03 novembre 2019
Entre la tête censée rester froide et le cœur censé rester chaud, il arrive que tout se brouille : les informations circulent mal, parasitées par une sorte de météo intérieure. Quand l’une prend le pas sur l’autre, quelque chose de glacial se propage, et les états comme les êtres basculent vers l’insensé. Au sommet du calcul et de la stratégie, on tombe vite sur le mépris : mépris de la vulnérabilité, mépris de la faiblesse. Les déceptions, les manques, les rages, les rancunes finissent par refroidir les échanges ; la politesse devient un congélateur, et le ridicule qui en sort ne produit plus qu’un rire amer. Ce matin, je me surprends à tourner en rond autour de l’axe taré de mes envies. Je me dis : il suffirait d’actions logiques, de listes, d’un peu de méthode propulsée par l’intérêt, par le désir, pour refondre ce gloubi-boulga en stratégie et sortir de l’austérité où je vis depuis un moment. Et puis je remercie presque malgré moi ma bonne fée perpétuelle : l’inertie, qui m’a souvent sauvé autant des victoires que des défaites communes. J’ai toujours pensé que lorsqu’il n’y a que deux options, il faut en inventer une troisième, coûte que coûte. Je me demande si cette troisième voie, je ne la cherche pas depuis toujours : l’équilibre entre la tête et le cœur. La passion, chez moi, ne rencontre pas de limite. Je plonge, je m’engouffre : écriture, photographie, peinture, femmes — même mécanisme, même excès. Et je n’ai longtemps su dire que ça : c’est plus fort que moi. Maîtriser ses passions m’a toujours paru une ineptie, proposée à ma « nature ». Mais quelle est-elle, cette nature ? Quand je regarde les enfants, je vois la même absence de frein, la même spontanéité à dessiner, à peindre : vive, libre, sans entrave. Il me faut l’admettre : à presque soixante ans, je ne suis qu’un enfant mal sevré — et je serais tenté de m’en plaindre si une joie bizarre, en moi, ne contredisait pas aussitôt la plainte. Alors remonte une image, du fond de mon iconographie intime : Christophe de Lycie. Dans certains récits anciens, on parle d’un être à tête de chien, monstre et anthropophage, qui, par le baptême, devient christophorus ; puis l’Occident remplace peu à peu la tête de chien par un enfant porté. Syncrétisme, retournement, métamorphose : une figure qui dit peut-être ceci — que nous portons tous un enfant sur nos épaules, et que l’adulte n’est souvent qu’un corps chargé d’assurer la traversée. Et si c’était cela, au fond, l’équilibre que je cherche : tenir ensemble la force et la douceur, la cervelle et le cœur, sans les laisser se geler l’un l’autre. De tous temps, des sages, des artistes, des érudits ont cherché un signe pour dire cette jonction ; sans bénitier ni morale, simplement un symbole. Ce matin, je tombe sur cette idée comme sur une croix plantée au bord du chemin.
Cette envie de dessiner que je retiens depuis si longtemps, avec toute la force de mon inertie, n’importe qui d’autre que moi pourrait en rire. J’en ai ri aussi, bien sûr, puis le rire s’est épuisé ; après le désespoir, après la vanité, j’ai vu une petite lueur. Alors j’ai décidé de repartir, d’aller dans le “bon” sens — c’est-à-dire, évidemment, dans le sens contraire de celui où tout le monde s’engouffre : au lieu d’aller vers l’extérieur, retourner vers l’intérieur, et descendre plus bas encore, là où une ligne, un point, une forme ne demandent aucun écho. Je pense à une chambre d’hôtel, à une table, à une mine de plomb, à cette lumière sans qualité qui tombe sur le papier. Tout est silencieux, presque sidéral : masses, vides, pleins, comme des galaxies à peine visibles au premier regard. Il faudrait remonter la ligne ténue des leçons bien apprises, retrouver la maladresse, la vie, le mouvement — et sortir du tombeau des habitudes, étonné, non pas d’être sauvé, mais simplement de respirer à nouveau.
Pour continuer
Carnets | Atelier
Hopper, ou l’élégance de l’insignifiant
Il y a cette station-service. Seule. Presque vide. "Gas", dit le tableau. Un mot. Court. Brut. Et pourtant, tout y est. Une lumière diffuse, en bout de journée peut-être. Rien ne bouge. Ou si peu. L’homme, silhouette penchée, affairée à quelque chose. Un geste quotidien. Répété mille fois. Sans intérêt. Mais regardez mieux. "Mobilegas", lit-on sur la pancarte. On pense à Pégase. On ne sait pas pourquoi. Peut-être à cause du cheval. Ou de l’envol. Une image qui se dérobe. Hopper ne montre rien, il suggère. C’est sa manière. La scène, prise trop tôt. Ou trop tard. Un peu comme une photo manquée. Mais volontairement. C’est là tout l’art. Il y a chez Hopper un refus. Subtil. Élégant. De raconter. De donner un sens. Il peint l’interstice. Le battement vide entre deux actions. Ce qu’on ignore, d’ordinaire. Ce qu’on oublie. Et c’est précisément ce qui inquiète. L’« inquiétante étrangeté », disait Freud. Das Unheimliche. Hitchcock, lui aussi, connaissait ça. L’homme qui regarde par la fenêtre. Et rien ne se passe. Pas encore. Mais on reste. On attend. Parce qu’on sait. Que quelque chose va arriver. Chez Hopper, c’est pareil. L’événement est suspendu. Juste hors champ. La tension est dans la lumière. Dans la fixité. Dans l’ordinaire trop scruté. Un bureau. Une femme. Un homme. C’est "La nuit au bureau". La scène pourrait être banale. Mais elle ne l’est pas. La femme regarde l’homme. Ou bien c’est l’inverse. Cela dépend des esquisses. Hopper hésite. Puis tranche. Mais laisse le doute. Comme dans un flip-book silencieux, les regards s’animent. L’un vers l’autre. L’un contre l’autre. Et rien ne se dit. Hopper n’est pas réaliste. Il est au-delà. Il peint ce que nous n’osons plus voir. Ce que nous fuyons : le banal. L’ennui. L’attente. Il peint notre vie. Celle que nous ne regardons jamais.|couper{180}
Carnets | Atelier
24 novembre 2019
Écrire un livre a toujours été là, une tâche de fond. J’y ai renoncé, faute de forme. Roman, essais, nouvelles, autofiction — je tentais de rapprocher ma production d’une forme existante. Une forme rassurante. La question revient en voyant la quantité de textes écrits ici. Quant à moi, je n’en sais rien. J’écris au jour le jour, comme un paysan va aux champs. Parce que c’est son quotidien. Parce que sans cela, il ne peut pas vivre. Un paysan vit de peu. De l’amour de son travail, d’eau fraîche, et d’une régularité têtue.|couper{180}
Carnets | Atelier
17 novembre 2019
La nuit ne disparaîtra jamais, elle est en nous, indéfectible. Ce texte interroge la symbolique de la nuit à travers les âges, tout en remettant en question les idées préconçues sur la barbarie et l’ombre, là où le véritable danger se cache en plein jour.|couper{180}