{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/30-avril-2025.html", "url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/30-avril-2025.html", "title": "30 avril 2025", "date_published": "2025-04-30T07:02:16Z", "date_modified": "2025-06-23T18:39:30Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>\nJe ne suis pas un collectionneur. Non, pas un de ceux qui rassemblent les timbres, les armes rouill\u00e9es, les papillons morts ou les ex-voto exsangues — je n\u2019ai ni cette patience, ni cette foi-l\u00e0. Mais parfois, l\u2019id\u00e9e me visite. Elle entre comme un vent de moisson dans une grange vide. Elle parle bas, me flatte, me fait croire \u00e0 une vocation obscure. Alors je commence. Je trace, je num\u00e9rote, je cherche \u00e0 enfermer le monde dans des tiroirs bien rang\u00e9s. Puis vient l\u2019\u00e9coeurement. L\u2019id\u00e9e reste l\u00e0, raide, morte, comme un Christ sans croix dans l\u2019\u00e9glise d\u2019un hameau d\u00e9sert\u00e9.<\/p>\n
Ces jours derniers, une nu\u00e9e de collections a fondu sur moi. Elles ne sentaient ni la naphtaline, ni l’ordre : elles \u00e9taient \u00e9tranges, hirsutes, inclassables. Il y eut celle-l\u00e0, la plus persistante : recueillir chaque occurrence du mot silence dans ce grand fatras que je pr\u00e9tends \u00e9crire. Cent soixante-dix pages de texte serr\u00e9, cinquante-cinq mille mots. Un travail de moine sans clo\u00eetre, sans Dieu. J\u2019y passai des heures \u00e0 extraire les phrases, \u00e0 guetter le point final comme une d\u00e9livrance. Je r\u00eavais — oui, litt\u00e9ralement — qu\u2019une forme na\u00eetrait de ce chaos, une structure, une nef, un vitrail peut-\u00eatre. Mais rien. Sinon l\u2019illusion fugace d\u2019avoir domestiqu\u00e9 un peu de vide.<\/p>\n
Le soir, j\u2019ouvris Tageb\u00fccher 1910\u20131923. Kafka. L\u2019Allemand m\u2019\u00e9chappa comme l\u2019eau d\u2019une source entre des doigts gourds. Je lisais pourtant \u00e0 voix haute, en tr\u00e9buchant, avec Marthe Robert pour me rattraper. Une id\u00e9e, comme une fl\u00e8che douce, me traversa : lire Kafka au micro, en fran\u00e7ais. Faire podcast, oui, avec la voix d\u2019un autre. Celle d\u2019Alain Veinstein, par exemple. Pas la mienne — trop friable, trop moi. Une heure de si et de donc, comme Perrette et son pot au lait. Un r\u00eave. Et puis : les droits d\u2019auteur. Kafka, rien \u00e0 dire. Mais Marthe Robert ? Trente ans encore, dit-on. Trente ans, c\u2019est toute une vie pour quelqu\u2019un comme moi, quelqu\u2019un sans suite.<\/p>\n
Alors j\u2019ai fui sur le site de Gutenberg. J\u2019y ai trouv\u00e9 Kafka, nu comme un martyr, libre enfin. J\u2019ai balbuti\u00e9 Ich schreibe das ganz bestimmt aus Verzweiflung..., comme une oraison fun\u00e8bre pour mon propre corps. Puis, nouvelle illumination : et si je le traduisais, Kafka ? \u00c0 ma fa\u00e7on. En fran\u00e7ais d\u00e9pouill\u00e9, raval\u00e9. Des phrases p\u00e2les comme des os blanchis. Exemple : \u00c9crire est plus facile que vivre. Rien de plus. Mais dans cette platitude, je sentais Pessoa murmurer : Navigar \u00e9 preciso, viver n\u00e3o \u00e9 preciso. Alors j\u2019imaginai deux voix disant la m\u00eame chose : la mienne et une autre, portugaise. Deux timbres, deux silences entre les mots. Une st\u00e9r\u00e9o de l\u2019obsession.<\/p>\n
Mais alors me prit un vertige. Un vrai. Une chute lente, infinie, comme si j\u2019avais touch\u00e9 une amulette trop ancienne. J\u2019y vis, d\u2019un coup, tout : le ridicule, l\u2019inutile, l\u2019amour absent — surtout lui. L\u2019amour qui m\u2019aurait donn\u00e9 la constance. L\u2019amour qui me manque pour mener quoi que ce soit \u00e0 terme. Il me vint que je pourrais, \u00e0 d\u00e9faut de toute autre collection, faire celle de mes d\u00e9faites. Elles sont innombrables, elles sont miennes. Mon seul territoire.<\/p>\n
Enfin, je pensai \u00e0 ce tableau qu\u2019on m\u2019a command\u00e9. Je revis la sc\u00e8ne, tr\u00e8s lente, tr\u00e8s claire : on me le demande, et je dis oui. Mais j\u2019aurais d\u00fb dire non, je le savais, je le savais d\u00e9j\u00e0. Le oui est sorti comme on tr\u00e9buche. Il ne fut pas prononc\u00e9. Il fut, tout simplement.<\/p>", "content_text": " Je ne suis pas un collectionneur. Non, pas un de ceux qui rassemblent les timbres, les armes rouill\u00e9es, les papillons morts ou les ex-voto exsangues \u2014 je n\u2019ai ni cette patience, ni cette foi-l\u00e0. Mais parfois, l\u2019id\u00e9e me visite. Elle entre comme un vent de moisson dans une grange vide. Elle parle bas, me flatte, me fait croire \u00e0 une vocation obscure. Alors je commence. Je trace, je num\u00e9rote, je cherche \u00e0 enfermer le monde dans des tiroirs bien rang\u00e9s. Puis vient l\u2019\u00e9coeurement. L\u2019id\u00e9e reste l\u00e0, raide, morte, comme un Christ sans croix dans l\u2019\u00e9glise d\u2019un hameau d\u00e9sert\u00e9. Ces jours derniers, une nu\u00e9e de collections a fondu sur moi. Elles ne sentaient ni la naphtaline, ni l'ordre : elles \u00e9taient \u00e9tranges, hirsutes, inclassables. Il y eut celle-l\u00e0, la plus persistante : recueillir chaque occurrence du mot silence dans ce grand fatras que je pr\u00e9tends \u00e9crire. Cent soixante-dix pages de texte serr\u00e9, cinquante-cinq mille mots. Un travail de moine sans clo\u00eetre, sans Dieu. J\u2019y passai des heures \u00e0 extraire les phrases, \u00e0 guetter le point final comme une d\u00e9livrance. Je r\u00eavais \u2014 oui, litt\u00e9ralement \u2014 qu\u2019une forme na\u00eetrait de ce chaos, une structure, une nef, un vitrail peut-\u00eatre. Mais rien. Sinon l\u2019illusion fugace d\u2019avoir domestiqu\u00e9 un peu de vide. Le soir, j\u2019ouvris Tageb\u00fccher 1910\u20131923. Kafka. L\u2019Allemand m\u2019\u00e9chappa comme l\u2019eau d\u2019une source entre des doigts gourds. Je lisais pourtant \u00e0 voix haute, en tr\u00e9buchant, avec Marthe Robert pour me rattraper. Une id\u00e9e, comme une fl\u00e8che douce, me traversa : lire Kafka au micro, en fran\u00e7ais. Faire podcast, oui, avec la voix d\u2019un autre. Celle d\u2019Alain Veinstein, par exemple. Pas la mienne \u2014 trop friable, trop moi. Une heure de si et de donc, comme Perrette et son pot au lait. Un r\u00eave. Et puis : les droits d\u2019auteur. Kafka, rien \u00e0 dire. Mais Marthe Robert ? Trente ans encore, dit-on. Trente ans, c\u2019est toute une vie pour quelqu\u2019un comme moi, quelqu\u2019un sans suite. Alors j\u2019ai fui sur le site de Gutenberg. J\u2019y ai trouv\u00e9 Kafka, nu comme un martyr, libre enfin. J\u2019ai balbuti\u00e9 Ich schreibe das ganz bestimmt aus Verzweiflung..., comme une oraison fun\u00e8bre pour mon propre corps. Puis, nouvelle illumination : et si je le traduisais, Kafka ? \u00c0 ma fa\u00e7on. En fran\u00e7ais d\u00e9pouill\u00e9, raval\u00e9. Des phrases p\u00e2les comme des os blanchis. Exemple : \u00c9crire est plus facile que vivre. Rien de plus. Mais dans cette platitude, je sentais Pessoa murmurer : Navigar \u00e9 preciso, viver n\u00e3o \u00e9 preciso. Alors j\u2019imaginai deux voix disant la m\u00eame chose : la mienne et une autre, portugaise. Deux timbres, deux silences entre les mots. Une st\u00e9r\u00e9o de l\u2019obsession. Mais alors me prit un vertige. Un vrai. Une chute lente, infinie, comme si j\u2019avais touch\u00e9 une amulette trop ancienne. J\u2019y vis, d\u2019un coup, tout : le ridicule, l\u2019inutile, l\u2019amour absent \u2014 surtout lui. L\u2019amour qui m\u2019aurait donn\u00e9 la constance. L\u2019amour qui me manque pour mener quoi que ce soit \u00e0 terme. Il me vint que je pourrais, \u00e0 d\u00e9faut de toute autre collection, faire celle de mes d\u00e9faites. Elles sont innombrables, elles sont miennes. Mon seul territoire. Enfin, je pensai \u00e0 ce tableau qu\u2019on m\u2019a command\u00e9. Je revis la sc\u00e8ne, tr\u00e8s lente, tr\u00e8s claire : on me le demande, et je dis oui. Mais j\u2019aurais d\u00fb dire non, je le savais, je le savais d\u00e9j\u00e0. Le oui est sorti comme on tr\u00e9buche. Il ne fut pas prononc\u00e9. Il fut, tout simplement. ", "image": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/IMG\/logo\/triptyque_commande.jpg?1748065069", "tags": ["Auteurs litt\u00e9raires", "Autofiction et Introspection", "r\u00eaves"] } ,{ "id": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/29-avril-2025.html", "url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/29-avril-2025.html", "title": "29 avril 2025", "date_published": "2025-04-29T07:04:24Z", "date_modified": "2025-04-29T07:04:24Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>\nLe fait que nous soyons d\u00e9j\u00e0 morts,
\net que ce que nous nommons la vie
\nne soit qu’un \u00e9tat plus ou moins fumeux,
\noscillant entre r\u00eaverie et d\u00e9pression —
\npurgatoire pour les uns,
\nenfer pour d’autres,
\net pire encore :
\nparadis pour ceusses qui r\u00e9gissent cet univers carc\u00e9ral. <\/p>\n
Les milliardaires. <\/p>\n
Ce serait \u00e7a, le paradis sur terre :
\navoir tout pouvoir pour faire avaler autant de mensonges qu’on peut
\naux foules
\navec des mots comme
\nlibert\u00e9
\nfraternit\u00e9
\n\u00e9galit\u00e9 <\/p>\n
tout en les ratiboisant copieusement d’ann\u00e9e en ann\u00e9e
\njusqu’\u00e0 les voir crever
\nles unes apr\u00e8s les autres
\ndans le grand d\u00e9potoir
\ndes d\u00e9g\u00e2ts collat\u00e9raux
\ndu bien-\u00eatre.<\/p>\n
Je m’emballe.<\/p>\n
Pont-Neuf.
\nPlus de premi\u00e8re fra\u00eecheur.
\nMais je m’emballe quand m\u00eame.<\/p>\n
Je le vois.
\nJe le sens.<\/p>\n
Or donc, tout serait \u00e9crit d’avance,
\ny compris cette phrase.<\/p>\n
M
\nA
\nI
\nN
\nT
\nE
\nN
\nA
\nN
\nT<\/p>\n
et<\/p>\n
de surprendre la supercherie, Il faut que je me raccroche \u00e0 l’\u00e9poque. Ces monstres — Je m’en suis fait la r\u00e9flexion en allant au pain.<\/p>\n Il fait beau. Mais — Sans quoi, Donc je disais : Et que Un vieux chant de coq enrou\u00e9. je Et nous place, Mon attention est partout et nulle part.<\/em><\/p>\n L\u2019attention est une opportunit\u00e9 qui se pr\u00e9sente Mais aujourd\u2019hui, coup de chance, j\u2019\u00e9tais l\u00e0.<\/em><\/p>\n Je n\u2019avais rien \u00e0 faire qu\u2019\u00eatre l\u00e0, Elle \u00e9tait en nage, Elle a \u00e9t\u00e9 surprise, L\u2019attention est revenue ce matin.<\/p>\n Elle a tr\u00e9buch\u00e9 sur le tapis de l\u2019entr\u00e9e.<\/p>\n Son sac a gliss\u00e9 par terre avec un bruit mou. « Ouh ouh, je suis tomb\u00e9e », a-t-elle dit, en riant comme si cela n\u2019avait pas d\u2019importance.<\/p>\n Je n\u2019ai pas boug\u00e9. Peut-\u00eatre que c\u2019\u00e9tait \u00e7a, \u00eatre attentif : ne rien rattraper, ne rien r\u00e9parer, juste \u00eatre l\u00e0 quand l\u2019attention tombe.<\/em><\/p>\n Alors elle s\u2019est assise par terre, comme si c\u2019\u00e9tait normal. Elle est revenue ce soir.<\/p>\n Elle s\u2019est arr\u00eat\u00e9e dans l\u2019embrasure de la porte.<\/p>\n Elle avait l\u2019air fatigu\u00e9e, un peu confuse. « Comment que je m\u2019appelle d\u00e9j\u00e0 ? » a-t-elle murmur\u00e9.<\/p>\n Je l\u2019ai regard\u00e9e sans rien dire. Elle a secou\u00e9 la t\u00eate, comme pour chasser un r\u00eave. Je me suis assis en face d\u2019elle, sans un mot. Ce matin-l\u00e0, je l\u2019ai vue venir de loin.<\/p>\n Elle avan\u00e7ait entre les herbes hautes, levant parfois les bras, comme pour saluer. Mais elle a h\u00e9sit\u00e9.<\/p>\n Elle a regard\u00e9 \u00e0 gauche, \u00e0 droite. Puis elle a pris un sentier de travers. J\u2019ai attendu un peu.<\/em> J\u2019ai attendu encore, plus longtemps que raisonnable.<\/em><\/p>\n Puis j\u2019ai baiss\u00e9 les yeux.<\/em> Elle est arriv\u00e9e par le chemin de traverse. Elle ne m\u2019a pas vu. Elle a travers\u00e9 l\u2019air entre nous sans rien effleurer, sans rien soulever.<\/p>\n Je l\u2019ai suivie du regard, lentement, Elle a disparu derri\u00e8re la haie sans se retourner.<\/p>\n Je suis rest\u00e9 assis, les mains sur les genoux, Elle s\u2019est arr\u00eat\u00e9e au milieu de la pi\u00e8ce. Moi je n\u2019entendais rien. Elle, pourtant, restait immobile, concentr\u00e9e, comme suspendue \u00e0 une vibration tr\u00e8s fine, tr\u00e8s loin, tr\u00e8s loin d\u2019ici.<\/p>\n Je l\u2019ai regard\u00e9e sans bouger.<\/p>\n Je n\u2019ai pas os\u00e9 parler.<\/em> Elle semblait entendre quelque chose d\u2019important, Alors je suis rest\u00e9 l\u00e0, Elle s\u2019est approch\u00e9e du banc. Elle a regard\u00e9 le ciel, puis le sol, puis ses mains.<\/p>\n Ses \u00e9paules ont boug\u00e9 imperceptiblement, comme si un poids invisible h\u00e9sitait \u00e0 se poser ou \u00e0 s\u2019envoler.<\/p>\n Elle a fait un pas en arri\u00e8re, un pas en avant. Moi, je n\u2019ai rien dit. Apr\u00e8s un long moment, elle a soupir\u00e9, tr\u00e8s bas, Elle est entr\u00e9e sans bruit.<\/p>\n Elle s\u2019est arr\u00eat\u00e9e \u00e0 deux pas de moi.<\/p>\n Elle ne s\u2019est pas assise. Elle est rest\u00e9e debout, les bras le long du corps, Je n\u2019ai pas boug\u00e9 non plus. Le temps a commenc\u00e9 \u00e0 s\u2019\u00e9tirer, Il n\u2019\u00e9tait plus ni t\u00f4t ni tard.<\/em> Il n\u2019y avait que son silence debout,<\/em> Elle est revenue sans bruit.<\/p>\n Elle s\u2019est approch\u00e9e plus pr\u00e8s que d\u2019habitude. Elle ne disait rien. Alors j\u2019ai eu peur.<\/p>\n Pas peur d\u2019elle. J\u2019ai d\u00e9tourn\u00e9 les yeux.<\/p>\n Pas brusquement, Quand je suis revenu, Elle n\u2019avait pas eu besoin de courir. Elle \u00e9tait l\u00e0. Elle tenait debout, fragile, Je n\u2019ai pas boug\u00e9. Mais d\u00e9j\u00e0 elle devenait floue.<\/p>\n Ses contours tremblaient, Je voulais tendre la main, Mais m\u00eame ce geste-l\u00e0 aurait \u00e9t\u00e9 trop lourd.<\/p>\n Alors je suis rest\u00e9 immobile, Et le silence, doucement, a reflu\u00e9 vers moi.<\/p>\n La r\u00e9p\u00e9tition, ce mouvement sourd et patient qui m\u00e8ne l’existence, porte en elle le tragique et la com\u00e9die, tout ensemble, \u00e0 la mani\u00e8re d’une antique machinerie dont nous serions les modestes rouages. C’est sans doute pourquoi les humoristes, qui connaissent la vanit\u00e9 des choses, en ont fait un ressort, ce qu’on appelle le comique de r\u00e9p\u00e9tition.<\/p>\n Chaque ann\u00e9e, S. et moi, nous tombons malades, \u00e0 l’heure o\u00f9 s’annonce le repos qu’on attendait. De mon c\u00f4t\u00e9, \u00e7a s’est manifest\u00e9 d\u00e8s le d\u00e9but de la semaine : je me suis tra\u00een\u00e9, noueux, v\u00e9tuste, pour honorer mes cours. L’annulation n’\u00e9tait pas pensable — perte trop grande, peu d’entr\u00e9es, d\u00e9j\u00e0. Nous autres, aux marges de l’\u00e9conomie, nous n’avons gu\u00e8re le choix.<\/p>\n Mais au-del\u00e0 de la fatigue, de cette mollesse interne qui \u00e9vide jusqu’au geste, le pire, le plus dur \u00e0 supporter, c’est l’humiliation d’\u00eatre, devant l’\u00e9cran, pareil \u00e0 un invert\u00e9br\u00e9 \u00e0 demi ass\u00e9ch\u00e9. Pourtant, dans le d\u00e9labrement, dans les poches encore industrieuses du for int\u00e9rieur, j’ai trouv\u00e9 de quoi repenser la structure du site : organisation th\u00e9matique plut\u00f4t que rubricaire, une circulation plus fluide, plus lisible.<\/p>\n En chemin, le mod\u00e8le o3 de ChatGPT — \u00e0 grand renfort de mes efforts en prompt engineering — s’est r\u00e9v\u00e9l\u00e9 inapte \u00e0 la t\u00e2che la plus \u00e9l\u00e9mentaire : b\u00e2tir un layout basique, trois colonnes, l’une escamotable \u00e0 l’aide d’un toggle. C’est o4 turbo — la vieille machine, \u00e0 la robustesse \u00e9prouv\u00e9e — qui a repris l’ouvrage et l’a men\u00e9 \u00e0 terme.<\/p>\n Je me suis m\u00eame amus\u00e9, pour m’\u00e9prouver peut-\u00eatre ou combler un vide, \u00e0 verser dans o4 l’int\u00e9gralit\u00e9 de l’\u0153uvre balzacienne. Il m’en est sorti un document .md, un inventaire de plus de deux mille personnages, leur fonction, leur ascendance, leur destin, une fresque class\u00e9e par familles — les ambitieux, les r\u00eaveurs, les pauvres types —, et, au mur, le graphique pour suivre, \u00e0 la mani\u00e8re d’un arpenteur obstin\u00e9, les chemins de F.B.<\/p>\n Il me faut cependant convenir que je n’ai pas eu, ces derniers mois, le temps, le nerf de tout poursuivre de front. Personne ne m’en fait le reproche. Il n’y a que moi pour en rougir, pour me heurter \u00e0 ce hiatus insupportable entre ce que je d\u00e9sire, ce que j’accomplis, et cette impossibilit\u00e9, \u00e9trangement, de faire concorder les deux figures.<\/p>\n J’abhorre l’id\u00e9e que la d\u00e9faillance pourrait venir de l’\u00e2ge, de la fatigue, des atteintes sourdes que le corps, \u00e0 notre insu, enregistre. J’ai, au fond de moi, cette \u00e9ducation t\u00eanue, qui me souffle \u00e0 voix basse : \"Encore un effort. Tu peux.\"<\/p>\n Et pourtant, quand sonne l’heure, rare, presque honteuse, de \"prendre des vacances\", cette permission qu’une fois l’an je m’accorde pour accompagner S., le corps, soudain, rend les armes. Il c\u00e8de. Et moi avec.<\/p>\n Badaboum.<\/p>\n Dire ne signifie pas forc\u00e9ment s\u2019adresser. Non ideo quod cogitatio dicitur, alicui dicitur.<\/em> Association soudaine avec les cours de Deleuze \u00e0 Vincennes. Aucune note. La parole cr\u00e9e la pens\u00e9e. La parole comme lieu de l’\u00e9laboration d’une pens\u00e9e. Si c’est ainsi, pourquoi avoir besoin d’un auditoire ? Pourquoi ne pas s’en aller parler en plein champ ? Sans doute parce que la pr\u00e9sence de l’autre (au sens le plus large) ajoute une intensit\u00e9. Il est possible que le besoin d’une divinit\u00e9 se manifeste d’autant plus lorsqu’on est seul. La divinit\u00e9 prend le r\u00f4le de cette alt\u00e9rit\u00e9 qui produit l’intensit\u00e9 du discours, le frottement qui cr\u00e9e l’\u00e9tincelle d’une pens\u00e9e.<\/p>\n Voici un texte qui contient plusieurs noyaux de sens :<\/p>\n Dire ne signifie pas forc\u00e9ment s\u2019adresser.<\/p>\n Loqui non semper significat ad aliquem loqui.<\/em><\/p>\n<\/li>\n Non ideo quod cogitatio dicitur, alicui dicitur.<\/em><\/p>\n<\/li>\n<\/ul>\n<\/li>\n Association soudaine avec les cours de Deleuze \u00e0 Vincennes.<\/p>\n Subita mentis coniunctio cum lectionibus Deleuzii Vincinnensis.<\/em><\/p>\n<\/li>\n<\/ul>\n<\/li>\n Aucune note.<\/p>\n Nulla nota.<\/em><\/p>\n<\/li>\n<\/ul>\n<\/li>\n La parole cr\u00e9e la pens\u00e9e.<\/p>\n Verbum cogitationem gignit.<\/em><\/p>\n<\/li>\n<\/ul>\n<\/li>\n La parole comme lieu de l’\u00e9laboration d’une pens\u00e9e.<\/p>\n Verbum velut locus in quo cogitatio formatur.<\/em><\/p>\n<\/li>\n<\/ul>\n<\/li>\n Si c’est ainsi, pourquoi avoir besoin d’un auditoire ?<\/p>\n Si ita est, cur auditor desideratur ?<\/em><\/p>\n<\/li>\n<\/ul>\n<\/li>\n Pourquoi ne pas s’en aller parler en plein champ ?<\/p>\n Cur non in agrum ire et ibi loqui ?<\/em><\/p>\n<\/li>\n<\/ul>\n<\/li>\n Sans doute parce que la pr\u00e9sence de l’autre (au sens le plus large) ajoute une intensit\u00e9.<\/p>\n Forsitan quia praesentia alterius, late sumpta, vim addit.<\/em><\/p>\n<\/li>\n<\/ul>\n<\/li>\n Il est possible que le besoin d’une divinit\u00e9 se manifeste d’autant plus lorsqu’on est seul.<\/p>\n Fieri potest ut solitudo desiderium numinis manifestius efficiat.<\/em><\/p>\n<\/li>\n<\/ul>\n<\/li>\n La divinit\u00e9 prend le r\u00f4le de cette alt\u00e9rit\u00e9 qui produit l’intensit\u00e9 du discours, le frottement qui cr\u00e9e l’\u00e9tincelle d’une pens\u00e9e.<\/p>\n Numen personam illius alteritatis assumit quae sermonis vim gignit, attritionem quae scintillam cogitationis parit.<\/em><\/p>\n<\/li>\n<\/ul>\n<\/li>\n<\/ul>\n Il y a cette inqui\u00e9tude qui revient parfois, lorsqu\u2019on \u00e9crit, lorsqu\u2019on tente d\u2019aller droit au but sans en dire trop, sans trop refermer le poing. Trop de densit\u00e9 en peu de lignes, et l\u2019on craint, non de trahir sa pens\u00e9e, mais de n\u2019en livrer que l\u2019\u00e9corce, trop serr\u00e9e pour les mains des autres. Le risque n\u2019est pas le rejet, ni m\u00eame le malentendu, mais une absence — de lecture, d\u2019\u00e9cho, de pr\u00e9sence. Pas de stupeur, pas de tremblement. Calme. Nous ne sommes ni au cirque ni en repr\u00e9sentation. Pas m\u00eame \u00e0 un concours. C\u2019est une page, rien de plus.<\/p>\n On dit parfois : c\u2019est \u00e0 prendre ou \u00e0 laisser. C\u2019est une expression d\u2019un autre \u00e2ge, n\u00e9e, je crois, chez les marchands du XVe si\u00e8cle, \u00e0 l\u2019\u00e9poque o\u00f9 la n\u00e9gociation n\u2019\u00e9tait pas encore l\u2019art flasque qu\u2019elle est devenue. Une \u00e9poque o\u00f9 l\u2019on posait ce qu\u2019on avait, comme on jetait le fer sur l\u2019enclume : on ne marchande pas. C\u2019est \u00e7a ou rien. Ce n\u2019est pas dit avec violence, mais avec la tranquillit\u00e9 s\u00e8che de ceux qui savent ce que vaut une chose, ce qu\u2019elle a co\u00fbt\u00e9.<\/p>\n C\u2019est l\u2019\u00e9poque, aussi, de Fran\u00e7ois Villon. Celui qui \u00e9crivait sur la corde raide, la t\u00eate d\u00e9j\u00e0 pench\u00e9e vers le gibet. Une langue aiguis\u00e9e, nerveuse, drue. Une langue qu\u2019on entend encore, entre deux pav\u00e9s, les jours de pluie. Il aurait pu dire cette phrase, la graver sur un mur de taverne : c\u2019est \u00e0 prendre ou \u00e0 laisser. C\u2019est une phrase de lisi\u00e8re, de fin de route, de gueule ouverte sur le froid.<\/p>\n Et puis, plus tard, Rabelais. \u00c0 lui, \u00e7a ne convenait pas. Il n\u2019en aurait rien fait. Lui n\u2019imposait rien. Il d\u00e9bordait. Il ouvrait, en grand, les portes, les corps, les phrases. Il p\u00e9tait et il rotait, comme on respire, comme on redonne souffle \u00e0 une langue fran\u00e7aise trop vieille d\u00e9j\u00e0, engonc\u00e9e dans les corsets d\u2019un monde de marchands. Il ne disait pas “\u00e7a ou rien”. Il disait : “Et aussi \u00e7a, et encore \u00e7a, et tiens, \u00e7a aussi.” Il ajoutait au monde, l\u00e0 o\u00f9 d\u2019autres le restreignaient.<\/p>\n freepik image<\/p>",
"content_text": " Dire ne signifie pas forc\u00e9ment s\u2019adresser. *Non ideo quod cogitatio dicitur, alicui dicitur.* Association soudaine avec les cours de Deleuze \u00e0 Vincennes. Aucune note. La parole cr\u00e9e la pens\u00e9e. La parole comme lieu de l'\u00e9laboration d'une pens\u00e9e. Si c'est ainsi, pourquoi avoir besoin d'un auditoire ? Pourquoi ne pas s'en aller parler en plein champ ? Sans doute parce que la pr\u00e9sence de l'autre (au sens le plus large) ajoute une intensit\u00e9. Il est possible que le besoin d'une divinit\u00e9 se manifeste d'autant plus lorsqu'on est seul. La divinit\u00e9 prend le r\u00f4le de cette alt\u00e9rit\u00e9 qui produit l'intensit\u00e9 du discours, le frottement qui cr\u00e9e l'\u00e9tincelle d'une pens\u00e9e. Voici un texte qui contient plusieurs noyaux de sens : - Dire ne signifie pas forc\u00e9ment s\u2019adresser. - *Loqui non semper significat ad aliquem loqui.* - *Non ideo quod cogitatio dicitur, alicui dicitur.* - Association soudaine avec les cours de Deleuze \u00e0 Vincennes. - *Subita mentis coniunctio cum lectionibus Deleuzii Vincinnensis.* - Aucune note. - *Nulla nota.* - La parole cr\u00e9e la pens\u00e9e. - *Verbum cogitationem gignit.* - La parole comme lieu de l'\u00e9laboration d'une pens\u00e9e. - *Verbum velut locus in quo cogitatio formatur.* - Si c'est ainsi, pourquoi avoir besoin d'un auditoire ? - *Si ita est, cur auditor desideratur ?* - Pourquoi ne pas s'en aller parler en plein champ ? - *Cur non in agrum ire et ibi loqui ?* - Sans doute parce que la pr\u00e9sence de l'autre (au sens le plus large) ajoute une intensit\u00e9. - *Forsitan quia praesentia alterius, late sumpta, vim addit.* - Il est possible que le besoin d'une divinit\u00e9 se manifeste d'autant plus lorsqu'on est seul. - *Fieri potest ut solitudo desiderium numinis manifestius efficiat.* - La divinit\u00e9 prend le r\u00f4le de cette alt\u00e9rit\u00e9 qui produit l'intensit\u00e9 du discours, le frottement qui cr\u00e9e l'\u00e9tincelle d'une pens\u00e9e. - *Numen personam illius alteritatis assumit quae sermonis vim gignit, attritionem quae scintillam cogitationis parit.* Il y a cette inqui\u00e9tude qui revient parfois, lorsqu\u2019on \u00e9crit, lorsqu\u2019on tente d\u2019aller droit au but sans en dire trop, sans trop refermer le poing. Trop de densit\u00e9 en peu de lignes, et l\u2019on craint, non de trahir sa pens\u00e9e, mais de n\u2019en livrer que l\u2019\u00e9corce, trop serr\u00e9e pour les mains des autres. Le risque n\u2019est pas le rejet, ni m\u00eame le malentendu, mais une absence \u2014 de lecture, d\u2019\u00e9cho, de pr\u00e9sence. Pas de stupeur, pas de tremblement. Calme. Nous ne sommes ni au cirque ni en repr\u00e9sentation. Pas m\u00eame \u00e0 un concours. C\u2019est une page, rien de plus. On dit parfois : c\u2019est \u00e0 prendre ou \u00e0 laisser. C\u2019est une expression d\u2019un autre \u00e2ge, n\u00e9e, je crois, chez les marchands du XVe si\u00e8cle, \u00e0 l\u2019\u00e9poque o\u00f9 la n\u00e9gociation n\u2019\u00e9tait pas encore l\u2019art flasque qu\u2019elle est devenue. Une \u00e9poque o\u00f9 l\u2019on posait ce qu\u2019on avait, comme on jetait le fer sur l\u2019enclume : on ne marchande pas. C\u2019est \u00e7a ou rien. Ce n\u2019est pas dit avec violence, mais avec la tranquillit\u00e9 s\u00e8che de ceux qui savent ce que vaut une chose, ce qu\u2019elle a co\u00fbt\u00e9. C\u2019est l\u2019\u00e9poque, aussi, de Fran\u00e7ois Villon. Celui qui \u00e9crivait sur la corde raide, la t\u00eate d\u00e9j\u00e0 pench\u00e9e vers le gibet. Une langue aiguis\u00e9e, nerveuse, drue. Une langue qu\u2019on entend encore, entre deux pav\u00e9s, les jours de pluie. Il aurait pu dire cette phrase, la graver sur un mur de taverne : c\u2019est \u00e0 prendre ou \u00e0 laisser. C\u2019est une phrase de lisi\u00e8re, de fin de route, de gueule ouverte sur le froid. Et puis, plus tard, Rabelais. \u00c0 lui, \u00e7a ne convenait pas. Il n\u2019en aurait rien fait. Lui n\u2019imposait rien. Il d\u00e9bordait. Il ouvrait, en grand, les portes, les corps, les phrases. Il p\u00e9tait et il rotait, comme on respire, comme on redonne souffle \u00e0 une langue fran\u00e7aise trop vieille d\u00e9j\u00e0, engonc\u00e9e dans les corsets d\u2019un monde de marchands. Il ne disait pas \u201c\u00e7a ou rien\u201d. Il disait : \u201cEt aussi \u00e7a, et encore \u00e7a, et tiens, \u00e7a aussi.\u201d Il ajoutait au monde, l\u00e0 o\u00f9 d\u2019autres le restreignaient. freepik image ",
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"title": "La place ",
"date_published": "2025-04-24T05:46:47Z",
"date_modified": "2025-04-24T05:50:20Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Pas un texte mais un avant texte<\/em> <\/p>\n Je lis un texte, envie de r\u00e9agir spontan\u00e9ment, je me retiens<\/em><\/p>\n Il arrive qu\u2019on lise un texte. Et que ce texte dise quelque chose de vrai. Mais aussi trop fort. Trop tendu. Trop expos\u00e9. On per\u00e7oit un \u00e9cart. Un manque de conscience dans le ton. Un d\u00e9sir d\u00e9guis\u00e9. Un cri qui ne sait pas qu\u2019il crie. Alors on est tent\u00e9 d\u2019intervenir. De le noter. De le dire. De rectifier. Mais il y a aussi un autre chemin. Plus court, plus net, plus exigeant. On peut voir. Et ne pas parler. On peut \u00e9crire ce silence. Le reconna\u00eetre. L\u2019habiter. Faire de ce renoncement un exercice en soi. Voir. Pouvoir dire. Ne pas dire. Tenir dans ce point d\u2019\u00e9quilibre. Ce n\u2019est pas une fuite.C\u2019est une forme de nettet\u00e9. Une fid\u00e9lit\u00e9 \u00e0 l\u2019ombre.<\/p>\n Faire la liste, sans contexte, sans justification. Pas de pourquoi. Pas de \u00e0 qui. Juste les phrases suspendues, les mots retenus, les \u00e9lans raval\u00e9s.<\/p>\n Je n\u2019ai pas dit que j\u2019\u00e9tais triste. Je n\u2019ai pas dit que je n\u2019\u00e9tais pas d\u2019accord.Je n\u2019ai pas dit que \u00e7a me blessait. Je n\u2019ai pas dit que j\u2019avais peur.Je n\u2019ai pas dit que je savais. Je n\u2019ai pas dit que j\u2019aurais pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 partir. Je n\u2019ai pas dit que j\u2019avais compris.Je n\u2019ai pas dit que je n\u2019y croyais plus. Je n\u2019ai pas dit que je me taisais pour ne pas blesser. Je n\u2019ai pas dit que je n\u2019attendais plus rien. Je n\u2019ai pas dit que j\u2019esp\u00e9rais encore un peu.<\/p>\n ne rien expliquer.\u00c0 poser ces phrases comme on vide ses poches.Et \u00e0 regarder ce qu\u2019il reste sur la table<\/em><\/p>\n Ce que je n’ai pas dit, j’aurais pu le dire. Pas dans le bon moment. Pas avec les bons mots. Mais il y avait une place. Il y avait une voix.<\/p>\n J’aurais pu dire que j’avais compris. J’aurais pu dire que je ne voulais plus. J’aurais pu dire que c’\u00e9tait fini. J’aurais pu dire que c’\u00e9tait trop. J’aurais pu dire que je m’en allais. J’aurais pu dire que j’attendais. J’aurais pu dire que je n’esp\u00e9rais plus. J’aurais pu dire que j’aimais bien, quand m\u00eame . J’aurais pu dire que je n’avais pas oubli\u00e9. J’aurais pu dire que j’\u00e9tais l\u00e0, juste l\u00e0.J’aurais pu dire que j’\u00e9tais d\u00e9sol\u00e9.<\/p>\n Comme un r\u00e9capitulatif des bifurcations muettes.Comme si on rendait les mots \u00e0 leur place perdue<\/em><\/p>\n Depuis quelle place je parle,\nou plut\u00f4t, depuis quelle place je choisis de me taire.<\/p>\n J\u2019ai pens\u00e9 que cela se jouait sur l\u2019utile et l\u2019inutile,\nsur l\u2019envie de ne pas ajouter du bruit au bruit.<\/p>\n Mais \u00e0 la place o\u00f9 je suis,\nje ne peux plus parler d\u2019envie.<\/p>\n C\u2019est sentir — ou ne pas sentir — ce qui veut se dire,\net mesurer, sans emphase,\ntoute l\u2019\u00e9nergie contenue dans ce que je retiens.<\/p>",
"content_text": " *Pas un texte mais un avant texte* ### Renverser le spontan\u00e9 *Je lis un texte, envie de r\u00e9agir spontan\u00e9ment, je me retiens* Il arrive qu\u2019on lise un texte. Et que ce texte dise quelque chose de vrai. Mais aussi trop fort. Trop tendu. Trop expos\u00e9. On per\u00e7oit un \u00e9cart. Un manque de conscience dans le ton. Un d\u00e9sir d\u00e9guis\u00e9. Un cri qui ne sait pas qu\u2019il crie. Alors on est tent\u00e9 d\u2019intervenir. De le noter. De le dire. De rectifier. Mais il y a aussi un autre chemin. Plus court, plus net, plus exigeant. On peut voir. Et ne pas parler. On peut \u00e9crire ce silence. Le reconna\u00eetre. L\u2019habiter. Faire de ce renoncement un exercice en soi. Voir. Pouvoir dire. Ne pas dire. Tenir dans ce point d\u2019\u00e9quilibre. Ce n\u2019est pas une fuite.C\u2019est une forme de nettet\u00e9. Une fid\u00e9lit\u00e9 \u00e0 l\u2019ombre. ### Inventaire des choses que je n\u2019ai pas dites Faire la liste, sans contexte, sans justification. Pas de pourquoi. Pas de \u00e0 qui. Juste les phrases suspendues, les mots retenus, les \u00e9lans raval\u00e9s. Je n\u2019ai pas dit que j\u2019\u00e9tais triste. Je n\u2019ai pas dit que je n\u2019\u00e9tais pas d\u2019accord.Je n\u2019ai pas dit que \u00e7a me blessait. Je n\u2019ai pas dit que j\u2019avais peur.Je n\u2019ai pas dit que je savais. Je n\u2019ai pas dit que j\u2019aurais pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 partir. Je n\u2019ai pas dit que j\u2019avais compris.Je n\u2019ai pas dit que je n\u2019y croyais plus. Je n\u2019ai pas dit que je me taisais pour ne pas blesser. Je n\u2019ai pas dit que je n\u2019attendais plus rien. Je n\u2019ai pas dit que j\u2019esp\u00e9rais encore un peu. *ne rien expliquer.\u00c0 poser ces phrases comme on vide ses poches.Et \u00e0 regarder ce qu\u2019il reste sur la table* ### J'aurais pu dire Ce que je n'ai pas dit, j'aurais pu le dire. Pas dans le bon moment. Pas avec les bons mots. Mais il y avait une place. Il y avait une voix. J'aurais pu dire que j'avais compris. J'aurais pu dire que je ne voulais plus. J'aurais pu dire que c'\u00e9tait fini. J'aurais pu dire que c'\u00e9tait trop. J'aurais pu dire que je m'en allais. J'aurais pu dire que j'attendais. J'aurais pu dire que je n'esp\u00e9rais plus. J'aurais pu dire que j'aimais bien, quand m\u00eame . J'aurais pu dire que je n'avais pas oubli\u00e9. J'aurais pu dire que j'\u00e9tais l\u00e0, juste l\u00e0.J'aurais pu dire que j'\u00e9tais d\u00e9sol\u00e9. *Comme un r\u00e9capitulatif des bifurcations muettes.Comme si on rendait les mots \u00e0 leur place perdue* ### la place Depuis quelle place je parle, ou plut\u00f4t, depuis quelle place je choisis de me taire. J\u2019ai pens\u00e9 que cela se jouait sur l\u2019utile et l\u2019inutile, sur l\u2019envie de ne pas ajouter du bruit au bruit. Mais \u00e0 la place o\u00f9 je suis, je ne peux plus parler d\u2019envie. C\u2019est sentir \u2014 ou ne pas sentir \u2014 ce qui veut se dire, et mesurer, sans emphase, toute l\u2019\u00e9nergie contenue dans ce que je retiens. ",
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"title": "Tout a d\u00e9j\u00e0 eu lieu",
"date_published": "2025-04-23T17:57:09Z",
"date_modified": "2025-06-23T18:40:18Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Une sc\u00e8ne, avec six voix qui ne disent jamais tout \u00e0 fait la m\u00eame chose. C\u2019est une histoire d\u2019apr\u00e8s, un moment fig\u00e9, rumin\u00e9, ressass\u00e9, diss\u00e9qu\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il parle autrement.<\/em><\/p>\n Apr\u00e8s l\u2019amour, ce qui survient ne tient pas du vide, encore moins du soulagement. C\u2019est une saturation. Une \u00e9vidence lourde, famili\u00e8re. Ce que je ressens alors, ce n\u2019est pas la chute — non, c\u2019est le retour. Le retour \u00e0 la condition. \u00c0 ce qu\u2019on est, ce qu\u2019on fut, ce dont on ne s\u2019est jamais d\u00e9parti.<\/p>\n Il y a le corps, d\u00e9tendu, presque h\u00e9b\u00e9t\u00e9. Il y a l\u2019autre, \u00e0 c\u00f4t\u00e9, qui dort peut-\u00eatre, ou qui fait semblant. Et il y a cette pens\u00e9e, brutale, sans ornement : je ne suis pas d\u2019ici. Je n\u2019ai pas de lieu \u00e0 moi. Je n\u2019ai pas de sol natal auquel je puisse m\u2019arrimer. Je le r\u00e9p\u00e8te en silence, cette phrase d\u2019abord nue, puis charg\u00e9e de couches, d\u2019ann\u00e9es, de boue : Je n\u2019ai pas de chez moi.<\/p>\n Ce n\u2019est pas l\u2019aveu d\u2019un homme perdu mais d\u2019un homme n\u00e9 sans royaume, sans garant. Je me l\u00e8ve, je dis que j\u2019ai soif, pour remettre un peu d\u2019ordre dans l\u2019appareil du langage. Le m\u00e9canisme est ancien : nommer pour tenir. Boire pour feindre la n\u00e9cessit\u00e9. Traverser la pi\u00e8ce comme on traverse un si\u00e8cle.<\/p>\n Dans la cuisine, l\u2019odeur. Pas la sienne — la n\u00f4tre. Celle de la chair. Et \u00e7a me ram\u00e8ne, irr\u00e9m\u00e9diablement, \u00e0 ce que j\u2019ai connu : les corps de mes parents, de mes fr\u00e8res, de ces femmes travers\u00e9es, toutes aussi \u00e9trang\u00e8res que n\u00e9cessaires. Chaque lieu d\u2019amour fut un lieu de passage. Jamais une demeure.<\/p>\n Je bois lentement, comme on rallume une vieille forge. Puis je retourne m\u2019allonger, en pensant aux livres que j\u2019ai laiss\u00e9s, aux carnets jamais remplis, aux id\u00e9es mortes. Le sommeil me prend au moment exact o\u00f9 la m\u00e9moire allait creuser plus loin.<\/p>\n Au matin, elle me touche. Me baise. Elle est chaude, ardente, pr\u00e9sente.\nMais moi, je suis dans une autre strate. Je ne l\u2019ai pas rejointe.\nJe bois mon caf\u00e9. Je tente de faire surface. Elle parle, elle attend.\nEt moi, je sens, \u00e0 peine perceptible mais indiscutable, la chose — pas la pieuvre — non : le poids. Celui qu\u2019on re\u00e7oit, toujours, quand on n\u2019a pas su s\u2019appartenir.<\/p>\n Apr\u00e8s l\u2019amour, j\u2019ai eu cette impression d\u2019effondrement. Ce n\u2019\u00e9tait pas la premi\u00e8re fois. Toujours ce m\u00eame sentiment, presque m\u00e9canique, de vide. Ni d\u00e9go\u00fbt, ni tristesse. Plut\u00f4t un retrait, une distance qui s\u2019installe d\u2019un coup. Je regardais le plafond. Elle dormait ou faisait semblant. J\u2019ai senti que je n\u2019avais plus rien \u00e0 faire l\u00e0.<\/p>\n Je me suis lev\u00e9, j\u2019ai dit que j\u2019avais soif. Ce n\u2019\u00e9tait pas vrai. J\u2019ai juste eu besoin d\u2019un geste, d\u2019un mot. De retrouver une forme de contr\u00f4le, une place dans la sc\u00e8ne. J\u2019ai travers\u00e9 la pi\u00e8ce lentement. J\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 prendre mes affaires et partir. Mais je n\u2019ai pas boug\u00e9. Je n\u2019avais nulle part o\u00f9 aller. C\u2019\u00e9tait chez elle. Ce n\u2019\u00e9tait pas chez moi. Je n\u2019ai pas de chez moi.<\/p>\n Je suis all\u00e9 dans la cuisine. J\u2019ai bu un verre d\u2019eau. L\u2019odeur de la chambre me suivait. M\u00e9lange de sueur, de liquide, de draps. J\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 d\u2019autres nuits, d\u2019autres corps. Toujours la m\u00eame issue. L\u2019impression d\u2019avoir laiss\u00e9 quelque chose, ou d\u2019en avoir \u00e9t\u00e9 vid\u00e9.<\/p>\n Je suis revenu. Je me suis allong\u00e9 \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019elle. Sans la toucher. Je me suis r\u00e9p\u00e9t\u00e9 cette phrase : je n\u2019ai pas de chez moi. Elle est rest\u00e9e longtemps dans ma t\u00eate. Je ne sais pas si je me suis endormi ou si j\u2019ai juste cess\u00e9 de penser.<\/p>\n Le matin, elle m\u2019a touch\u00e9. Elle voulait encore. Elle m\u2019a enlac\u00e9, m\u2019a embrass\u00e9. Je ne ressentais rien. Elle disait que je ne l\u2019aimais pas comme elle, que je n\u2019\u00e9tais pas assez l\u00e0.Dans la cuisine, pendant que je buvais mon caf\u00e9, j\u2019ai eu cette image : une pieuvre. Quelque chose de mou, de collant, pos\u00e9 au milieu, avec ses ventouses, ses tentacules. Je ne sais pas d\u2019o\u00f9 elle venait. Mais elle \u00e9tait l\u00e0.<\/p>\n Apr\u00e8s l\u2019amour je me suis senti vid\u00e9. Pas triste. Pas heureux. Un peu vaseux. J\u2019ai regard\u00e9 le plafond. Il y avait une tache d\u2019humidit\u00e9, fine, presque d\u00e9corative. Elle dormait ou faisait semblant. Il y avait une odeur.\nPas mauvaise, mais forte. Un peu acide. J\u2019ai dit : j\u2019ai soif. Je n\u2019avais pas soif. Je voulais juste dire quelque chose. M\u2019entendre. Reprendre pied. Je suis all\u00e9 dans la cuisine. Il y avait un verre propre \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de l\u2019\u00e9vier.\nL\u2019eau avait un go\u00fbt m\u00e9tallique. Je suis revenu. Je me suis recouch\u00e9. Le matelas faisait un bruit d\u2019air comprim\u00e9.\nJ\u2019ai pens\u00e9 : ce n\u2019est pas chez moi. J\u2019ai pens\u00e9 : je n\u2019ai pas de chez moi. La phrase est rest\u00e9e. Comme une chanson lente. Elle est devenue plus importante que tout le reste. Je me suis endormi. Le matin, elle m\u2019a serr\u00e9 fort. Elle m\u2019a embrass\u00e9 dans le cou. Elle m\u2019a dit : tu ne m\u2019aimes pas assez. Elle m\u2019a regard\u00e9 tr\u00e8s longtemps. Dans la cuisine, pendant le caf\u00e9, j\u2019ai vu un truc. Un machin. Une forme. Comme une pieuvre.\nElle ne bougeait pas. Mais elle \u00e9tait l\u00e0.<\/p>\n Apr\u00e8s l\u2019amour, c\u2019est curieux, il n\u2019y avait rien. Pas m\u00eame de vide. Une sorte de flottement l\u00e9ger, pas d\u00e9sagr\u00e9able, mais sans attrait non plus. Il aurait fallu un mot pour le dire, mais aucun ne convenait vraiment.\n\u00c0 la place : une impression de chute. D\u2019une certaine hauteur. Pas tr\u00e8s haute, mais quand m\u00eame. Une chute douce, comme dans un r\u00eave o\u00f9 l\u2019on tombe au ralenti, sans panique ni cri. En bas, le sol. Ordinaire. Sec. Pas d\u2019impact spectaculaire. La femme dormait. Ou faisait semblant. Il y avait une ambigu\u00eft\u00e9 dans son immobilit\u00e9.\nL\u2019air \u00e9tait un peu lourd, mais c\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre d\u00fb \u00e0 la nuit, \u00e0 l\u2019humidit\u00e9, ou simplement \u00e0 l\u2019histoire. L\u2019histoire entre eux deux, s\u2019entend.<\/p>\n Il se leva. Pr\u00e9texta qu\u2019il avait soif. Cela semblait acceptable. Il aurait pu ne rien dire, mais il tenait \u00e0 justifier son d\u00e9placement, comme pour prouver qu\u2019il \u00e9tait encore l\u00e0, qu\u2019il faisait partie de la sc\u00e8ne.Dans la cuisine, il but un verre d\u2019eau. Un verre simple, transparent, rempli \u00e0 moiti\u00e9. L\u2019eau \u00e9tait ti\u00e8de.<\/p>\n Il revint dans la chambre. S\u2019allongea. Tenta de retrouver une position. \u00c7a sentait un peu — disons : un m\u00e9lange de draps, de corps, de fatigue. Ce n\u2019\u00e9tait pas chez lui. Il se r\u00e9p\u00e9ta cette phrase : je n\u2019ai pas de chez moi. Elle lui parut soudain tr\u00e8s int\u00e9ressante. Il la creusa mentalement, comme on explore une galerie souterraine. Mais juste au moment d\u2019y voir quelque chose, le sommeil l\u2019attrapa.<\/p>\n Le matin, elle se montra expansive. Il fallait r\u00e9pondre \u00e0 cela. Il le fit plus ou moins. Elle l\u2019enla\u00e7a, le fr\u00f4la, le toucha avec beaucoup de volont\u00e9. Lui pensait \u00e0 son caf\u00e9. Et puis, au centre de la cuisine, il remarqua une chose. Quelque chose qui n\u2019\u00e9tait pas l\u00e0 la veille. Une sorte de masse, informe, avec des tentacules. Il n\u2019en parla pas. \u00c7a n\u2019aurait pas chang\u00e9 grand-chose.<\/p>\n Apr\u00e8s l\u2019amour je ne vaux plus rien, disais-je, mais ce n\u2019est pas tout \u00e0 fait cela : c\u2019est qu\u2019il ne reste rien de moi, ou peut-\u00eatre que le peu qui reste, ce reste informe et suspendu, n\u2019est plus tout \u00e0 fait moi, mais une vapeur, une conscience d\u00e9faite, un reste d\u2019homme qui d\u00e9rive, nu, parmi les b\u00eates du Bardo — non pas les figures effrayantes des fresques tib\u00e9taines, mais des monstres d\u2019aujourd\u2019hui, faits de n\u00e9ons froids, de draps froiss\u00e9s, d\u2019odeurs acides. Je flotte, sans agr\u00e9ment ni douleur, sans feu ni paix. C\u2019est une chute, longue, tr\u00e8s lente, comme celle des corps dans les r\u00eaves o\u00f9 l\u2019on sait qu\u2019on va mourir mais o\u00f9 l\u2019on meurt sans cri, sans violence, avec cette \u00e9trange docilit\u00e9 de l\u2019esprit qui abdique. Je tombe, donc, et j\u2019atterris. La terre est l\u00e0, quelconque, grise.<\/p>\n La femme dort, ou feint. Il y a, dans le grain de l\u2019air, une densit\u00e9 que la p\u00e9nombre seule n\u2019explique pas — quelque chose d\u2019inexprim\u00e9, peut-\u00eatre d\u2019attendu, qui p\u00e8se plus lourd que le silence.<\/p>\n Je me l\u00e8ve, et le dis. Que j\u2019ai soif. Je le dis non pour elle mais pour moi, pour me r\u00e9entendre, pour retrouver la tonalit\u00e9 exacte de ma voix, comme on v\u00e9rifie que l\u2019on respire encore apr\u00e8s l\u2019accident.<\/p>\n J\u2019aurais voulu, oui, saisir mes v\u00eatements, partir, m\u2019enfuir, claquer la porte blind\u00e9e comme on claque la fin d\u2019un chapitre. Mais je ne sais pas o\u00f9 aller. Je bois un verre d\u2019eau dans une cuisine \u00e9trang\u00e8re. Je reviens. L\u2019odeur des corps, des fluides, de la fatigue, me prend \u00e0 la gorge. C\u2019est chez elle, pas chez moi. Mais ai-je seulement un chez-moi ? Je creuse cette phrase en moi : Je n\u2019ai pas de chez moi. Elle s\u2019approfondit, elle descend loin, et juste au moment o\u00f9 elle touche quelque chose — le noyau, le point obscur, le secret — le sommeil m\u2019emporte comme une mar\u00e9e sale.<\/p>\n Et puis vient le lendemain, le retour du jour, du caf\u00e9, de la parole. Elle m\u2019aime, elle le dit, elle me le montre, elle me le donne, elle me prend. Mais son amour me fane. Il me donne un r\u00f4le que je ne peux plus tenir. Elle me touche, me fr\u00f4le, m\u2019enlace, me baise. Je veux juste boire mon caf\u00e9 seul, mais d\u00e9j\u00e0 je sens que je ne vaux plus rien \u00e0 ses yeux si je ne l\u2019aime pas comme elle l\u2019exige.<\/p>\n Et l\u00e0, dans cette cuisine, il y a quelque chose. Quelque chose qui n\u2019\u00e9tait pas l\u00e0 avant. Un amas. Une masse. Une cr\u00e9ature. Une pieuvre, disons. Un genre de pieuvre immense, invisible sauf \u00e0 moi, qui darde ses tentacules, qui aspire ce qui reste de suc vital, qui pompe, qui s\u2019\u00e9tire, qui colle.<\/p>\n Et je me tiens l\u00e0, encore nu sous ma chemise, et je sens que ce jour aussi, il faudra le traverser.<\/p>\n Apr\u00e8s l\u2019amour, il n\u2019y avait plus rien. Rien que le vide b\u00e9ant de l\u2019accompli. Un gouffre suintant. Le souffle me manquait, non par fatigue mais par effroi.J\u2019\u00e9tais tomb\u00e9. Jet\u00e9 \u00e0 bas comme un animal qu\u2019on \u00e9gorge. Son corps \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du mien. Ouvert, humide, offert, d\u00e9j\u00e0 referm\u00e9. La chambre \u00e9tait une fosse. Le lit, un charnier chaud.\nElle dormait — ou se retirait, comme font les dieux quand ils vous laissent seul avec la profanation. Je me suis lev\u00e9. Mon sexe encore poisseux. Ma bouche p\u00e2teuse. J\u2019ai dit : j\u2019ai soif. Mais ce n\u2019\u00e9tait pas la soif du corps. C\u2019\u00e9tait celle de la pr\u00e9sence. D\u2019un sens. J\u2019ai bu de l\u2019eau comme on boit du sang ti\u00e8de, pour croire encore \u00e0 une substance. Je suis revenu. L\u2019odeur m\u2019a repris. Odeur de foutre, de salive, de nuit. Pas chez moi. Pas d\u2019endroit o\u00f9 m\u2019ancrer. Rien. Je n\u2019ai pas de chez moi. Je suis \u00e0 la d\u00e9rive entre les cuisses de toutes, sans m\u00e9moire, sans trace. Et puis ce moment. Ce basculement. Je m\u2019allonge \u00e0 nouveau. Je ferme les yeux. Mais c\u2019est l\u00e0 que \u00e7a monte. Ce cri muet. Cette b\u00eate. Un monstre. Une pieuvre. Elle n\u2019\u00e9tait pas image. Elle \u00e9tait. Avec ses ventouses. Elle su\u00e7ait tout ce qu\u2019il restait de moi. Mon d\u00e9sir. Ma raison. Mon nom. Et j\u2019ai sombr\u00e9. Le matin, elle m\u2019a pris encore. Elle a voulu me recouvrir. Mais j\u2019\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 disparu.<\/p>\n Laissez remonter une sc\u00e8ne. Vous \u00eates dans un lieu. Une personne vous parle. Vous n\u2019avez pas toutes les cl\u00e9s. Laissez-vous guider par l\u2019\u00e9tranget\u00e9 de la situation. D\u00e9crivez ce que vous voyez, ressentez, sans chercher \u00e0 tout comprendre. Laissez un flou, un tremblement.<\/p>\n<\/blockquote>\n Il y avait quelque chose d\u2019\u00e9coeurant dans la fa\u00e7on dont elle parlait de l\u2019emploi du temps, des projets en g\u00e9n\u00e9ral, et de l\u2019amour. Je dis \u00e9coeurant parce que c\u2019est le premier mot qui me vient quand j\u2019y repense. J\u2019avais l\u2019impression d\u2019avoir affaire \u00e0 une machine, \u00e0 des algorithmes, et plus vraiment \u00e0 cette jeune femme que j\u2019avais rencontr\u00e9e il y a de \u00e7a plusieurs ann\u00e9es, \u00e0 Oldenburg, en Allemagne. \u00c0 l\u2019\u00e9poque, c\u2019est elle qui m\u2019avait ouvert la porte lorsque j\u2019\u00e9tais venu frapper chez Hans. Je m\u2019attendais \u00e0 voir ce g\u00e9ant hirsute dans l\u2019encadrement, et je suis tomb\u00e9 sur elle.<\/p>\n Elle ne payait pas de mine. Une petite femme blonde, ni moche ni belle, rien de vraiment attirant au premier regard. Ce qui m\u2019a \u00e9tonn\u00e9, c\u2019est qu\u2019elle me fasse quitter mes grolles \u00e0 l\u2019entr\u00e9e. Rien qu\u2019\u00e0 ce signal, je ne donnais pas cher de la peau de Hans, anarchiste geek qui, lorsque je l\u2019avais connu, n\u2019\u00e9tait pas vraiment un champion du cocooning.<\/p>\n Quand je frappais \u00e0 cette foutue porte, j\u2019\u00e9tais encore dans la panade. J\u2019avais quitt\u00e9 mon appart \u00e0 la cloche de bois, j\u2019avais fait le plein et j\u2019avais fil\u00e9 vers Bremen sans bien savoir pourquoi. Une envie de froid, de glace, sans doute. Et c\u2019est en parvenant de nuit dans la ville, pratiquement sans un rond, que je m\u2019\u00e9tais rappel\u00e9 de Hans qui vivait \u00e0 Oldenbourg, pas loin.<\/p>\n Hans avait dr\u00f4lement chang\u00e9. On aurait dit un caniche nain qui faisait des saltos arri\u00e8re \u00e0 chaque fois que Ditte — c\u2019\u00e9tait le nom de cette fille — sortait un truc d\u00e9bile du genre : « Il va falloir faire les courses », « Je n\u2019ai plus de d\u00e9tergent, il ne faut pas oublier de le mettre sur la liste », ou encore « C\u2019est qui celui-l\u00e0, il va quand m\u00eame pas s\u2019incruster chez nous ? » Bref, \u00e7a sentait le cram\u00e9. Autant des ann\u00e9es auparavant la maison de Hans \u00e9tait une arche de No\u00e9, autant d\u00e9sormais sa baraque s\u2019\u00e9tait mise \u00e0 ressembler \u00e0 toutes les villa Moncul du monde entier.<\/p>\n Mais que l\u2019on comprenne bien, je ne suis pas l\u00e0 pour juger qui que ce soit. Peut-\u00eatre que Hans avait fini par capituler. Il \u00e9tait borgne, \u00e7a me revient \u00e0 pr\u00e9sent, un grand g\u00e9ant borgne, et \u00e7a ne trouve pas si facilement chaussure \u00e0 son pied. D\u2019autant qu\u2019\u00e0 chaque fois que j\u2019allais en Allemagne, je voyais bien que, parmi ses potes, les couples se formaient, des gamins naissaient, et Hans en \u00e9prouvait un peu de tristesse. D\u2019ailleurs, je ne sais m\u00eame pas pourquoi je dis capituler. Les choses se produisent ainsi dans la vie. On ne sait jamais vraiment ce que l\u2019on cherche. On croit qu\u2019on le sait, jusqu\u2019\u00e0 ce que quelque chose vous tombe dessus sans pr\u00e9venir. Pour Hans, c\u2019\u00e9tait Ditte qui lui \u00e9tait tomb\u00e9e dessus. Et je ne suis m\u00eame pas certain qu\u2019il n\u2019en \u00e9tait pas apais\u00e9, d\u00e9sormais.<\/p>\n Il est possible que j\u2019aie capitul\u00e9 de la m\u00eame fa\u00e7on que Hans en son temps ; \u00e7a m\u2019a pris un peu plus de temps, mais \u00e7a a fini par arriver. Je me retrouve aussi avec des listes de courses, \u00e0 devoir retirer mes grolles \u00e0 l\u2019entr\u00e9e, \u00e0 payer tout un tas de trucs que je ne payais que rarement autrefois, ou alors seulement lorsque j\u2019\u00e9tais contraint. On appelle \u00e7a la maturit\u00e9, il para\u00eet. Moi, je verrais plut\u00f4t \u00e7a comme une d\u00e9faite. Un Waterloo miniature et personnel.<\/p>\n Je ne suis pas rest\u00e9 longtemps \u00e0 Oldenburg. Quelques jours \u00e0 peine. Puis j\u2019ai dit \u00e0 Hans que je ne voulais pas d\u00e9ranger. Il ne m\u2019a pas retenu. Il m\u2019a m\u00eame fil\u00e9 quelques marks, en souvenir du bon vieux temps je suppose, et il m\u2019a pay\u00e9 un plein pour que je puisse reprendre la route en sens inverse. Je n\u2019ai jamais su vraiment pourquoi j\u2019avais effectu\u00e9 ce voyage. \u00c7a paraissait \u00e0 l\u2019\u00e9poque une ineptie, comme j\u2019avais l\u2019habitude d\u2019en encha\u00eener. Le fait que j\u2019\u00e9prouve le besoin de l\u2019\u00e9crire aujourd\u2019hui ne semble a priori motiv\u00e9 par aucune n\u00e9cessit\u00e9.<\/p>\n Et pourtant, le souvenir revient. Avec une odeur de lessive, le grincement d\u2019une porte battante, la lumi\u00e8re crue d\u2019un n\u00e9on. Et ce silence bizarre, entre Hans et moi. Comme si quelque chose avait \u00e9t\u00e9 dit, sans jamais l\u2019\u00eatre. Comme si un veilleur de nuit invisible, depuis toujours post\u00e9 l\u00e0, avait not\u00e9 cette sc\u00e8ne dans un carnet secret.<\/p>\n Oldenburg. La lumi\u00e8re p\u00e2le. Le seuil d\u2019une porte.<\/p>\n Elle m\u2019ouvre. Une fille blonde. Ordinaire. Ni belle ni laide. Elle me fait enlever mes chaussures. Elle parle peu. Elle parle de d\u00e9tergent, de listes, de courses. Elle dit : « Il va quand m\u00eame pas s\u2019incruster chez nous ? » Hans ne bronche pas. Hans est devenu docile.<\/p>\n Je dors quelques nuits dans le salon. Il me semble entendre des pas dehors, des pas lents, r\u00e9guliers. Un Nachtw\u00e4chter fait sa ronde, mais personne ne le voit. Le matin, le caf\u00e9 sent la lessive. Le soir, Hans rit \u00e0 ses blagues. Il a un \u0153il. Elle a tous les regards.<\/p>\n Je repars. Je ne sais pas pourquoi j\u2019\u00e9tais venu.<\/p>\n Et pourquoi je repense \u00e0 \u00e7a aujourd\u2019hui. Voil\u00e0 la vraie question.<\/p>",
"content_text": " >Laissez remonter une sc\u00e8ne. Vous \u00eates dans un lieu. Une personne vous parle. Vous n\u2019avez pas toutes les cl\u00e9s. Laissez-vous guider par l\u2019\u00e9tranget\u00e9 de la situation. D\u00e9crivez ce que vous voyez, ressentez, sans chercher \u00e0 tout comprendre. Laissez un flou, un tremblement. ## V1 Il y avait quelque chose d\u2019\u00e9coeurant dans la fa\u00e7on dont elle parlait de l\u2019emploi du temps, des projets en g\u00e9n\u00e9ral, et de l\u2019amour. Je dis \u00e9coeurant parce que c\u2019est le premier mot qui me vient quand j\u2019y repense. J\u2019avais l\u2019impression d\u2019avoir affaire \u00e0 une machine, \u00e0 des algorithmes, et plus vraiment \u00e0 cette jeune femme que j\u2019avais rencontr\u00e9e il y a de \u00e7a plusieurs ann\u00e9es, \u00e0 Oldenburg, en Allemagne. \u00c0 l\u2019\u00e9poque, c\u2019est elle qui m\u2019avait ouvert la porte lorsque j\u2019\u00e9tais venu frapper chez Hans. Je m\u2019attendais \u00e0 voir ce g\u00e9ant hirsute dans l\u2019encadrement, et je suis tomb\u00e9 sur elle. Elle ne payait pas de mine. Une petite femme blonde, ni moche ni belle, rien de vraiment attirant au premier regard. Ce qui m\u2019a \u00e9tonn\u00e9, c\u2019est qu\u2019elle me fasse quitter mes grolles \u00e0 l\u2019entr\u00e9e. Rien qu\u2019\u00e0 ce signal, je ne donnais pas cher de la peau de Hans, anarchiste geek qui, lorsque je l\u2019avais connu, n\u2019\u00e9tait pas vraiment un champion du cocooning. Quand je frappais \u00e0 cette foutue porte, j\u2019\u00e9tais encore dans la panade. J\u2019avais quitt\u00e9 mon appart \u00e0 la cloche de bois, j\u2019avais fait le plein et j\u2019avais fil\u00e9 vers Bremen sans bien savoir pourquoi. Une envie de froid, de glace, sans doute. Et c\u2019est en parvenant de nuit dans la ville, pratiquement sans un rond, que je m\u2019\u00e9tais rappel\u00e9 de Hans qui vivait \u00e0 Oldenbourg, pas loin. Hans avait dr\u00f4lement chang\u00e9. On aurait dit un caniche nain qui faisait des saltos arri\u00e8re \u00e0 chaque fois que Ditte \u2014 c\u2019\u00e9tait le nom de cette fille \u2014 sortait un truc d\u00e9bile du genre : \u00ab Il va falloir faire les courses \u00bb, \u00ab Je n\u2019ai plus de d\u00e9tergent, il ne faut pas oublier de le mettre sur la liste \u00bb, ou encore \u00ab C\u2019est qui celui-l\u00e0, il va quand m\u00eame pas s\u2019incruster chez nous ? \u00bb Bref, \u00e7a sentait le cram\u00e9. Autant des ann\u00e9es auparavant la maison de Hans \u00e9tait une arche de No\u00e9, autant d\u00e9sormais sa baraque s\u2019\u00e9tait mise \u00e0 ressembler \u00e0 toutes les villa Moncul du monde entier. Mais que l\u2019on comprenne bien, je ne suis pas l\u00e0 pour juger qui que ce soit. Peut-\u00eatre que Hans avait fini par capituler. Il \u00e9tait borgne, \u00e7a me revient \u00e0 pr\u00e9sent, un grand g\u00e9ant borgne, et \u00e7a ne trouve pas si facilement chaussure \u00e0 son pied. D\u2019autant qu\u2019\u00e0 chaque fois que j\u2019allais en Allemagne, je voyais bien que, parmi ses potes, les couples se formaient, des gamins naissaient, et Hans en \u00e9prouvait un peu de tristesse. D\u2019ailleurs, je ne sais m\u00eame pas pourquoi je dis capituler. Les choses se produisent ainsi dans la vie. On ne sait jamais vraiment ce que l\u2019on cherche. On croit qu\u2019on le sait, jusqu\u2019\u00e0 ce que quelque chose vous tombe dessus sans pr\u00e9venir. Pour Hans, c\u2019\u00e9tait Ditte qui lui \u00e9tait tomb\u00e9e dessus. Et je ne suis m\u00eame pas certain qu\u2019il n\u2019en \u00e9tait pas apais\u00e9, d\u00e9sormais. Il est possible que j\u2019aie capitul\u00e9 de la m\u00eame fa\u00e7on que Hans en son temps ; \u00e7a m\u2019a pris un peu plus de temps, mais \u00e7a a fini par arriver. Je me retrouve aussi avec des listes de courses, \u00e0 devoir retirer mes grolles \u00e0 l\u2019entr\u00e9e, \u00e0 payer tout un tas de trucs que je ne payais que rarement autrefois, ou alors seulement lorsque j\u2019\u00e9tais contraint. On appelle \u00e7a la maturit\u00e9, il para\u00eet. Moi, je verrais plut\u00f4t \u00e7a comme une d\u00e9faite. Un Waterloo miniature et personnel. Je ne suis pas rest\u00e9 longtemps \u00e0 Oldenburg. Quelques jours \u00e0 peine. Puis j\u2019ai dit \u00e0 Hans que je ne voulais pas d\u00e9ranger. Il ne m\u2019a pas retenu. Il m\u2019a m\u00eame fil\u00e9 quelques marks, en souvenir du bon vieux temps je suppose, et il m\u2019a pay\u00e9 un plein pour que je puisse reprendre la route en sens inverse. Je n\u2019ai jamais su vraiment pourquoi j\u2019avais effectu\u00e9 ce voyage. \u00c7a paraissait \u00e0 l\u2019\u00e9poque une ineptie, comme j\u2019avais l\u2019habitude d\u2019en encha\u00eener. Le fait que j\u2019\u00e9prouve le besoin de l\u2019\u00e9crire aujourd\u2019hui ne semble a priori motiv\u00e9 par aucune n\u00e9cessit\u00e9. Et pourtant, le souvenir revient. Avec une odeur de lessive, le grincement d\u2019une porte battante, la lumi\u00e8re crue d\u2019un n\u00e9on. Et ce silence bizarre, entre Hans et moi. Comme si quelque chose avait \u00e9t\u00e9 dit, sans jamais l\u2019\u00eatre. Comme si un veilleur de nuit invisible, depuis toujours post\u00e9 l\u00e0, avait not\u00e9 cette sc\u00e8ne dans un carnet secret. ## V2 Oldenburg. La lumi\u00e8re p\u00e2le. Le seuil d\u2019une porte. Elle m\u2019ouvre. Une fille blonde. Ordinaire. Ni belle ni laide. Elle me fait enlever mes chaussures. Elle parle peu. Elle parle de d\u00e9tergent, de listes, de courses. Elle dit : \u00ab Il va quand m\u00eame pas s\u2019incruster chez nous ? \u00bb Hans ne bronche pas. Hans est devenu docile. Je dors quelques nuits dans le salon. Il me semble entendre des pas dehors, des pas lents, r\u00e9guliers. Un Nachtw\u00e4chter fait sa ronde, mais personne ne le voit. Le matin, le caf\u00e9 sent la lessive. Le soir, Hans rit \u00e0 ses blagues. Il a un \u0153il. Elle a tous les regards. Je repars. Je ne sais pas pourquoi j\u2019\u00e9tais venu. Et pourquoi je repense \u00e0 \u00e7a aujourd\u2019hui. Voil\u00e0 la vraie question. ",
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"date_published": "2025-04-22T05:34:21Z",
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"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " \"\u00c9crire ce que l\u2019on ne peut pas dire. Nommer la chose, m\u00eame si elle fait peur. Surtout si elle fait peur.\"— M\u00e9thode Olbren, notes internes<\/p>\n<\/blockquote>\n Je ne sais pas si j\u2019ai envie qu\u2019on me lise pour qu\u2019on s\u2019adresse \u00e0 moi. Mais ce que je sais, c\u2019est que \u00e7a me fait profond\u00e9ment plaisir qu\u2019on me lise. C’est \u00e0 dire que probablement \u00e7a me tue. Parfois j’imagine une horde d’animaux sauvages qui en d\u00e9p\u00e8ce un autre, cet autre c’est moi. Il n’y a pas de jugement, c’est tout \u00e0 fait naturel. Je sais que \u00e7a me tue le plus naturellement du monde ce plaisir d’imaginer qu’on me lise. Je ne sais pas si j\u2019ai envie d\u2019aller marcher tous les jours pour perdre du poids, me sentir en forme, revenir sur le march\u00e9. Mais je sais que si je ne le fais pas, je peux crever du jour au lendemain. Je ne sais pas si j\u2019ai envie de crever. Parfois je dis que j\u2019ai envie de crever, mais ce n\u2019est pas tout \u00e0 fait exact. Je ne sais pas si je regretterai cette vie, en supposant qu\u2019un mort puisse regretter quoi que ce soit. Mais je sais que dans le fond, je ne voudrai rien regretter, rien de sp\u00e9cial. La fin serait plut\u00f4t ainsi : j\u2019effacerais les regrets, l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre. En tout cas, ce serait trop b\u00eate de ne pas le faire. Je ne voudrais pas perdre encore toute une \u00e9ternit\u00e9 \u00e0 penser aux regrets.<\/p>\n Je ne sais pas si j\u2019ai envie d\u2019\u00eatre lu. D\u2019un c\u00f4t\u00e9, peut-\u00eatre oui, mais de l\u2019autre, je ne sais pas vraiment. Mais je sais que \u00e7a me fait tr\u00e8s peur qu\u2019on me lise. Je choisis la peur plut\u00f4t que le plaisir. Je ne dis pas \u00e7a par vantardise. J\u2019ai eu beaucoup de plaisir, et je suis mort des tas de fois.<\/p>\n Je ne sais pas si j\u2019ai peur du plaisir parce que le plaisir, c\u2019est la mort. Je dirais plut\u00f4t que le plaisir m\u2019anesth\u00e9sie, comme on le fait pour les animaux qu\u2019on veut saigner proprement avant de les tuer \u00e0 l\u2019abattoir. Ensuite, en toute bonne conscience, on peut passer \u00e0 l\u2019\u00e9quarrissage.<\/p>\n Ce que je comprends, c\u2019est que j\u2019ai une sorte de don — ou de mal\u00e9diction — pour d\u00e9tourner syst\u00e9matiquement la r\u00e9alit\u00e9, me fabriquer inconsciemment des m\u00e9taphores. Ma vie est une suite de maladresses : gestes, paroles, mal adress\u00e9s. Je pensais m\u2019adresser \u00e0 quelqu\u2019un, mais ce n\u2019\u00e9tait sans doute qu\u2019\u00e0 des parts de moi-m\u00eame.<\/p>\n D\u2019une certaine fa\u00e7on, je suis autiste. Je ne suis pas \"normal\" dans le sens o\u00f9 je crois qu\u2019\u00eatre normal ne veut rien dire pour moi, sauf \u00eatre encore plus tar\u00e9 que je ne le suis.<\/p>\n Je ne sais pas si j\u2019ai autant honte de qui je suis. Ce n\u2019est pas un poids qui m\u2019entrave, ce n\u2019en est plus vraiment un. Je crois que le sentiment de honte se cultive, se soigne, s\u2019entretient. \u00c7a permet de conserver une sorte de rectitude dans le tordu. Aujourd\u2019hui je peux dire que je sais qu\u2019il faut toujours creuser la honte. Si je n\u2019avais pas ce sentiment de honte permanent, je n\u2019aurais pas de trou \u00e0 creuser. Je serais d\u00e9soeuvr\u00e9.<\/p>\n Il faut aussi, pendant que j\u2019y suis, me d\u00e9barrasser de l\u2019id\u00e9e du sexe. Lorsque j\u2019y repense, c\u2019est \u00e7a : se d\u00e9barrasser d\u2019une corv\u00e9e. Tout ce qu\u2019il y avait avant \u00e9tait une sorte de conte de f\u00e9es, un emballement, mais une fois au pied du mur, je sentais qu\u2019on me demandait d\u2019endosser un r\u00f4le. Peut-\u00eatre que moi aussi, je demandais la m\u00eame chose \u00e0 mes partenaires. On faisait notre petite affaire. C\u2019est s\u00fbrement pour \u00e7a qu\u2019on dit partenaires.<\/p>\n je ne sais pas si vraiment il est possible d’ \u00e9chapper aux m\u00e9faits de la 5G et des particules de graphene qu’ont nous a flanqu\u00e9s sous la peau en 2020 ; celles qui captent le wifi pour balancer nos donn\u00e9es biom\u00e9triques dans la stratosph\u00e8re —\nsauf si on \u00e9prouve de l’amour pur.<\/p>\n Ce qui r\u00e8gle consid\u00e9rablement le probl\u00e8me du sexe en passant. On se mettrait en mode tout le monde il est beau tout le monde il est gentil<\/em> et on serait soudain immunis\u00e9. <\/p>\n Je ne sais pas si j’ai encore la force de croire en ce genre de connerie. Je sais que je crois en la bienveillance parce que c’est ce qui emp\u00e8che la sauvagerie, mais je n’ai pas envie d’insulter l’intelligence des gens pour autant. <\/p>\n Je sais que j’ai peut-\u00eatre crev\u00e9 un plafond de verre en \u00e9crivant ce texte, je ne m’en sens ni fier ni honteux, je me dis qu’il y a des ann\u00e9es de boulot derri\u00e8re.<\/p>\n Je me dis aussi que, probablement, une fois que j\u2019aurais \u00e9crit tout cela, les gens auront enfin leur bonne raison pour ne plus m\u2019approcher.<\/p>\n Mais peut-\u00eatre que c\u2019est exactement ce que je cherche.<\/p>",
"content_text": " >\"\u00c9crire ce que l\u2019on ne peut pas dire. Nommer la chose, m\u00eame si elle fait peur. Surtout si elle fait peur.\"\u2014 M\u00e9thode Olbren, notes internes Je ne sais pas si j\u2019ai envie qu\u2019on me lise pour qu\u2019on s\u2019adresse \u00e0 moi. Mais ce que je sais, c\u2019est que \u00e7a me fait profond\u00e9ment plaisir qu\u2019on me lise. C'est \u00e0 dire que probablement \u00e7a me tue. Parfois j'imagine une horde d'animaux sauvages qui en d\u00e9p\u00e8ce un autre, cet autre c'est moi. Il n'y a pas de jugement, c'est tout \u00e0 fait naturel. Je sais que \u00e7a me tue le plus naturellement du monde ce plaisir d'imaginer qu'on me lise. Je ne sais pas si j\u2019ai envie d\u2019aller marcher tous les jours pour perdre du poids, me sentir en forme, revenir sur le march\u00e9. Mais je sais que si je ne le fais pas, je peux crever du jour au lendemain. Je ne sais pas si j\u2019ai envie de crever. Parfois je dis que j\u2019ai envie de crever, mais ce n\u2019est pas tout \u00e0 fait exact. Je ne sais pas si je regretterai cette vie, en supposant qu\u2019un mort puisse regretter quoi que ce soit. Mais je sais que dans le fond, je ne voudrai rien regretter, rien de sp\u00e9cial. La fin serait plut\u00f4t ainsi : j\u2019effacerais les regrets, l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre. En tout cas, ce serait trop b\u00eate de ne pas le faire. Je ne voudrais pas perdre encore toute une \u00e9ternit\u00e9 \u00e0 penser aux regrets. Je ne sais pas si j\u2019ai envie d\u2019\u00eatre lu. D\u2019un c\u00f4t\u00e9, peut-\u00eatre oui, mais de l\u2019autre, je ne sais pas vraiment. Mais je sais que \u00e7a me fait tr\u00e8s peur qu\u2019on me lise. Je choisis la peur plut\u00f4t que le plaisir. Je ne dis pas \u00e7a par vantardise. J\u2019ai eu beaucoup de plaisir, et je suis mort des tas de fois. Je ne sais pas si j\u2019ai peur du plaisir parce que le plaisir, c\u2019est la mort. Je dirais plut\u00f4t que le plaisir m\u2019anesth\u00e9sie, comme on le fait pour les animaux qu\u2019on veut saigner proprement avant de les tuer \u00e0 l\u2019abattoir. Ensuite, en toute bonne conscience, on peut passer \u00e0 l\u2019\u00e9quarrissage. Ce que je comprends, c\u2019est que j\u2019ai une sorte de don \u2014 ou de mal\u00e9diction \u2014 pour d\u00e9tourner syst\u00e9matiquement la r\u00e9alit\u00e9, me fabriquer inconsciemment des m\u00e9taphores. Ma vie est une suite de maladresses : gestes, paroles, mal adress\u00e9s. Je pensais m\u2019adresser \u00e0 quelqu\u2019un, mais ce n\u2019\u00e9tait sans doute qu\u2019\u00e0 des parts de moi-m\u00eame. D\u2019une certaine fa\u00e7on, je suis autiste. Je ne suis pas \"normal\" dans le sens o\u00f9 je crois qu\u2019\u00eatre normal ne veut rien dire pour moi, sauf \u00eatre encore plus tar\u00e9 que je ne le suis. Je ne sais pas si j\u2019ai autant honte de qui je suis. Ce n\u2019est pas un poids qui m\u2019entrave, ce n\u2019en est plus vraiment un. Je crois que le sentiment de honte se cultive, se soigne, s\u2019entretient. \u00c7a permet de conserver une sorte de rectitude dans le tordu. Aujourd\u2019hui je peux dire que je sais qu\u2019il faut toujours creuser la honte. Si je n\u2019avais pas ce sentiment de honte permanent, je n\u2019aurais pas de trou \u00e0 creuser. Je serais d\u00e9soeuvr\u00e9. Il faut aussi, pendant que j\u2019y suis, me d\u00e9barrasser de l\u2019id\u00e9e du sexe. Lorsque j\u2019y repense, c\u2019est \u00e7a : se d\u00e9barrasser d\u2019une corv\u00e9e. Tout ce qu\u2019il y avait avant \u00e9tait une sorte de conte de f\u00e9es, un emballement, mais une fois au pied du mur, je sentais qu\u2019on me demandait d\u2019endosser un r\u00f4le. Peut-\u00eatre que moi aussi, je demandais la m\u00eame chose \u00e0 mes partenaires. On faisait notre petite affaire. C\u2019est s\u00fbrement pour \u00e7a qu\u2019on dit partenaires. je ne sais pas si vraiment il est possible d' \u00e9chapper aux m\u00e9faits de la 5G et des particules de graphene qu'ont nous a flanqu\u00e9s sous la peau en 2020 ; celles qui captent le wifi pour balancer nos donn\u00e9es biom\u00e9triques dans la stratosph\u00e8re \u2014 sauf si on \u00e9prouve de l'amour pur. Ce qui r\u00e8gle consid\u00e9rablement le probl\u00e8me du sexe en passant. On se mettrait en mode *tout le monde il est beau tout le monde il est gentil* et on serait soudain immunis\u00e9. Je ne sais pas si j'ai encore la force de croire en ce genre de connerie. Je sais que je crois en la bienveillance parce que c'est ce qui emp\u00e8che la sauvagerie, mais je n'ai pas envie d'insulter l'intelligence des gens pour autant. Je sais que j'ai peut-\u00eatre crev\u00e9 un plafond de verre en \u00e9crivant ce texte, je ne m'en sens ni fier ni honteux, je me dis qu'il y a des ann\u00e9es de boulot derri\u00e8re. Je me dis aussi que, probablement, une fois que j\u2019aurais \u00e9crit tout cela, les gens auront enfin leur bonne raison pour ne plus m\u2019approcher. Mais peut-\u00eatre que c\u2019est exactement ce que je cherche. ",
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"date_published": "2025-04-21T04:48:08Z",
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"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Fusion adaptation de deux id\u00e9es propos\u00e9es par ce vieux Malt Olbren connu des connaisseurs — sinon pour les autres dirigez-vous vers Raymond Queneau — La pi\u00e8ce d\u00e9gageait un parfum persistant de sueur et d\u2019avarice. Derri\u00e8re la paroi de plexiglas, elle se tenait droite, le menton sur la tablette, figure d\u2019\u00c9pinal de l\u2019attention professionnelle. Face \u00e0 elle, un vieil homme d\u00e9bitait sa plainte en continu, sorte de gloubi-boulga vocal qui \u00e9voquait \u00e0 la fois l\u2019incompr\u00e9hensible et l\u2019inutile : ses mensualit\u00e9s, disait-il, restaient hors d\u2019atteinte.<\/p>\n Elle porta distraitement un doigt \u00e0 son oreille, sans doute pour y ajuster une protection phonique ou peut-\u00eatre juste pour signifier qu\u2019elle \u00e9coutait, du moins vaguement.<\/p>\n Puis, d\u2019un ton totalement d\u00e9sinvesti : L\u2019homme entrouvrit \u00e0 nouveau la bouche, mais rien n\u2019en sortit. Sauf un flot. Ce n\u2019\u00e9tait pas un cri ni m\u00eame une r\u00e9ponse — c\u2019\u00e9tait du vomi. En quantit\u00e9. Une crue soudaine, comme un d\u00e9bordement de la Dordogne un jour d\u2019orage. Un ph\u00e9nom\u00e8ne in\u00e9dit depuis une trentaine d\u2019ann\u00e9es, selon les archives de la perception.<\/p>\n Le liquide monta vite, atteignant sous peu le niveau des sourcils de la d\u00e9esse grecque des finances publiques. Le vieillard restait l\u00e0, immobile, en face, les yeux perdus dans une forme de flottement. Une sorte de Bocca della Verit\u00e0<\/em>, version scatologique.<\/p>\n Personne, objectivement, n\u2019\u00e9tait tenu de rester pour assister \u00e0 cette sc\u00e8ne d\u00e9solante — pas m\u00eame pour solder une amende de stationnement en retard. Les pompiers furent appel\u00e9s, proc\u00e9d\u00e8rent \u00e0 l\u2019\u00e9vacuation des lieux peu apr\u00e8s onze heures.<\/p>\n En partant, l\u2019un d\u2019eux ramassa un objet rose, ni tout \u00e0 fait mou, ni totalement dur, d\u2019une consistance ind\u00e9finissable. Puis ils pass\u00e8rent \u00e0 autre chose.<\/p>\n La pi\u00e8ce suait une sueur \u00e9paisse, sans noblesse, vieille odeur rance de fatigue et de petitesse humaine ; et l\u2019on e\u00fbt dit, dans cette lumi\u00e8re crue de matin administratif, que les murs eux-m\u00eames transpiraient un silence r\u00e9sign\u00e9. Derri\u00e8re la plaque de plexiglas, elle, in\u00e9branlable et muette, incarnait une forme moderne de la Piet\u00e0 — menton pos\u00e9 sur la tablette, front l\u00e9g\u00e8rement inclin\u00e9, posture hi\u00e9ratique de l\u2019\u00e9coute sans chaleur.<\/p>\n Il y avait en face un vieux, fl\u00e9tri, comme tomb\u00e9 d\u2019un si\u00e8cle ant\u00e9rieur. Il parlait d\u2019une voix p\u00e2teuse, il d\u00e9bitait sans col\u00e8re son impuissance : les mensualit\u00e9s, madame, je ne peux pas, les d\u00e9lais, les charges, madame, vous comprenez. Cela n\u2019avait pas de gr\u00e2ce, cela n\u2019avait pas de force, seulement une obstination de b\u00eate fatigu\u00e9e.<\/p>\n Elle, en r\u00e9ponse, introduisit un doigt dans son oreille, peut-\u00eatre pour y r\u00e9ajuster une proth\u00e8se invisible ou pour faire taire l\u2019\u00e9cho du monde. Puis, de sa voix morte, elle dit : Alors le vieux s\u2019ouvrit, litt\u00e9ralement. De sa bouche jaillit une chose ancienne, un liquide violent, pa\u00efen, primitif, qui n\u2019avait rien d\u2019humain sinon la couleur. Ce fut un vomi, un flot d\u2019horreur — et l\u2019on crut voir les \u00e9cluses du Styx s\u2019ouvrir.<\/p>\n Cela monta comme l\u2019eau dans les rivi\u00e8res de janvier, cela couvrit la surface jusqu\u2019aux sourcils de la femme-statue, Ath\u00e9na fiscalis\u00e9e, rest\u00e9e droite.<\/p>\n Lui, toujours l\u00e0, debout, les pieds dans la flaque sacr\u00e9e. La bouche toujours ouverte, devenue cette faille grotesque, cette bouche de v\u00e9rit\u00e9 — mais que la v\u00e9rit\u00e9, ici, avait d\u00e9sert\u00e9e, ne laissant que la souillure. Bocca della merda<\/em>.<\/p>\n Et nul n\u2019\u00e9tait requis, en v\u00e9rit\u00e9, d\u2019assister \u00e0 cela — pas m\u00eame pour racheter une amende de stationnement. Les pompiers vinrent, vers onze heures, et \u00e9vacu\u00e8rent les \u00e2mes sans mots.<\/p>\n L\u2019un d\u2019eux, en sortant, trouva sur le sol un objet rose, ni chair ni plastique, un entre-deux de mati\u00e8re, d\u2019humanit\u00e9 fig\u00e9e. Il le ramassa sans commentaire, puis ils s\u2019en furent, et tout passa, comme passent les choses.<\/p>\n L\u2019odeur qui r\u00e9gnait l\u00e0 — persistante, \u00e2cre, ind\u00e9finissable — ne venait ni des corps seuls, ni de la poussi\u00e8re, ni m\u00eame de l\u2019usure des fauteuils d\u00e9pareill\u00e9s ; elle semblait sourdre d\u2019un pass\u00e9 ancien, celui des bureaux d\u2019avant, des salles d\u2019attente, des arri\u00e8res-boutiques o\u00f9 l\u2019on passait son temps \u00e0 ne rien esp\u00e9rer.<\/p>\n Elle \u00e9tait derri\u00e8re le plexiglas, dress\u00e9e avec cette immobilit\u00e9 particuli\u00e8re que conf\u00e8re la r\u00e9p\u00e9tition sans fin des m\u00eames gestes : menton au comptoir, \u00e9paule droite, figure fig\u00e9e d\u2019une patience sans illusion.<\/p>\n L\u2019homme en face, un vieil ouvrier peut-\u00eatre, un corps tass\u00e9, l\u2019habitude chevill\u00e9e au dos, d\u00e9bitait une plainte inarticul\u00e9e. Il parlait bas, avec ce ton mouill\u00e9 de ceux qui n\u2019ont plus de force mais encore un peu de honte. Ses mensualit\u00e9s, disait-il, il ne les pouvait pas. Cela ne tenait pas au caprice mais \u00e0 la math\u00e9matique m\u00eame des chiffres.<\/p>\n Elle, en r\u00e9ponse, porta un doigt \u00e0 son oreille, sans doute pour replacer un bouchon de cire ou un morceau de silence. Puis, dans un souffle que rien ne troublait : Il ouvrit la bouche, une seconde fois. Et ce ne fut pas un mot. Ce fut une coul\u00e9e. Une crue. Un vomi. Un liquide \u00e9pais, violent, qui d\u00e9borda de lui comme d\u2019un canal trop \u00e9troit, venu de loin, d\u2019en dessous, d\u2019avant.<\/p>\n Cela monta, cela atteignit les sourcils de la fonctionnaire — Ath\u00e9na debout dans un monde en ruine. Et l\u2019homme, toujours l\u00e0. Le regard vide. La Bocca della merda<\/em>.<\/p>\n Les pompiers vinrent. Ils \u00e9vacu\u00e8rent les t\u00e9moins \u00e0 11h02. L\u2019un d\u2019eux ramassa un objet rose, ni mou ni dur, \u00e0 la texture ind\u00e9cise. Il ne dit rien. Il repartit.<\/p>\n Et la sc\u00e8ne s\u2019effa\u00e7a, comme le reste.<\/p>\n La pi\u00e8ce \u00e9tait mal calibr\u00e9e. Trop chaude. L\u2019air charg\u00e9 d\u2019un r\u00e9sidu de transpiration humaine, combin\u00e9 \u00e0 une trace chimique ind\u00e9tectable, probablement un d\u00e9sodorisant \u00e0 retardement d\u00e9fectueux.<\/p>\n Derri\u00e8re la vitre blind\u00e9e — polym\u00e8re transparent-opaque de g\u00e9n\u00e9ration 3 — elle tenait sa position. Interface humaine. Menton pos\u00e9 sur la barre d\u2019accueil. Absence d\u2019expression parfaitement int\u00e9gr\u00e9e au protocole de d\u00e9sescalade.<\/p>\n Un homme parlait. Une suite de sons en boucle, perturb\u00e9s. Il parlait de ses mensualit\u00e9s. Elle ne bronchait pas. Elle introduisit un doigt dans son oreille, cliqua peut-\u00eatre sur un r\u00e9glage interne.<\/p>\n Puis : Il ouvrit la bouche. Ce ne fut pas un mot. Ce fut un jet. Du vomi. Pas du vomi humain. Une mati\u00e8re ignorante de la gravit\u00e9. Cela montait vite.<\/p>\n Le niveau atteignit les sourcils de la fonctionnaire. Elle ne r\u00e9agit pas. L\u2019homme restait l\u00e0. Bouche ouverte. Bocca della merda<\/em>. Organe d\u2019\u00e9mission invers\u00e9.<\/p>\n Les pompiers arriv\u00e8rent. Ils \u00e9vacu\u00e8rent les lieux \u00e0 11h02.<\/p>\n L\u2019un d\u2019eux ramassa un objet au sol. Rose. Ni mou ni dur. Il le mit en poche. Ils pass\u00e8rent \u00e0 autre chose.<\/p>\n La pi\u00e8ce \u00e9tait petite. Rectangulaire. Peinte en vert clair. \u00c9clair\u00e9e par trois n\u00e9ons, dont un bourdonnait.<\/p>\n Derri\u00e8re le plexiglas, elle restait droite. Robe grise. Badge effac\u00e9. Stylo m\u00e2chouill\u00e9. Menton pos\u00e9. Elle regardait.<\/p>\n En face : un homme. Vieux. Blouson \u00e9lim\u00e9. Il parlait. Des mensualit\u00e9s. Il ne pouvait pas.<\/p>\n Elle glissa un doigt dans son oreille. Peut-\u00eatre un bouchon auditif.<\/p>\n Puis : Il ouvrit la bouche. Un jet. Un flot. Du vomi. Une crue. Cela monta. Jusqu\u2019aux sourcils. Elle ne bougea pas. Lui non plus.<\/p>\n Bocca della merda<\/em>.<\/p>\n Les pompiers vinrent. \u00c0 10h57. Ils \u00e9vacu\u00e8rent. L\u2019un d\u2019eux ramassa un objet rose. Ni mou ni dur. Il le mit en poche.<\/p>\n Et tout le monde passa \u00e0 autre chose.<\/p>",
"content_text": " *Fusion adaptation de deux id\u00e9es propos\u00e9es par ce vieux Malt Olbren connu des connaisseurs \u2014 sinon pour les autres dirigez-vous vers Raymond Queneau \u2014 \u00c9crire plusieurs fois la m\u00eame sc\u00e8ne avec un style diff\u00e9rent : voil\u00e0 le c\u0153ur de cet exercice \u2014 L\u2019id\u00e9e n\u2019est pas de raconter autre chose, ni m\u00eame de mieux raconter. Il s\u2019agit de **faire tourner la langue autour d\u2019un m\u00eame noyau**, de voir comment le sens se transforme quand la forme change, comment une sc\u00e8ne peut devenir ironique, lyrique, grotesque, gla\u00e7ante, selon la voix qui la porte \u2014 Un homme vomit dans un bureau, une femme reste droite, un objet rose est ramass\u00e9 \u2014 L\u2019action ne bouge pas. Mais le regard, lui, pivote \u2014 En variant les styles, on ne change pas seulement de ton, on **change d\u2019univers**, de lois physiques, de gravit\u00e9 \u00e9motionnelle. Ce qui semblait anecdotique devient parfois solennel. Ce qui paraissait absurde prend racine dans la m\u00e9moire. Ce qui semblait r\u00e9el se r\u00e9v\u00e8le fiction \u2014 C\u2019est un exercice de d\u00e9centrement, mais aussi d\u2019\u00e9coute* : **le style n\u2019est pas un costume, c\u2019est une mani\u00e8re d\u2019habiter ce qu\u2019on \u00e9crit.** --- ## Version 1 La pi\u00e8ce d\u00e9gageait un parfum persistant de sueur et d\u2019avarice. Derri\u00e8re la paroi de plexiglas, elle se tenait droite, le menton sur la tablette, figure d\u2019\u00c9pinal de l\u2019attention professionnelle. Face \u00e0 elle, un vieil homme d\u00e9bitait sa plainte en continu, sorte de gloubi-boulga vocal qui \u00e9voquait \u00e0 la fois l\u2019incompr\u00e9hensible et l\u2019inutile : ses mensualit\u00e9s, disait-il, restaient hors d\u2019atteinte. Elle porta distraitement un doigt \u00e0 son oreille, sans doute pour y ajuster une protection phonique ou peut-\u00eatre juste pour signifier qu\u2019elle \u00e9coutait, du moins vaguement. Puis, d\u2019un ton totalement d\u00e9sinvesti : \u2014 Je comprends. Par ch\u00e8que ou par carte ? L\u2019homme entrouvrit \u00e0 nouveau la bouche, mais rien n\u2019en sortit. Sauf un flot. Ce n\u2019\u00e9tait pas un cri ni m\u00eame une r\u00e9ponse \u2014 c\u2019\u00e9tait du vomi. En quantit\u00e9. Une crue soudaine, comme un d\u00e9bordement de la Dordogne un jour d\u2019orage. Un ph\u00e9nom\u00e8ne in\u00e9dit depuis une trentaine d\u2019ann\u00e9es, selon les archives de la perception. Le liquide monta vite, atteignant sous peu le niveau des sourcils de la d\u00e9esse grecque des finances publiques. Le vieillard restait l\u00e0, immobile, en face, les yeux perdus dans une forme de flottement. Une sorte de *Bocca della Verit\u00e0*, version scatologique. Personne, objectivement, n\u2019\u00e9tait tenu de rester pour assister \u00e0 cette sc\u00e8ne d\u00e9solante \u2014 pas m\u00eame pour solder une amende de stationnement en retard. Les pompiers furent appel\u00e9s, proc\u00e9d\u00e8rent \u00e0 l\u2019\u00e9vacuation des lieux peu apr\u00e8s onze heures. En partant, l\u2019un d\u2019eux ramassa un objet rose, ni tout \u00e0 fait mou, ni totalement dur, d\u2019une consistance ind\u00e9finissable. Puis ils pass\u00e8rent \u00e0 autre chose. --- ## Version 2 La pi\u00e8ce suait une sueur \u00e9paisse, sans noblesse, vieille odeur rance de fatigue et de petitesse humaine ; et l\u2019on e\u00fbt dit, dans cette lumi\u00e8re crue de matin administratif, que les murs eux-m\u00eames transpiraient un silence r\u00e9sign\u00e9. Derri\u00e8re la plaque de plexiglas, elle, in\u00e9branlable et muette, incarnait une forme moderne de la Piet\u00e0 \u2014 menton pos\u00e9 sur la tablette, front l\u00e9g\u00e8rement inclin\u00e9, posture hi\u00e9ratique de l\u2019\u00e9coute sans chaleur. Il y avait en face un vieux, fl\u00e9tri, comme tomb\u00e9 d\u2019un si\u00e8cle ant\u00e9rieur. Il parlait d\u2019une voix p\u00e2teuse, il d\u00e9bitait sans col\u00e8re son impuissance : les mensualit\u00e9s, madame, je ne peux pas, les d\u00e9lais, les charges, madame, vous comprenez. Cela n\u2019avait pas de gr\u00e2ce, cela n\u2019avait pas de force, seulement une obstination de b\u00eate fatigu\u00e9e. Elle, en r\u00e9ponse, introduisit un doigt dans son oreille, peut-\u00eatre pour y r\u00e9ajuster une proth\u00e8se invisible ou pour faire taire l\u2019\u00e9cho du monde. Puis, de sa voix morte, elle dit : \u2014 Je comprends. Par ch\u00e8que ou par carte ? Alors le vieux s\u2019ouvrit, litt\u00e9ralement. De sa bouche jaillit une chose ancienne, un liquide violent, pa\u00efen, primitif, qui n\u2019avait rien d\u2019humain sinon la couleur. Ce fut un vomi, un flot d\u2019horreur \u2014 et l\u2019on crut voir les \u00e9cluses du Styx s\u2019ouvrir. Cela monta comme l\u2019eau dans les rivi\u00e8res de janvier, cela couvrit la surface jusqu\u2019aux sourcils de la femme-statue, Ath\u00e9na fiscalis\u00e9e, rest\u00e9e droite. Lui, toujours l\u00e0, debout, les pieds dans la flaque sacr\u00e9e. La bouche toujours ouverte, devenue cette faille grotesque, cette bouche de v\u00e9rit\u00e9 \u2014 mais que la v\u00e9rit\u00e9, ici, avait d\u00e9sert\u00e9e, ne laissant que la souillure. *Bocca della merda*. Et nul n\u2019\u00e9tait requis, en v\u00e9rit\u00e9, d\u2019assister \u00e0 cela \u2014 pas m\u00eame pour racheter une amende de stationnement. Les pompiers vinrent, vers onze heures, et \u00e9vacu\u00e8rent les \u00e2mes sans mots. L\u2019un d\u2019eux, en sortant, trouva sur le sol un objet rose, ni chair ni plastique, un entre-deux de mati\u00e8re, d\u2019humanit\u00e9 fig\u00e9e. Il le ramassa sans commentaire, puis ils s\u2019en furent, et tout passa, comme passent les choses. --- ## Version 3 L\u2019odeur qui r\u00e9gnait l\u00e0 \u2014 persistante, \u00e2cre, ind\u00e9finissable \u2014 ne venait ni des corps seuls, ni de la poussi\u00e8re, ni m\u00eame de l\u2019usure des fauteuils d\u00e9pareill\u00e9s ; elle semblait sourdre d\u2019un pass\u00e9 ancien, celui des bureaux d\u2019avant, des salles d\u2019attente, des arri\u00e8res-boutiques o\u00f9 l\u2019on passait son temps \u00e0 ne rien esp\u00e9rer. Elle \u00e9tait derri\u00e8re le plexiglas, dress\u00e9e avec cette immobilit\u00e9 particuli\u00e8re que conf\u00e8re la r\u00e9p\u00e9tition sans fin des m\u00eames gestes : menton au comptoir, \u00e9paule droite, figure fig\u00e9e d\u2019une patience sans illusion. L\u2019homme en face, un vieil ouvrier peut-\u00eatre, un corps tass\u00e9, l\u2019habitude chevill\u00e9e au dos, d\u00e9bitait une plainte inarticul\u00e9e. Il parlait bas, avec ce ton mouill\u00e9 de ceux qui n\u2019ont plus de force mais encore un peu de honte. Ses mensualit\u00e9s, disait-il, il ne les pouvait pas. Cela ne tenait pas au caprice mais \u00e0 la math\u00e9matique m\u00eame des chiffres. Elle, en r\u00e9ponse, porta un doigt \u00e0 son oreille, sans doute pour replacer un bouchon de cire ou un morceau de silence. Puis, dans un souffle que rien ne troublait : \u2014 Je comprends. Par ch\u00e8que ou par carte ? Il ouvrit la bouche, une seconde fois. Et ce ne fut pas un mot. Ce fut une coul\u00e9e. Une crue. Un vomi. Un liquide \u00e9pais, violent, qui d\u00e9borda de lui comme d\u2019un canal trop \u00e9troit, venu de loin, d\u2019en dessous, d\u2019avant. Cela monta, cela atteignit les sourcils de la fonctionnaire \u2014 Ath\u00e9na debout dans un monde en ruine. Et l\u2019homme, toujours l\u00e0. Le regard vide. La *Bocca della merda*. Les pompiers vinrent. Ils \u00e9vacu\u00e8rent les t\u00e9moins \u00e0 11h02. L\u2019un d\u2019eux ramassa un objet rose, ni mou ni dur, \u00e0 la texture ind\u00e9cise. Il ne dit rien. Il repartit. Et la sc\u00e8ne s\u2019effa\u00e7a, comme le reste. --- ## Version 4 La pi\u00e8ce \u00e9tait mal calibr\u00e9e. Trop chaude. L\u2019air charg\u00e9 d\u2019un r\u00e9sidu de transpiration humaine, combin\u00e9 \u00e0 une trace chimique ind\u00e9tectable, probablement un d\u00e9sodorisant \u00e0 retardement d\u00e9fectueux. Derri\u00e8re la vitre blind\u00e9e \u2014 polym\u00e8re transparent-opaque de g\u00e9n\u00e9ration 3 \u2014 elle tenait sa position. Interface humaine. Menton pos\u00e9 sur la barre d\u2019accueil. Absence d\u2019expression parfaitement int\u00e9gr\u00e9e au protocole de d\u00e9sescalade. Un homme parlait. Une suite de sons en boucle, perturb\u00e9s. Il parlait de ses mensualit\u00e9s. Elle ne bronchait pas. Elle introduisit un doigt dans son oreille, cliqua peut-\u00eatre sur un r\u00e9glage interne. Puis : \u2014 Je comprends. Par ch\u00e8que ou par carte ? Il ouvrit la bouche. Ce ne fut pas un mot. Ce fut un jet. Du vomi. Pas du vomi humain. Une mati\u00e8re ignorante de la gravit\u00e9. Cela montait vite. Le niveau atteignit les sourcils de la fonctionnaire. Elle ne r\u00e9agit pas. L\u2019homme restait l\u00e0. Bouche ouverte. *Bocca della merda*. Organe d\u2019\u00e9mission invers\u00e9. Les pompiers arriv\u00e8rent. Ils \u00e9vacu\u00e8rent les lieux \u00e0 11h02. L\u2019un d\u2019eux ramassa un objet au sol. Rose. Ni mou ni dur. Il le mit en poche. Ils pass\u00e8rent \u00e0 autre chose. --- ## Version 5 La pi\u00e8ce \u00e9tait petite. Rectangulaire. Peinte en vert clair. \u00c9clair\u00e9e par trois n\u00e9ons, dont un bourdonnait. Derri\u00e8re le plexiglas, elle restait droite. Robe grise. Badge effac\u00e9. Stylo m\u00e2chouill\u00e9. Menton pos\u00e9. Elle regardait. En face : un homme. Vieux. Blouson \u00e9lim\u00e9. Il parlait. Des mensualit\u00e9s. Il ne pouvait pas. Elle glissa un doigt dans son oreille. Peut-\u00eatre un bouchon auditif. Puis : \u2014 Je comprends. Par ch\u00e8que ou par carte ? Il ouvrit la bouche. Un jet. Un flot. Du vomi. Une crue. Cela monta. Jusqu\u2019aux sourcils. Elle ne bougea pas. Lui non plus. *Bocca della merda*. Les pompiers vinrent. \u00c0 10h57. Ils \u00e9vacu\u00e8rent. L\u2019un d\u2019eux ramassa un objet rose. Ni mou ni dur. Il le mit en poche. Et tout le monde passa \u00e0 autre chose. ",
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"date_modified": "2025-04-20T06:55:11Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Un trope, c\u2019est quoi ? Un clich\u00e9, oui, mais mieux. Un sch\u00e9ma narratif, une figure qui revient. Le h\u00e9ros \u00e9lu. L\u2019objet magique. L\u2019arc de transformation. John Truby en a fait un syst\u00e8me. Dans Anatomie du sc\u00e9nario<\/em>, il pr\u00f4ne la narration comme machine bien huil\u00e9e. Une histoire qui avance, qui transforme, qui r\u00e9v\u00e8le.
\nqu\u2019est-ce que \u00e7a va encore co\u00fbter,
\nme demandai-je —
\nsoudain —
\nfaisant bien entendu semblant d\u2019\u00eatre effar\u00e9,
\npuisque je suis quelque part d\u00e9j\u00e0,
\ndepuis plusieurs mill\u00e9naires,
\nplusieurs kalpas<\/em>,
\navec mon petit calepin,
\nsix pieds sous terre.<\/p>\n
\n
\nIl le faut,
\nsous peine de d\u00e9crocher
\nun direct du gauche
\n\u00e0 tout ce qui passe dans mon champ de vision.<\/p>\n
\nils sont absolument partout.<\/p>\n
\n
\nUne lumi\u00e8re exceptionnelle
\nqu’on peinerait \u00e0 penser artificielle.<\/p>\n
\nil suffit que l’on soit ravi par cette id\u00e9e qu’elle puisse l’\u00eatre —
\net aussit\u00f4t
\nl’on se retrouve au sol,
\ntra\u00een\u00e9 par les bras ou les jambes
\nvers le pot aux roses,
\npar des ombres hostiles,
\nau souffle de chacal,
\nforc\u00e9ment belliqueuses,
\nabjectes.<\/p>\n
\n
\ncomment pourrions-nous avoir l’opportunit\u00e9
\nde tester notre sto\u00efcisme,
\nnotre indiff\u00e9rence crasse
\nau bien comme au mal,
\net \u00e0 toute l\u2019\u00e9tendue des nuances entre deux.<\/p>\n
\n
\nl\u2019\u00e9ternit\u00e9 peut sembler bien longue,
\nune fois cette certitude acquise
\nque nous sommes bel et bien morts et enterr\u00e9s.<\/p>\n
\n
\nla ronde des saisons nous rappelle parfois —
\npar \u00e9clats —
\ndes clameurs oubli\u00e9es.<\/p>\n
\nLe camion des ordures.
\nUne odeur de m\u00e9tal dans l\u2019air.
\nAlliage d\u2019un parfum d\u2019encaustique
\net de fourrure de chat.
\nFil de vierge scintillant,
\nserpentant dans l\u2019air paillet\u00e9
\nde poussi\u00e8res d\u2019amiante.<\/p>\n
\n
\ndemeure<\/p>\n
\n
\ncomme toutes les fins d\u2019avril,
\nentre sanglots
\net fou rire.<\/p>",
"content_text": " Le fait que nous soyons d\u00e9j\u00e0 morts, et que ce que nous nommons la vie ne soit qu'un \u00e9tat plus ou moins fumeux, oscillant entre r\u00eaverie et d\u00e9pression \u2014 purgatoire pour les uns, enfer pour d'autres, et pire encore : paradis pour ceusses qui r\u00e9gissent cet univers carc\u00e9ral. Les milliardaires. --- Ce serait \u00e7a, le paradis sur terre : avoir tout pouvoir pour faire avaler autant de mensonges qu'on peut aux foules avec des mots comme libert\u00e9 fraternit\u00e9 \u00e9galit\u00e9 tout en les ratiboisant copieusement d'ann\u00e9e en ann\u00e9e jusqu'\u00e0 les voir crever les unes apr\u00e8s les autres dans le grand d\u00e9potoir des d\u00e9g\u00e2ts collat\u00e9raux du bien-\u00eatre. --- Je m'emballe. Pont-Neuf. Plus de premi\u00e8re fra\u00eecheur. Mais je m'emballe quand m\u00eame. Je le vois. Je le sens. --- Or donc, tout serait \u00e9crit d'avance, y compris cette phrase. --- M A I N T E N A N T --- et de surprendre la supercherie, qu\u2019est-ce que \u00e7a va encore co\u00fbter, me demandai-je \u2014 soudain \u2014 faisant bien entendu semblant d\u2019\u00eatre effar\u00e9, puisque je suis quelque part d\u00e9j\u00e0, depuis plusieurs mill\u00e9naires, plusieurs *kalpas*, avec mon petit calepin, six pieds sous terre. --- Il faut que je me raccroche \u00e0 l'\u00e9poque. Il le faut, sous peine de d\u00e9crocher un direct du gauche \u00e0 tout ce qui passe dans mon champ de vision. Ces monstres \u2014 ils sont absolument partout. --- Je m'en suis fait la r\u00e9flexion en allant au pain. Il fait beau. Une lumi\u00e8re exceptionnelle qu'on peinerait \u00e0 penser artificielle. Mais \u2014 il suffit que l'on soit ravi par cette id\u00e9e qu'elle puisse l'\u00eatre \u2014 et aussit\u00f4t l'on se retrouve au sol, tra\u00een\u00e9 par les bras ou les jambes vers le pot aux roses, par des ombres hostiles, au souffle de chacal, forc\u00e9ment belliqueuses, abjectes. --- Sans quoi, comment pourrions-nous avoir l'opportunit\u00e9 de tester notre sto\u00efcisme, notre indiff\u00e9rence crasse au bien comme au mal, et \u00e0 toute l\u2019\u00e9tendue des nuances entre deux. --- Donc je disais : l\u2019\u00e9ternit\u00e9 peut sembler bien longue, une fois cette certitude acquise que nous sommes bel et bien morts et enterr\u00e9s. --- Et que la ronde des saisons nous rappelle parfois \u2014 par \u00e9clats \u2014 des clameurs oubli\u00e9es. Un vieux chant de coq enrou\u00e9. Le camion des ordures. Une odeur de m\u00e9tal dans l\u2019air. Alliage d\u2019un parfum d\u2019encaustique et de fourrure de chat. Fil de vierge scintillant, serpentant dans l\u2019air paillet\u00e9 de poussi\u00e8res d\u2019amiante. --- je demeure --- Et nous place, comme toutes les fins d\u2019avril, entre sanglots et fou rire. ",
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,{
"id": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/Je-suis-mort-j-ai-tout-mon-temps.html",
"url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/Je-suis-mort-j-ai-tout-mon-temps.html",
"title": "Je suis mort, j'ai tout mon temps ",
"date_published": "2025-04-27T11:01:48Z",
"date_modified": "2025-06-23T18:39:52Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>\n
\n
\nqui se pr\u00e9sente
\nqui se pr\u00e9sente
\nqui se pr\u00e9sente
\nsauf que lorsqu\u2019elle se pr\u00e9sente je suis souvent ailleurs.<\/em><\/p>\n
\net soudain je l\u2019ai vue arriver.<\/em><\/p>\n
\nelle a pos\u00e9 son sac \u00e0 main sur le bras du canap\u00e9,
\nelle s\u2019est assise
\net elle a commenc\u00e9 \u00e0 dire comme chaque fois :
\n« ouh ouh je suis l\u00e0 »
\net j\u2019ai dit : « oui je vois. »<\/p>\n
\net elle a eu un petit rire nerveux.
\nJe ne savais pas que j\u2019avais une t\u00eate de clown quand je suis attentif \u00e0 l\u2019attention.
\nMaintenant c\u2019est fait.<\/p>\n
\n
\nElle s\u2019est redress\u00e9e, un peu penaude, et elle m\u2019a lanc\u00e9 un regard d\u2019excuse.<\/p>\n
\nJe n\u2019ai pas parl\u00e9.
\nJe l\u2019ai seulement regard\u00e9e.<\/p>\n
\nEt moi, j\u2019ai baiss\u00e9 les yeux \u00e0 son niveau.
\nNous sommes rest\u00e9s ainsi longtemps, sans rien faire d\u2019autre que de respirer ensemble.<\/p>\n
\n
\nElle a cherch\u00e9 quelque chose dans ses poches, dans son sac, dans sa m\u00e9moire.<\/p>\n
\nJe savais qu\u2019il ne fallait pas l\u2019aider.
\nQue son oubli faisait partie du voyage.<\/p>\n
\nElle a hauss\u00e9 les \u00e9paules.
\nElle s\u2019est assise par terre, dos contre le mur, et elle a souri d\u2019un sourire \u00e9clat\u00e9, maladroit.<\/p>\n
\nEt ensemble, nous avons laiss\u00e9 l\u2019oubli s\u2019asseoir aussi, entre nous, comme un invit\u00e9 normal.<\/p>\n
\n
\nJe me suis redress\u00e9, pr\u00eat \u00e0 lui ouvrir la porte.<\/p>\n
\nElle a tourn\u00e9 sur elle-m\u00eame, une fois, deux fois, comme si le chemin lui \u00e9chappait.<\/p>\n
\nElle a disparu derri\u00e8re une haie, une palissade, un brouillard.<\/p>\n
\nJe me suis dit qu\u2019elle allait revenir.<\/em><\/p>\n
\nEt je suis rest\u00e9 l\u00e0, avec cette attente dans les mains, comme un oiseau trop l\u00e9ger pour \u00eatre tenu.<\/em><\/p>\n
\n
\nSes pas soulevaient \u00e0 peine la poussi\u00e8re.<\/p>\n
\nElle regardait au loin, comme si quelque chose d\u2019urgent l\u2019appelait.<\/p>\n
\nsans faire de gestes, sans faire de bruit.<\/p>\n
\n\u00e0 attendre que la poussi\u00e8re retombe sur moi.<\/p>\n
\n
\nElle a lev\u00e9 la t\u00eate, tendu l\u2019oreille.<\/p>\n
\nPas un souffle, pas un craquement, pas un murmure.<\/p>\n
\nJe n\u2019ai pas os\u00e9 me lever.<\/em>
\nJe n\u2019ai pas os\u00e9 respirer plus fort.<\/em><\/p>\n
\nquelque chose que je ne pouvais pas atteindre.<\/p>\n
\n\u00e0 partager avec elle le silence que je ne comprenais pas.<\/p>\n
\n
\nElle a fr\u00f4l\u00e9 le bois du bout des doigts.<\/p>\n
\nElle a effleur\u00e9 le bord du banc, sans s\u2019asseoir.<\/p>\n
\nJe n\u2019ai pas boug\u00e9.
\nJe me suis content\u00e9 d\u2019ouvrir un peu plus mon silence pour qu\u2019il l\u2019accueille, si elle voulait.<\/p>\n
\npuis elle s\u2019est tourn\u00e9e doucement et elle est repartie,
\nen laissant derri\u00e8re elle une forme vide, une attente polie.<\/p>\n
\n
\nElle n\u2019a pas parl\u00e9.<\/p>\n
\nle regard pos\u00e9 quelque part entre moi et un point que je ne voyais pas.<\/p>\n
\nJe n\u2019ai pas rompu le fil t\u00e9nu qui flottait entre nous.<\/p>\n
\n\u00e0 s\u2019\u00e9taler,
\n\u00e0 s\u2019\u00e9paissir.<\/p>\n
\nIl n\u2019y avait plus ni matin ni soir.<\/em><\/p>\n
\net le mien qui essayait d\u2019\u00eatre aussi debout que possible.<\/em><\/p>\n
\n
\nTellement pr\u00e8s que j\u2019aurais pu sentir son souffle,
\nsi elle avait respir\u00e9.<\/p>\n
\nElle ne bougeait presque pas.
\nElle attendait que je regarde vraiment.<\/p>\n
\nPeur de ce qui allait se passer si je m\u2019y plongeais sans retour.
\nPeur que l\u2019attention m\u2019engloutisse comme un puits sans fond,
\nm\u2019efface jusqu\u2019\u00e0 ce que je ne sois plus qu\u2019une tache d\u2019\u00e9coute sur le monde.<\/p>\n
\npas m\u00e9chamment.
\nJuste assez pour \u00e9chapper au vertige.<\/p>\n
\nelle \u00e9tait partie.<\/p>\n
\nSeulement de se fondre doucement dans l\u2019air.<\/p>\n
\n
\nJe la voyais.<\/p>\n
\ncomme une flamme qui h\u00e9site entre la nuit et l\u2019aube.<\/p>\n
\nJe n\u2019ai pas clign\u00e9 des yeux.<\/p>\n
\nse d\u00e9liaient,
\ns\u2019effilochaient dans l\u2019air.<\/p>\n
\npas pour la retenir,
\njuste pour \u00eatre l\u00e0 au moment o\u00f9 elle se dissoudrait.<\/p>\n
\n\u00e0 la regarder devenir presque rien,
\npuis plus rien.<\/p>\n
",
"content_text": " *Mon attention est partout et nulle part.* --- *L\u2019attention est une opportunit\u00e9 qui se pr\u00e9sente qui se pr\u00e9sente qui se pr\u00e9sente qui se pr\u00e9sente sauf que lorsqu\u2019elle se pr\u00e9sente je suis souvent ailleurs.* *Mais aujourd\u2019hui, coup de chance, j\u2019\u00e9tais l\u00e0.* *Je n\u2019avais rien \u00e0 faire qu\u2019\u00eatre l\u00e0, et soudain je l\u2019ai vue arriver.* Elle \u00e9tait en nage, elle a pos\u00e9 son sac \u00e0 main sur le bras du canap\u00e9, elle s\u2019est assise et elle a commenc\u00e9 \u00e0 dire comme chaque fois : \u00ab ouh ouh je suis l\u00e0 \u00bb et j\u2019ai dit : \u00ab oui je vois. \u00bb Elle a \u00e9t\u00e9 surprise, et elle a eu un petit rire nerveux. Je ne savais pas que j\u2019avais une t\u00eate de clown quand je suis attentif \u00e0 l\u2019attention. Maintenant c\u2019est fait. --- L\u2019attention est revenue ce matin. Elle a tr\u00e9buch\u00e9 sur le tapis de l\u2019entr\u00e9e. Son sac a gliss\u00e9 par terre avec un bruit mou. Elle s\u2019est redress\u00e9e, un peu penaude, et elle m\u2019a lanc\u00e9 un regard d\u2019excuse. \u00ab Ouh ouh, je suis tomb\u00e9e \u00bb, a-t-elle dit, en riant comme si cela n\u2019avait pas d\u2019importance. Je n\u2019ai pas boug\u00e9. Je n\u2019ai pas parl\u00e9. Je l\u2019ai seulement regard\u00e9e. *Peut-\u00eatre que c\u2019\u00e9tait \u00e7a, \u00eatre attentif : ne rien rattraper, ne rien r\u00e9parer, juste \u00eatre l\u00e0 quand l\u2019attention tombe.* Alors elle s\u2019est assise par terre, comme si c\u2019\u00e9tait normal. Et moi, j\u2019ai baiss\u00e9 les yeux \u00e0 son niveau. Nous sommes rest\u00e9s ainsi longtemps, sans rien faire d\u2019autre que de respirer ensemble. --- Elle est revenue ce soir. Elle s\u2019est arr\u00eat\u00e9e dans l\u2019embrasure de la porte. Elle avait l\u2019air fatigu\u00e9e, un peu confuse. Elle a cherch\u00e9 quelque chose dans ses poches, dans son sac, dans sa m\u00e9moire. \u00ab Comment que je m\u2019appelle d\u00e9j\u00e0 ? \u00bb a-t-elle murmur\u00e9. Je l\u2019ai regard\u00e9e sans rien dire. Je savais qu\u2019il ne fallait pas l\u2019aider. Que son oubli faisait partie du voyage. Elle a secou\u00e9 la t\u00eate, comme pour chasser un r\u00eave. Elle a hauss\u00e9 les \u00e9paules. Elle s\u2019est assise par terre, dos contre le mur, et elle a souri d\u2019un sourire \u00e9clat\u00e9, maladroit. Je me suis assis en face d\u2019elle, sans un mot. Et ensemble, nous avons laiss\u00e9 l\u2019oubli s\u2019asseoir aussi, entre nous, comme un invit\u00e9 normal. --- Ce matin-l\u00e0, je l\u2019ai vue venir de loin. Elle avan\u00e7ait entre les herbes hautes, levant parfois les bras, comme pour saluer. Je me suis redress\u00e9, pr\u00eat \u00e0 lui ouvrir la porte. Mais elle a h\u00e9sit\u00e9. Elle a regard\u00e9 \u00e0 gauche, \u00e0 droite. Elle a tourn\u00e9 sur elle-m\u00eame, une fois, deux fois, comme si le chemin lui \u00e9chappait. Puis elle a pris un sentier de travers. Elle a disparu derri\u00e8re une haie, une palissade, un brouillard. *J\u2019ai attendu un peu.* *Je me suis dit qu\u2019elle allait revenir.* *J\u2019ai attendu encore, plus longtemps que raisonnable.* *Puis j\u2019ai baiss\u00e9 les yeux.* *Et je suis rest\u00e9 l\u00e0, avec cette attente dans les mains, comme un oiseau trop l\u00e9ger pour \u00eatre tenu.* --- Elle est arriv\u00e9e par le chemin de traverse. Ses pas soulevaient \u00e0 peine la poussi\u00e8re. Elle ne m\u2019a pas vu. Elle regardait au loin, comme si quelque chose d\u2019urgent l\u2019appelait. Elle a travers\u00e9 l\u2019air entre nous sans rien effleurer, sans rien soulever. Je l\u2019ai suivie du regard, lentement, sans faire de gestes, sans faire de bruit. Elle a disparu derri\u00e8re la haie sans se retourner. Je suis rest\u00e9 assis, les mains sur les genoux, \u00e0 attendre que la poussi\u00e8re retombe sur moi. --- Elle s\u2019est arr\u00eat\u00e9e au milieu de la pi\u00e8ce. Elle a lev\u00e9 la t\u00eate, tendu l\u2019oreille. Moi je n\u2019entendais rien. Pas un souffle, pas un craquement, pas un murmure. Elle, pourtant, restait immobile, concentr\u00e9e, comme suspendue \u00e0 une vibration tr\u00e8s fine, tr\u00e8s loin, tr\u00e8s loin d\u2019ici. Je l\u2019ai regard\u00e9e sans bouger. *Je n\u2019ai pas os\u00e9 parler.* *Je n\u2019ai pas os\u00e9 me lever.* *Je n\u2019ai pas os\u00e9 respirer plus fort.* Elle semblait entendre quelque chose d\u2019important, quelque chose que je ne pouvais pas atteindre. Alors je suis rest\u00e9 l\u00e0, \u00e0 partager avec elle le silence que je ne comprenais pas. --- Elle s\u2019est approch\u00e9e du banc. Elle a fr\u00f4l\u00e9 le bois du bout des doigts. Elle a regard\u00e9 le ciel, puis le sol, puis ses mains. Ses \u00e9paules ont boug\u00e9 imperceptiblement, comme si un poids invisible h\u00e9sitait \u00e0 se poser ou \u00e0 s\u2019envoler. Elle a fait un pas en arri\u00e8re, un pas en avant. Elle a effleur\u00e9 le bord du banc, sans s\u2019asseoir. Moi, je n\u2019ai rien dit. Je n\u2019ai pas boug\u00e9. Je me suis content\u00e9 d\u2019ouvrir un peu plus mon silence pour qu\u2019il l\u2019accueille, si elle voulait. Apr\u00e8s un long moment, elle a soupir\u00e9, tr\u00e8s bas, puis elle s\u2019est tourn\u00e9e doucement et elle est repartie, en laissant derri\u00e8re elle une forme vide, une attente polie. --- Elle est entr\u00e9e sans bruit. Elle s\u2019est arr\u00eat\u00e9e \u00e0 deux pas de moi. Elle ne s\u2019est pas assise. Elle n\u2019a pas parl\u00e9. Elle est rest\u00e9e debout, les bras le long du corps, le regard pos\u00e9 quelque part entre moi et un point que je ne voyais pas. Je n\u2019ai pas boug\u00e9 non plus. Je n\u2019ai pas rompu le fil t\u00e9nu qui flottait entre nous. Le temps a commenc\u00e9 \u00e0 s\u2019\u00e9tirer, \u00e0 s\u2019\u00e9taler, \u00e0 s\u2019\u00e9paissir. *Il n\u2019\u00e9tait plus ni t\u00f4t ni tard.* *Il n\u2019y avait plus ni matin ni soir.* *Il n\u2019y avait que son silence debout,* *et le mien qui essayait d\u2019\u00eatre aussi debout que possible.* --- Elle est revenue sans bruit. Elle s\u2019est approch\u00e9e plus pr\u00e8s que d\u2019habitude. Tellement pr\u00e8s que j\u2019aurais pu sentir son souffle, si elle avait respir\u00e9. Elle ne disait rien. Elle ne bougeait presque pas. Elle attendait que je regarde vraiment. Alors j\u2019ai eu peur. Pas peur d\u2019elle. Peur de ce qui allait se passer si je m\u2019y plongeais sans retour. Peur que l\u2019attention m\u2019engloutisse comme un puits sans fond, m\u2019efface jusqu\u2019\u00e0 ce que je ne sois plus qu\u2019une tache d\u2019\u00e9coute sur le monde. J\u2019ai d\u00e9tourn\u00e9 les yeux. Pas brusquement, pas m\u00e9chamment. Juste assez pour \u00e9chapper au vertige. Quand je suis revenu, elle \u00e9tait partie. Elle n\u2019avait pas eu besoin de courir. Seulement de se fondre doucement dans l\u2019air. --- Elle \u00e9tait l\u00e0. Je la voyais. Elle tenait debout, fragile, comme une flamme qui h\u00e9site entre la nuit et l\u2019aube. Je n\u2019ai pas boug\u00e9. Je n\u2019ai pas clign\u00e9 des yeux. Mais d\u00e9j\u00e0 elle devenait floue. Ses contours tremblaient, se d\u00e9liaient, s\u2019effilochaient dans l\u2019air. Je voulais tendre la main, pas pour la retenir, juste pour \u00eatre l\u00e0 au moment o\u00f9 elle se dissoudrait. Mais m\u00eame ce geste-l\u00e0 aurait \u00e9t\u00e9 trop lourd. Alors je suis rest\u00e9 immobile, \u00e0 la regarder devenir presque rien, puis plus rien. Et le silence, doucement, a reflu\u00e9 vers moi. --- ",
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"title": "26 avril 2025",
"date_published": "2025-04-26T06:34:18Z",
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<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>",
"content_text": " La r\u00e9p\u00e9tition, ce mouvement sourd et patient qui m\u00e8ne l'existence, porte en elle le tragique et la com\u00e9die, tout ensemble, \u00e0 la mani\u00e8re d'une antique machinerie dont nous serions les modestes rouages. C'est sans doute pourquoi les humoristes, qui connaissent la vanit\u00e9 des choses, en ont fait un ressort, ce qu'on appelle le comique de r\u00e9p\u00e9tition. Chaque ann\u00e9e, S. et moi, nous tombons malades, \u00e0 l'heure o\u00f9 s'annonce le repos qu'on attendait. De mon c\u00f4t\u00e9, \u00e7a s'est manifest\u00e9 d\u00e8s le d\u00e9but de la semaine : je me suis tra\u00een\u00e9, noueux, v\u00e9tuste, pour honorer mes cours. L'annulation n'\u00e9tait pas pensable \u2014 perte trop grande, peu d'entr\u00e9es, d\u00e9j\u00e0. Nous autres, aux marges de l'\u00e9conomie, nous n'avons gu\u00e8re le choix. Mais au-del\u00e0 de la fatigue, de cette mollesse interne qui \u00e9vide jusqu'au geste, le pire, le plus dur \u00e0 supporter, c'est l'humiliation d'\u00eatre, devant l'\u00e9cran, pareil \u00e0 un invert\u00e9br\u00e9 \u00e0 demi ass\u00e9ch\u00e9. Pourtant, dans le d\u00e9labrement, dans les poches encore industrieuses du for int\u00e9rieur, j'ai trouv\u00e9 de quoi repenser la structure du site : organisation th\u00e9matique plut\u00f4t que rubricaire, une circulation plus fluide, plus lisible. En chemin, le mod\u00e8le o3 de ChatGPT \u2014 \u00e0 grand renfort de mes efforts en prompt engineering \u2014 s'est r\u00e9v\u00e9l\u00e9 inapte \u00e0 la t\u00e2che la plus \u00e9l\u00e9mentaire : b\u00e2tir un layout basique, trois colonnes, l'une escamotable \u00e0 l'aide d'un toggle. C'est o4 turbo \u2014 la vieille machine, \u00e0 la robustesse \u00e9prouv\u00e9e \u2014 qui a repris l'ouvrage et l'a men\u00e9 \u00e0 terme. Je me suis m\u00eame amus\u00e9, pour m'\u00e9prouver peut-\u00eatre ou combler un vide, \u00e0 verser dans o4 l'int\u00e9gralit\u00e9 de l'\u0153uvre balzacienne. Il m'en est sorti un document .md, un inventaire de plus de deux mille personnages, leur fonction, leur ascendance, leur destin, une fresque class\u00e9e par familles \u2014 les ambitieux, les r\u00eaveurs, les pauvres types \u2014, et, au mur, le graphique pour suivre, \u00e0 la mani\u00e8re d'un arpenteur obstin\u00e9, les chemins de F.B. Il me faut cependant convenir que je n'ai pas eu, ces derniers mois, le temps, le nerf de tout poursuivre de front. Personne ne m'en fait le reproche. Il n'y a que moi pour en rougir, pour me heurter \u00e0 ce hiatus insupportable entre ce que je d\u00e9sire, ce que j'accomplis, et cette impossibilit\u00e9, \u00e9trangement, de faire concorder les deux figures. J'abhorre l'id\u00e9e que la d\u00e9faillance pourrait venir de l'\u00e2ge, de la fatigue, des atteintes sourdes que le corps, \u00e0 notre insu, enregistre. J'ai, au fond de moi, cette \u00e9ducation t\u00eanue, qui me souffle \u00e0 voix basse : \"Encore un effort. Tu peux.\" Et pourtant, quand sonne l'heure, rare, presque honteuse, de \"prendre des vacances\", cette permission qu'une fois l'an je m'accorde pour accompagner S., le corps, soudain, rend les armes. Il c\u00e8de. Et moi avec. Badaboum. ",
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"id": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/Scintilla-cogitationis.html",
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"title": "Scintilla cogitationis",
"date_published": "2025-04-25T04:50:40Z",
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"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>\n
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>Renverser le spontan\u00e9<\/h3>\n
Inventaire des choses que je n\u2019ai pas dites<\/h3>\n
J’aurais pu dire<\/h3>\n
la place<\/h3>\n
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>\n
\n1.<\/h3>\n
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\n3.<\/h3>\n
\n4.<\/h3>\n
\n5.<\/h3>\n
\n6.<\/h3>\n
",
"content_text": " *Une sc\u00e8ne, avec six voix qui ne disent jamais tout \u00e0 fait la m\u00eame chose. C\u2019est une histoire d\u2019apr\u00e8s, un moment fig\u00e9, rumin\u00e9, ressass\u00e9, diss\u00e9qu\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il parle autrement.* --- ### 1. Apr\u00e8s l\u2019amour, ce qui survient ne tient pas du vide, encore moins du soulagement. C\u2019est une saturation. Une \u00e9vidence lourde, famili\u00e8re. Ce que je ressens alors, ce n\u2019est pas la chute \u2014 non, c\u2019est le retour. Le retour \u00e0 la condition. \u00c0 ce qu\u2019on est, ce qu\u2019on fut, ce dont on ne s\u2019est jamais d\u00e9parti. Il y a le corps, d\u00e9tendu, presque h\u00e9b\u00e9t\u00e9. Il y a l\u2019autre, \u00e0 c\u00f4t\u00e9, qui dort peut-\u00eatre, ou qui fait semblant. Et il y a cette pens\u00e9e, brutale, sans ornement : je ne suis pas d\u2019ici. Je n\u2019ai pas de lieu \u00e0 moi. Je n\u2019ai pas de sol natal auquel je puisse m\u2019arrimer. Je le r\u00e9p\u00e8te en silence, cette phrase d\u2019abord nue, puis charg\u00e9e de couches, d\u2019ann\u00e9es, de boue : Je n\u2019ai pas de chez moi. Ce n\u2019est pas l\u2019aveu d\u2019un homme perdu mais d\u2019un homme n\u00e9 sans royaume, sans garant. Je me l\u00e8ve, je dis que j\u2019ai soif, pour remettre un peu d\u2019ordre dans l\u2019appareil du langage. Le m\u00e9canisme est ancien : nommer pour tenir. Boire pour feindre la n\u00e9cessit\u00e9. Traverser la pi\u00e8ce comme on traverse un si\u00e8cle. Dans la cuisine, l\u2019odeur. Pas la sienne \u2014 la n\u00f4tre. Celle de la chair. Et \u00e7a me ram\u00e8ne, irr\u00e9m\u00e9diablement, \u00e0 ce que j\u2019ai connu : les corps de mes parents, de mes fr\u00e8res, de ces femmes travers\u00e9es, toutes aussi \u00e9trang\u00e8res que n\u00e9cessaires. Chaque lieu d\u2019amour fut un lieu de passage. Jamais une demeure. Je bois lentement, comme on rallume une vieille forge. Puis je retourne m\u2019allonger, en pensant aux livres que j\u2019ai laiss\u00e9s, aux carnets jamais remplis, aux id\u00e9es mortes. Le sommeil me prend au moment exact o\u00f9 la m\u00e9moire allait creuser plus loin. Au matin, elle me touche. Me baise. Elle est chaude, ardente, pr\u00e9sente. Mais moi, je suis dans une autre strate. Je ne l\u2019ai pas rejointe. Je bois mon caf\u00e9. Je tente de faire surface. Elle parle, elle attend. Et moi, je sens, \u00e0 peine perceptible mais indiscutable, la chose \u2014 pas la pieuvre \u2014 non : le poids. Celui qu\u2019on re\u00e7oit, toujours, quand on n\u2019a pas su s\u2019appartenir. --- ### 2. Apr\u00e8s l\u2019amour, j\u2019ai eu cette impression d\u2019effondrement. Ce n\u2019\u00e9tait pas la premi\u00e8re fois. Toujours ce m\u00eame sentiment, presque m\u00e9canique, de vide. Ni d\u00e9go\u00fbt, ni tristesse. Plut\u00f4t un retrait, une distance qui s\u2019installe d\u2019un coup. Je regardais le plafond. Elle dormait ou faisait semblant. J\u2019ai senti que je n\u2019avais plus rien \u00e0 faire l\u00e0. Je me suis lev\u00e9, j\u2019ai dit que j\u2019avais soif. Ce n\u2019\u00e9tait pas vrai. J\u2019ai juste eu besoin d\u2019un geste, d\u2019un mot. De retrouver une forme de contr\u00f4le, une place dans la sc\u00e8ne. J\u2019ai travers\u00e9 la pi\u00e8ce lentement. J\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 prendre mes affaires et partir. Mais je n\u2019ai pas boug\u00e9. Je n\u2019avais nulle part o\u00f9 aller. C\u2019\u00e9tait chez elle. Ce n\u2019\u00e9tait pas chez moi. Je n\u2019ai pas de chez moi. Je suis all\u00e9 dans la cuisine. J\u2019ai bu un verre d\u2019eau. L\u2019odeur de la chambre me suivait. M\u00e9lange de sueur, de liquide, de draps. J\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 d\u2019autres nuits, d\u2019autres corps. Toujours la m\u00eame issue. L\u2019impression d\u2019avoir laiss\u00e9 quelque chose, ou d\u2019en avoir \u00e9t\u00e9 vid\u00e9. Je suis revenu. Je me suis allong\u00e9 \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019elle. Sans la toucher. Je me suis r\u00e9p\u00e9t\u00e9 cette phrase : je n\u2019ai pas de chez moi. Elle est rest\u00e9e longtemps dans ma t\u00eate. Je ne sais pas si je me suis endormi ou si j\u2019ai juste cess\u00e9 de penser. Le matin, elle m\u2019a touch\u00e9. Elle voulait encore. Elle m\u2019a enlac\u00e9, m\u2019a embrass\u00e9. Je ne ressentais rien. Elle disait que je ne l\u2019aimais pas comme elle, que je n\u2019\u00e9tais pas assez l\u00e0.Dans la cuisine, pendant que je buvais mon caf\u00e9, j\u2019ai eu cette image : une pieuvre. Quelque chose de mou, de collant, pos\u00e9 au milieu, avec ses ventouses, ses tentacules. Je ne sais pas d\u2019o\u00f9 elle venait. Mais elle \u00e9tait l\u00e0. --- ### 3. Apr\u00e8s l\u2019amour je me suis senti vid\u00e9. Pas triste. Pas heureux. Un peu vaseux. J\u2019ai regard\u00e9 le plafond. Il y avait une tache d\u2019humidit\u00e9, fine, presque d\u00e9corative. Elle dormait ou faisait semblant. Il y avait une odeur. Pas mauvaise, mais forte. Un peu acide. J\u2019ai dit : j\u2019ai soif. Je n\u2019avais pas soif. Je voulais juste dire quelque chose. M\u2019entendre. Reprendre pied. Je suis all\u00e9 dans la cuisine. Il y avait un verre propre \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de l\u2019\u00e9vier. L\u2019eau avait un go\u00fbt m\u00e9tallique. Je suis revenu. Je me suis recouch\u00e9. Le matelas faisait un bruit d\u2019air comprim\u00e9. J\u2019ai pens\u00e9 : ce n\u2019est pas chez moi. J\u2019ai pens\u00e9 : je n\u2019ai pas de chez moi. La phrase est rest\u00e9e. Comme une chanson lente. Elle est devenue plus importante que tout le reste. Je me suis endormi. Le matin, elle m\u2019a serr\u00e9 fort. Elle m\u2019a embrass\u00e9 dans le cou. Elle m\u2019a dit : tu ne m\u2019aimes pas assez. Elle m\u2019a regard\u00e9 tr\u00e8s longtemps. Dans la cuisine, pendant le caf\u00e9, j\u2019ai vu un truc. Un machin. Une forme. Comme une pieuvre. Elle ne bougeait pas. Mais elle \u00e9tait l\u00e0. --- ### 4. Apr\u00e8s l\u2019amour, c\u2019est curieux, il n\u2019y avait rien. Pas m\u00eame de vide. Une sorte de flottement l\u00e9ger, pas d\u00e9sagr\u00e9able, mais sans attrait non plus. Il aurait fallu un mot pour le dire, mais aucun ne convenait vraiment. \u00c0 la place : une impression de chute. D\u2019une certaine hauteur. Pas tr\u00e8s haute, mais quand m\u00eame. Une chute douce, comme dans un r\u00eave o\u00f9 l\u2019on tombe au ralenti, sans panique ni cri. En bas, le sol. Ordinaire. Sec. Pas d\u2019impact spectaculaire. La femme dormait. Ou faisait semblant. Il y avait une ambigu\u00eft\u00e9 dans son immobilit\u00e9. L\u2019air \u00e9tait un peu lourd, mais c\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre d\u00fb \u00e0 la nuit, \u00e0 l\u2019humidit\u00e9, ou simplement \u00e0 l\u2019histoire. L\u2019histoire entre eux deux, s\u2019entend. Il se leva. Pr\u00e9texta qu\u2019il avait soif. Cela semblait acceptable. Il aurait pu ne rien dire, mais il tenait \u00e0 justifier son d\u00e9placement, comme pour prouver qu\u2019il \u00e9tait encore l\u00e0, qu\u2019il faisait partie de la sc\u00e8ne.Dans la cuisine, il but un verre d\u2019eau. Un verre simple, transparent, rempli \u00e0 moiti\u00e9. L\u2019eau \u00e9tait ti\u00e8de. Il revint dans la chambre. S\u2019allongea. Tenta de retrouver une position. \u00c7a sentait un peu \u2014 disons : un m\u00e9lange de draps, de corps, de fatigue. Ce n\u2019\u00e9tait pas chez lui. Il se r\u00e9p\u00e9ta cette phrase : je n\u2019ai pas de chez moi. Elle lui parut soudain tr\u00e8s int\u00e9ressante. Il la creusa mentalement, comme on explore une galerie souterraine. Mais juste au moment d\u2019y voir quelque chose, le sommeil l\u2019attrapa. Le matin, elle se montra expansive. Il fallait r\u00e9pondre \u00e0 cela. Il le fit plus ou moins. Elle l\u2019enla\u00e7a, le fr\u00f4la, le toucha avec beaucoup de volont\u00e9. Lui pensait \u00e0 son caf\u00e9. Et puis, au centre de la cuisine, il remarqua une chose. Quelque chose qui n\u2019\u00e9tait pas l\u00e0 la veille. Une sorte de masse, informe, avec des tentacules. Il n\u2019en parla pas. \u00c7a n\u2019aurait pas chang\u00e9 grand-chose. --- ### 5. Apr\u00e8s l\u2019amour je ne vaux plus rien, disais-je, mais ce n\u2019est pas tout \u00e0 fait cela : c\u2019est qu\u2019il ne reste rien de moi, ou peut-\u00eatre que le peu qui reste, ce reste informe et suspendu, n\u2019est plus tout \u00e0 fait moi, mais une vapeur, une conscience d\u00e9faite, un reste d\u2019homme qui d\u00e9rive, nu, parmi les b\u00eates du Bardo \u2014 non pas les figures effrayantes des fresques tib\u00e9taines, mais des monstres d\u2019aujourd\u2019hui, faits de n\u00e9ons froids, de draps froiss\u00e9s, d\u2019odeurs acides. Je flotte, sans agr\u00e9ment ni douleur, sans feu ni paix. C\u2019est une chute, longue, tr\u00e8s lente, comme celle des corps dans les r\u00eaves o\u00f9 l\u2019on sait qu\u2019on va mourir mais o\u00f9 l\u2019on meurt sans cri, sans violence, avec cette \u00e9trange docilit\u00e9 de l\u2019esprit qui abdique. Je tombe, donc, et j\u2019atterris. La terre est l\u00e0, quelconque, grise. La femme dort, ou feint. Il y a, dans le grain de l\u2019air, une densit\u00e9 que la p\u00e9nombre seule n\u2019explique pas \u2014 quelque chose d\u2019inexprim\u00e9, peut-\u00eatre d\u2019attendu, qui p\u00e8se plus lourd que le silence. Je me l\u00e8ve, et le dis. Que j\u2019ai soif. Je le dis non pour elle mais pour moi, pour me r\u00e9entendre, pour retrouver la tonalit\u00e9 exacte de ma voix, comme on v\u00e9rifie que l\u2019on respire encore apr\u00e8s l\u2019accident. J\u2019aurais voulu, oui, saisir mes v\u00eatements, partir, m\u2019enfuir, claquer la porte blind\u00e9e comme on claque la fin d\u2019un chapitre. Mais je ne sais pas o\u00f9 aller. Je bois un verre d\u2019eau dans une cuisine \u00e9trang\u00e8re. Je reviens. L\u2019odeur des corps, des fluides, de la fatigue, me prend \u00e0 la gorge. C\u2019est chez elle, pas chez moi. Mais ai-je seulement un chez-moi ? Je creuse cette phrase en moi : Je n\u2019ai pas de chez moi. Elle s\u2019approfondit, elle descend loin, et juste au moment o\u00f9 elle touche quelque chose \u2014 le noyau, le point obscur, le secret \u2014 le sommeil m\u2019emporte comme une mar\u00e9e sale. Et puis vient le lendemain, le retour du jour, du caf\u00e9, de la parole. Elle m\u2019aime, elle le dit, elle me le montre, elle me le donne, elle me prend. Mais son amour me fane. Il me donne un r\u00f4le que je ne peux plus tenir. Elle me touche, me fr\u00f4le, m\u2019enlace, me baise. Je veux juste boire mon caf\u00e9 seul, mais d\u00e9j\u00e0 je sens que je ne vaux plus rien \u00e0 ses yeux si je ne l\u2019aime pas comme elle l\u2019exige. Et l\u00e0, dans cette cuisine, il y a quelque chose. Quelque chose qui n\u2019\u00e9tait pas l\u00e0 avant. Un amas. Une masse. Une cr\u00e9ature. Une pieuvre, disons. Un genre de pieuvre immense, invisible sauf \u00e0 moi, qui darde ses tentacules, qui aspire ce qui reste de suc vital, qui pompe, qui s\u2019\u00e9tire, qui colle. Et je me tiens l\u00e0, encore nu sous ma chemise, et je sens que ce jour aussi, il faudra le traverser. --- ### 6. Apr\u00e8s l\u2019amour, il n\u2019y avait plus rien. Rien que le vide b\u00e9ant de l\u2019accompli. Un gouffre suintant. Le souffle me manquait, non par fatigue mais par effroi.J\u2019\u00e9tais tomb\u00e9. Jet\u00e9 \u00e0 bas comme un animal qu\u2019on \u00e9gorge. Son corps \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du mien. Ouvert, humide, offert, d\u00e9j\u00e0 referm\u00e9. La chambre \u00e9tait une fosse. Le lit, un charnier chaud. Elle dormait \u2014 ou se retirait, comme font les dieux quand ils vous laissent seul avec la profanation. Je me suis lev\u00e9. Mon sexe encore poisseux. Ma bouche p\u00e2teuse. J\u2019ai dit : j\u2019ai soif. Mais ce n\u2019\u00e9tait pas la soif du corps. C\u2019\u00e9tait celle de la pr\u00e9sence. D\u2019un sens. J\u2019ai bu de l\u2019eau comme on boit du sang ti\u00e8de, pour croire encore \u00e0 une substance. Je suis revenu. L\u2019odeur m\u2019a repris. Odeur de foutre, de salive, de nuit. Pas chez moi. Pas d\u2019endroit o\u00f9 m\u2019ancrer. Rien. Je n\u2019ai pas de chez moi. Je suis \u00e0 la d\u00e9rive entre les cuisses de toutes, sans m\u00e9moire, sans trace. Et puis ce moment. Ce basculement. Je m\u2019allonge \u00e0 nouveau. Je ferme les yeux. Mais c\u2019est l\u00e0 que \u00e7a monte. Ce cri muet. Cette b\u00eate. Un monstre. Une pieuvre. Elle n\u2019\u00e9tait pas image. Elle \u00e9tait. Avec ses ventouses. Elle su\u00e7ait tout ce qu\u2019il restait de moi. Mon d\u00e9sir. Ma raison. Mon nom. Et j\u2019ai sombr\u00e9. Le matin, elle m\u2019a pris encore. Elle a voulu me recouvrir. Mais j\u2019\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 disparu. --- ",
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"title": "Station non-dit",
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V1<\/h2>\n
\n## V2\n
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>\n\n
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>
\n\u00c9crire plusieurs fois la m\u00eame sc\u00e8ne avec un style diff\u00e9rent : voil\u00e0 le c\u0153ur de cet exercice —\nL\u2019id\u00e9e n\u2019est pas de raconter autre chose, ni m\u00eame de mieux raconter. Il s\u2019agit de faire tourner la langue autour d\u2019un m\u00eame noyau<\/strong>, de voir comment le sens se transforme quand la forme change, comment une sc\u00e8ne peut devenir ironique, lyrique, grotesque, gla\u00e7ante, selon la voix qui la porte —\nUn homme vomit dans un bureau, une femme reste droite, un objet rose est ramass\u00e9 —\nL\u2019action ne bouge pas. Mais le regard, lui, pivote —\nEn variant les styles, on ne change pas seulement de ton, on change d\u2019univers<\/strong>, de lois physiques, de gravit\u00e9 \u00e9motionnelle. Ce qui semblait anecdotique devient parfois solennel. Ce qui paraissait absurde prend racine dans la m\u00e9moire. Ce qui semblait r\u00e9el se r\u00e9v\u00e8le fiction —\nC\u2019est un exercice de d\u00e9centrement, mais aussi d\u2019\u00e9coute<\/em> :
\nle style n\u2019est pas un costume, c\u2019est une mani\u00e8re d\u2019habiter ce qu\u2019on \u00e9crit.<\/strong><\/p>\n
\nVersion 1<\/h2>\n
\n-- Je comprends. Par ch\u00e8que ou par carte ?<\/p>\n
\nVersion 2<\/h2>\n
\n-- Je comprends. Par ch\u00e8que ou par carte ?<\/p>\n
\nVersion 3<\/h2>\n
\n-- Je comprends. Par ch\u00e8que ou par carte ?<\/p>\n
\nVersion 4<\/h2>\n
\n-- Je comprends. Par ch\u00e8que ou par carte ?<\/p>\n
\nVersion 5<\/h2>\n
\n-- Je comprends. Par ch\u00e8que ou par carte ?<\/p>\n
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>\nTroubler le trope : \u00e9crire malgr\u00e9 les moteurs foutus<\/h2>\n
\nC\u2019est balis\u00e9, c\u2019est propre. Tu poses une pr\u00e9misse, tu tends un fil, tu coches les \u00e9tapes. \u00c0 la fin : une histoire. Une belle. Une qui tient la route.<\/p>\n
\nMais derri\u00e8re cette structure rassurante, un imaginaire politique : la fiction comme autorit\u00e9. Une seule trajectoire, un centre fort, une v\u00e9rit\u00e9 impos\u00e9e.
\nNarrativement, c\u2019est l\u2019\u00c9tat. Politiquement, c\u2019est le grand r\u00e9cit. Socialement, c\u2019est la norme.<\/p>\n