le ring de l’instant, et que je n’arrive pas très bien à arbitrer.

Accepter de s’asseoir, tout d’abord, peut prendre un moment.

N’y a-t-il pas toujours un café à prendre ou à reprendre ? Une cigarette à allumer pour temporiser. Un chant d’oiseau qui distrait de l’inéluctable. Ou encore la chatte qui miaule pour que je lui concède sa ration de croquettes — pas plus de 50 grammes, attention !

Je ne veux pas d’objectif classique. Je ne veux pas faire un « beau dessin ».

Les beaux dessins, j’en ai fait tellement qu’ils ne veulent plus rien dire désormais.

Les beaux dessins sont frappés de mutisme, du gauche et de la droite, bing et bang !

Non ! Creuser plutôt l’intérieur de cette coquille de noix qui réalise le dessin.

J’ai mis tous les prétextes habituels de côté : plaire et se faire aimer, au plus loin. La reconnaissance aussi, avec un sourire pathétique, comme on s’excuse de ne pas pouvoir continuer plus loin : que ça suffit, qu’il faut respirer pour vivre, qu’on étouffe, etc.

En stand-by, tous les engagements feulent et grognent dans leurs cages.

Aujourd’hui, j’ai une chose à réaliser : apprendre à rester là.

À m’asseoir devant ma feuille de papier avec mon crayon, mon taille-crayon, ma gomme.

Rester là pour dessiner.

C’est tout.

Stay here.

Quand j’y repense, je me souviens de la difficulté à vider la maison de mon père.

Il avait déjà prévu en bonne partie son départ. Ces derniers mois, il vivait quasiment comme un moine bouddhiste, avec presque rien.

Mais quand même.

Il aura fallu un gros camion pour tout déménager, et j’ai dû, avant cela, bazarder beaucoup de vieilleries, à contre-cœur, à la déchetterie la plus proche.

Quand je repense à son enterrement non plus, il n’y avait pas grand monde.

Il avait aussi fait pas mal de vide parmi ses connaissances, qu’elles soient professionnelles, amicales, familiales.

Moins de dix personnes l’accompagnèrent à la fin et voilà : toute une vie, et un enterrement presque clandestin.

Évidemment, j’ai conservé tout un tas de choses de la maison de mon père : des souvenirs, des meubles, certains tableaux qu’avait peints ma mère, des papiers, des livres. Tout cela m’envahit désormais. J’en ai mis au grenier, à l’étage de l’atelier aussi. Et il m’a toujours paru nécessaire de conserver ces choses, tout simplement parce que si je les avais vendues ou jetées, je serais devenu le dernier des traîtres, des salauds. J’aurais tué mes parents ; je m’en serais débarrassé moi-même une seconde fois, avec la frayeur larvée que ce fût la dernière.

Mais non, dans le fond, c’est bien pire que tout ce que j’ai pu imaginer.

Comme chez Kafka : un cadavre ne cesse de grandir à l’intérieur d’une pièce, jusqu’à tout remplir.

Peut-être que, pour dessiner tranquillement, je devrais m’occuper de ça vraiment : louer un camion et aller décharger tout ça dans la déchetterie la plus proche.

Les tuer une dernière fois — mais alors là, une bonne fois, sans hésitation.

Pour continuer

Carnets | Atelier

Hopper, ou l’élégance de l’insignifiant

Il y a cette station-service. Seule. Presque vide. "Gas", dit le tableau. Un mot. Court. Brut. Et pourtant, tout y est. Une lumière diffuse, en bout de journée peut-être. Rien ne bouge. Ou si peu. L’homme, silhouette penchée, affairée à quelque chose. Un geste quotidien. Répété mille fois. Sans intérêt. Mais regardez mieux. "Mobilegas", lit-on sur la pancarte. On pense à Pégase. On ne sait pas pourquoi. Peut-être à cause du cheval. Ou de l’envol. Une image qui se dérobe. Hopper ne montre rien, il suggère. C’est sa manière. La scène, prise trop tôt. Ou trop tard. Un peu comme une photo manquée. Mais volontairement. C’est là tout l’art. Il y a chez Hopper un refus. Subtil. Élégant. De raconter. De donner un sens. Il peint l’interstice. Le battement vide entre deux actions. Ce qu’on ignore, d’ordinaire. Ce qu’on oublie. Et c’est précisément ce qui inquiète. L’« inquiétante étrangeté », disait Freud. Das Unheimliche. Hitchcock, lui aussi, connaissait ça. L’homme qui regarde par la fenêtre. Et rien ne se passe. Pas encore. Mais on reste. On attend. Parce qu’on sait. Que quelque chose va arriver. Chez Hopper, c’est pareil. L’événement est suspendu. Juste hors champ. La tension est dans la lumière. Dans la fixité. Dans l’ordinaire trop scruté. Un bureau. Une femme. Un homme. C’est "La nuit au bureau". La scène pourrait être banale. Mais elle ne l’est pas. La femme regarde l’homme. Ou bien c’est l’inverse. Cela dépend des esquisses. Hopper hésite. Puis tranche. Mais laisse le doute. Comme dans un flip-book silencieux, les regards s’animent. L’un vers l’autre. L’un contre l’autre. Et rien ne se dit. Hopper n’est pas réaliste. Il est au-delà. Il peint ce que nous n’osons plus voir. Ce que nous fuyons : le banal. L’ennui. L’attente. Il peint notre vie. Celle que nous ne regardons jamais.|couper{180}

peintres réflexions sur l’art

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24 novembre 2019

Écrire un livre a toujours été là, une tâche de fond. J’y ai renoncé, faute de forme. Roman, essais, nouvelles, autofiction — je tentais de rapprocher ma production d’une forme existante. Une forme rassurante. La question revient en voyant la quantité de textes écrits ici. Quant à moi, je n’en sais rien. J’écris au jour le jour, comme un paysan va aux champs. Parce que c’est son quotidien. Parce que sans cela, il ne peut pas vivre. Un paysan vit de peu. De l’amour de son travail, d’eau fraîche, et d’une régularité têtue.|couper{180}

Autofiction et Introspection écriture fragmentaire peintres

Carnets | Atelier

17 novembre 2019

La nuit ne disparaîtra jamais, elle est en nous, indéfectible. Ce texte interroge la symbolique de la nuit à travers les âges, tout en remettant en question les idées préconçues sur la barbarie et l’ombre, là où le véritable danger se cache en plein jour.|couper{180}