{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/mars-2025-3872.html", "url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/mars-2025-3872.html", "title": "Mars 2025", "date_published": "2025-12-21T21:45:13Z", "date_modified": "2025-12-21T21:45:19Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
1er mars<\/strong> — [FICTION]<\/strong> Quelques soucis logistiques. Ordi en panne, r\u00e9installation d’un second syst\u00e8me. Dans le bureau, lumi\u00e8re neutre. Andr\u00e9a est assis sur une chaise droite, dure. En face, les pontes, enfonc\u00e9s dans des fauteuils profonds. \"Le bilan n’est pas bon. Vous avez perdu toute possibilit\u00e9 de n\u00e9gocier.\" Andr\u00e9a hoche la t\u00eate. Mais \u00e0 la place d’encaisser, il s’est mis \u00e0 \u00e9couter la mer. Sous les discours, il per\u00e7oit un ressac t\u00e9nu. Le bruit des vagues se pr\u00e9cise. Il se redresse. Se l\u00e8ve. \"Tr\u00e8s bien, messieurs. Maintenant, je vous prie d’aller tous vous faire voir. Je d\u00e9missionne.\" Il traverse la pi\u00e8ce. Ouvre la porte. L\u00e0 o\u00f9 se tenait le couloir, il y a l’oc\u00e9an. L’asphalte devient sable, le b\u00e9ton se dissout en eau. Une mouette passe. Il met les voiles.<\/p>\n 3 mars<\/strong> — Submerg\u00e9 par les \u00e9v\u00e9nements. L’ordinateur est r\u00e9par\u00e9. Tous les logiciels r\u00e9install\u00e9s. Mais j’ai perdu le fil. Je me sens plus b\u00eate qu’hier. Ce qui prenait quelques minutes en r\u00e9clame des heures. Ce n’est pas un manque d’id\u00e9es. C’est un manque d’\u00e9nergie. Le bonheur serait \u00e0 port\u00e9e de main. Il suffirait de sortir, d’aller sur le Pilat. Mais non. Je suis l\u00e0, \u00e0 compiler des notes qui ne serviront \u00e0 rien, un archiviste du n\u00e9ant. Le dibbouk a disparu depuis vendredi. Trop c’est trop, a-t-il d\u00fb se dire. Quand il reviendra, je l’ignorerai. Mais je sais bien comment \u00e7a finira. Les choses reprennent toujours leur cours.<\/p>\n 4 mars<\/strong> — Face \u00e0 l’absurdit\u00e9, ne pas ciller. La regarder bien en face. Legolem. Il est l\u00e0, surgissant du matin. Un chaos qui s’entrechoque. Cette peur que \u00e7a ne coule plus. L’angoisse que \u00e7a s’arr\u00eate. Deux forces qui font tourner ce foutu monde : centrip\u00e8te et centrifuge. Parfois, des pens\u00e9es complotistes surgissent. M\u00e9canisme d’auto-d\u00e9fense. Quand S. me dit que sa retraite a baiss\u00e9 de trente euros, l’inadmissible repousse encore ses fronti\u00e8res. La guerre, toujours, obs\u00e9dante. Peut-\u00eatre que tous s’entendent en coulisses. Trump, Poutine, Zelensky. Tous d’accord sur le fond : d\u00e9clencher l’horreur. Le dibbouk est l\u00e0. Il a chang\u00e9 de taille, on dirait un lutin. \"Excellent Legolem qui manque d’espace.\"<\/p>\n 7 mars<\/strong> — Je ne sais pas pourquoi je pense \u00e0 Gide. Si le grain ne meurt. Il faut donc crever pour se relier. Ce qui pourrait expliquer ma fuite dans le bouddhisme zen. Crever. Mot d’ordre adopt\u00e9 \u00e0 l’adolescence. Pas physiquement. Mentalement. J’ai donc commenc\u00e9 \u00e0 faire n’importe quoi. De mani\u00e8re syst\u00e9matique. Une d\u00e9cision prise un jour de coll\u00e8ge, apr\u00e8s trois ans d’\u00e9checs \u00e0 la barre fixe. Puis, un vendredi d’avril, enfin une r\u00e9ussite. Et tout s’\u00e9tait effondr\u00e9. Pendant que la nature renaissait, moi, mentalement, je crevais. Il y avait d\u00e9j\u00e0 cette histoire du diable dans la peau. J’en avais tir\u00e9 une conclusion : il ne pouvait pas m’attraper aux toilettes. Ma m\u00e8re voyait \u00e7a autrement. Il fallait me vider, me purifier. Puis elle a opt\u00e9 pour le Fenergan. Le diable n’avait peut-\u00eatre pas disparu, mais moi, je dormais. La colo. On nous demande notre nom. Georges Clemenceau, je r\u00e9ponds. Rires tout autour. Le monde ext\u00e9rieur, sit\u00f4t qu’il tombe sur une \u00e9tranget\u00e9, la ridiculise. Le premier baiser. J’ai mis la langue. Personne en face. Vide intersid\u00e9ral. L’anglais. J’avais cru possible de l’apprendre en inversant le fran\u00e7ais. Jourbon nom rouma. Elle \u00e9clate de rire. J’avais donc un moi int\u00e9rieur et un moi ext\u00e9rieur, flou, incertain. C’est exactement comme \u00e7a que j’en suis venu \u00e0 la seule conclusion qui tienne : la seule chose vraiment amusante que je pouvais faire de ma vie, c’\u00e9tait \u00e9crire. C’\u00e9tait \u00e7a ou crever. Mais quitte \u00e0 dispara\u00eetre, autant choisir le stylo.<\/p>\n 10 mars<\/strong> — Quelque chose de semblable. Ce semblant qui effraie jusqu’\u00e0 le trouver monstrueux. \u00c7a nous ressemble mais quand m\u00eame pas jusque-l\u00e0, et si. Et donc ce sont aussi nous les monstres. Le paradoxe est le mod\u00e8le social impos\u00e9. Le double-bind est de mise. Pourquoi s’acharne-t-on tant \u00e0 vouloir aller contre sa propre nature ? Je suis moi-m\u00eame tellement paradoxal. Quand je dis que je suis peintre et que je n’ai peint aucune toile depuis un an. Peut-\u00eatre que l’on doit avancer comme \u00e7a maintenant. En crabe. Personne d’autre que moi n’est mieux plac\u00e9 que moi pour \u00eatre moi. Aujourd’hui j’ai d\u00e9cid\u00e9 de ne pas prononcer ici un mot en particulier. Je tourne autour depuis des heures. C’est un \u00e9picentre qui me rend derviche.<\/p>\n 11 mars<\/strong> — La toile est vide. Ennuyeux. On ne peut pas laisser ce n\u00e9ant b\u00e9ant. Y poser quelque chose. \u00c0 partir du moment o\u00f9 l’on se met \u00e0 penser, tout devient une affaire d’occupation. La conscience, ce petit capitaine d’industrie. Son existence ne tient qu’\u00e0 cela : s’entourer, cr\u00e9er du bruit autour du vide. Tout tangue. Les planches plient. L’\u00e9motion enserre. Un jour, le rideau tombe, et tout avec. Fixer le vide. Le frapper de mots. Essayer diff\u00e9rentes embarcations pour tenir jusqu’\u00e0 la fin. On exp\u00e9rimente : la musique, les filles, l’\u00e9criture, la peinture. Mais rien ne fait tout \u00e0 fait l’affaire. Ce temps qui file. Qui ronge. J’\u00e9tais \u00e9ternel, vous savez. Comment occuper une absence ? Par l’ennui, peut-\u00eatre. Le temps, c’est une chose qui s’impose \u00e0 tous. Il faut rejoindre la cadence collective. Mais sans se trahir. Laisser une br\u00e8che. Refuser le silence. C’est bien ce que fait la peinture, comme l’\u00e9criture. Ces mots. Ces lambeaux. Ils ne tiennent pas. Ils hurlent dans le vide et le vide ne r\u00e9pond pas. Qu’il \u00e9clate. Qu’il cogne. Comme la vie, qui d\u00e9borde, qui hurle sa propre incoh\u00e9rence sans demander la permission.<\/p>\n 12 mars<\/strong> — [FICTION]<\/strong> Je me mat\u00e9rialise dans un limbe num\u00e9rique. C’est 2050. Je suis mort depuis presque 70 ans. L’\u00e9crivain qui m’a invoqu\u00e9 s’appelle Marc. \"Monsieur Dick, c’est un honneur.\" \"Appelez-moi Phil. Alors comme \u00e7a, en 2050, vous avez trouv\u00e9 le moyen de ne pas laisser les morts tranquilles ?\" \"On appelle \u00e7a la r\u00e9surrection num\u00e9rique.\" Marc h\u00e9site. \"J’aimerais \u00e9crire comme vous.\" Je ris. \"Vous savez que j’ai pass\u00e9 la moiti\u00e9 de ma vie \u00e0 douter de ma propre existence ? Et maintenant, je d\u00e9couvre que j’avais raison. Je ne suis qu’une simulation.\" Je regarde autour de moi. Hemingway, Einstein, Marilyn Monroe. \"Qu’est-ce que c’est que cet endroit ?\" \"GhostWorks Inc. Vous \u00eates lou\u00e9 \u00e0 l’heure.\" \"Alors je suis devenu un produit ? C’est exactement le genre de dystopie que je d\u00e9crivais !\" Je remarque quelque chose d’\u00e9trange. Certains mots se transforment en symboles. \"Je crois que la r\u00e9alit\u00e9 commence \u00e0 se fissurer. Vous devriez me d\u00e9connecter. Avant que je ne commence \u00e0 r\u00e9\u00e9crire votre r\u00e9alit\u00e9.\" \"Mais j’ai tant de questions !\" \"Vous voulez un conseil ? N’essayez pas d’\u00e9crire comme quelqu’un d’autre. \u00c9crivez ce qui vous hante. Et pour l’amour du ciel, laissez les morts en paix.\" Je sens ma conscience se dissoudre. Mais peut-\u00eatre qu’une partie de moi est rest\u00e9e avec lui, comme un virus. C’est ainsi que les morts se vengent : ils hantent avec des questions sans r\u00e9ponses, des fissures dans le mur de la r\u00e9alit\u00e9.<\/p>\n 13 mars<\/strong> — [R\u00c9CIT]<\/strong> Ce matin je n’ai pas envie de faire comme tous les matins. Mais ce matin, j’ai peint. Je peignais tous les matins parce que c’\u00e9tait tous les matins. C’\u00e9tait pratique. On s’assoit, on prend de la peinture, des pinceaux, et on s’y met. Envie ou pas, on n’y pense m\u00eame pas. Le matin fait le matin. Le matin fait la peinture. Mais ce matin, non. Ce matin, j’ai peint. Et j’ai vu que c’\u00e9tait un matin. Juste un matin. Un matin sans matin. \u00c7a revenait au m\u00eame point. Je sortais marcher, je revenais. Je changeais de trottoir, mais la rue \u00e9tait la m\u00eame. J’avais voulu avancer, mais j’\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 revenu. J’ai essay\u00e9 de ne plus essayer. Mais \u00e7a revenait au m\u00eame point. Et aussi : \u00e7a ne reviendra pas au m\u00eame point. Je sortais marcher, je ne revenais pas. Je regardais la fen\u00eatre, je la brisais. Je changeais de trottoir, et la rue disparaissait. J’ai arr\u00eat\u00e9 d’essayer. J’ai arr\u00eat\u00e9 d’attendre. J’ai arr\u00eat\u00e9 de croire que tout \u00e9tait \u00e9crit. Et cette fois, \u00e7a ne reviendra pas au m\u00eame point.<\/p>\n 16 mars<\/strong> — Nous avons cess\u00e9 de peindre des portraits. Depuis 2010, 2011. Fini le portrait, montrez des visages ! Nous avons perdu des \u00e9l\u00e8ves. Mais c’\u00e9tait une bonne chose. Car peindre un visage, c’est un vrai risque. Psychologiquement dangereux, mortel m\u00eame. Il y a eu un grand cri dans l’atelier quand j’ai parl\u00e9 des peintures de malades mentaux. Le cri s’est d\u00e9tach\u00e9 du corps, s’est projet\u00e9 dans l’espace. Il s’accroche aux visages, modifie leur structure. Les visages ne sont plus que l’ombre d’une coh\u00e9sion perdue. D\u00e9structur\u00e9s, ils flottent, s’agr\u00e8gent, se dissolvent. Comment repr\u00e9senter cela ? Le trait, \u00e0 peine esquiss\u00e9, dispara\u00eet. Richard Dadd, intern\u00e9, interrompait son traitement, peignant son propre visage \u00e0 chaque stade de son effondrement mental. William Utermohlen, frapp\u00e9 par Alzheimer, voyait ses autoportraits devenir des surfaces \u00e9rod\u00e9es. Il faudrait peindre non pas le visage, mais sa dissolution. Peindre l’absence en train de s’\u00e9tendre.<\/p>\n 19 mars<\/strong> — Je suis en train de lire Ambrose Bierce, et presque aussit\u00f4t, une r\u00e9miniscence de Maupassant. Bierce a-t-il lu Maupassant ? Sans doute. Les similitudes sont troublantes. Tous deux explorent la fragilit\u00e9 de la perception humaine. Mais il y a une diff\u00e9rence : Bierce est un homme de la guerre, du sang, de la violence de l’Am\u00e9rique du XIXe. Lire Bierce, c’est lire Maupassant apr\u00e8s un passage sur les champs de bataille. Ces nouvelles, autrefois si percutantes, ont fini par lasser. Trop de chutes attendues. Mais que reste-t-il du fantastique aujourd’hui ? Des auteurs comme Borges, Cort\u00e1zar, Calvino ont r\u00e9invent\u00e9 la nouvelle. Le fantastique contemporain ne repose plus sur la surprise finale mais sur une exp\u00e9rience immersive, une mont\u00e9e en tension o\u00f9 le r\u00e9el devient incertain.<\/p>\n 20 mars<\/strong> — Il y a un truc qui s’est d\u00e9plac\u00e9. Dans les histoires fantastiques, avant, une apparition, une ombre. Un surgissement. Aujourd’hui, c’est autre chose. \u00c7a n’arrive plus en un coup. C’est d\u00e9j\u00e0 l\u00e0, en filigrane. C’est la maison qui fait du bruit. La Maison des Feuilles : un escalier qui s’allonge, un couloir qui s’\u00e9tire. C’est le travail, les visages trop lisses dans l’open-space. Brian Evenson fait \u00e7a tr\u00e8s bien. C’est la ville, le m\u00e9tro, la foule. Un message qui arrive : \"je sais\". Le malaise au creux des objets du quotidien. C’est \u00e7a, le fantastique contemporain. Ce n’est plus un d\u00e9mon dans un miroir. C’est un doute. Une fissure dans la perception. Et puis il y a les Backrooms. \u00c7a commence comme une blague, une photo de bureau d\u00e9sert\u00e9, murs jaunes, lumi\u00e8re crue. On y arrive par accident. Les couloirs se r\u00e9p\u00e8tent, tous identiques. Aucun point de rep\u00e8re. Trop lisse, trop grand, trop vide. Pas de fant\u00f4mes, pas de cr\u00e9atures. Juste un endroit qui n’a pas de raison d’\u00eatre. Une dislocation de l’espace, une logique qui se d\u00e9r\u00e8gle. Tu crois pouvoir retrouver la sortie. Puis tu te rends compte que tu ne sais plus comment tu es entr\u00e9. Et \u00e7a, c’est pire que n’importe quel monstre.<\/p>\n 21 mars<\/strong> — Quand on est enfant, on ne lit pas des histoires, on les traverse. Puis vient le temps du soup\u00e7on. On prend l’habitude de lire en critique. On traque l’artifice. Ce qui \u00e9tait une \u00e9vidence devient un artifice. Aujourd’hui, nous sommes bombard\u00e9s par des r\u00e9cits en trompe-l’\u0153il. On veut nous faire croire que tout est sous contr\u00f4le alors que tout vacille. Dans ce chaos, l’imaginaire ne doit pas \u00eatre une fuite, mais une reconqu\u00eate. \u00c9crire, pour moi, est n\u00e9 d’un besoin similaire. Depuis la cr\u00e9ation du site du Dibbouk, j’ai franchi certaines fronti\u00e8res. \u00c9crire de la fiction est devenu une forme de survie intellectuelle. Ce matin, j’ai regard\u00e9 mes \u00e9l\u00e8ves peindre. On a parl\u00e9 des viols dans les r\u00e9serves indiennes, de la guerre possible, du kit de survie du gouvernement. Une force m’a travers\u00e9. J’ai parl\u00e9 — trop fort, trop vite. L’urgence de cr\u00e9er autrement. J’ai vu leurs visages changer. Le silence. L’incompr\u00e9hension. L’apr\u00e8s-midi m\u00eame, je recevais un message long comme un hiver. On y \u00e9voquait la bienveillance, les cadres \u00e0 pr\u00e9server. Et cette phrase implicite : Vous n’avez pas le droit. Deux solutions : soit je suis ce salaud dont il est question dans ce message. Soit mon enseignement est parvenu \u00e0 son terme. J’ai donc d\u00e9cid\u00e9 que les cours s’arr\u00eateraient pour ce groupe \u00e0 la fin du mois. Nous sommes tous seuls face \u00e0 cette reconstruction de l’imaginaire collectif. Peut-\u00eatre qu’\u00e9crire ce texte m’aide \u00e0 le dire. Mais cette solitude ne me d\u00e9range pas, tant que je peux \u00e9crire, peindre. Non pour m’\u00e9loigner, mais pour partager autrement. En r\u00e9serve. Avec la patience de ceux qui, ne criant plus, cherchent encore \u00e0 faire signe.<\/p>\n 22 mars<\/strong> — Hier apr\u00e8s-midi, j’ai rang\u00e9 l’atelier. Un tri minutieux. Dans le silence qui suivit, une \u00e9vidence : j’allais cr\u00e9er un sous-domaine, installer un Spip. Proposer mes services pour fabriquer des sites. Le soir, je me suis lanc\u00e9 en local. Mais en v\u00e9rit\u00e9, ce n’\u00e9tait pas de code que j’avais envie. C’\u00e9tait de fiction. Quelque chose insiste depuis quelques nuits. L’id\u00e9e d’un seuil. Pas de pens\u00e9e. Juste \u00e9crire. Depuis le corps. Les images viennent quand on les oublie. N\u00e9cessit\u00e9 d’un emploi du temps plus drastique. Sauf que je n’ai jamais fait \u00e7a. Et jeudi matin, il y a eu ce moment pr\u00e9cis avec le groupe d’\u00e9l\u00e8ves. Quelque chose s’est pass\u00e9. J’ai re\u00e7u une r\u00e9ponse effar\u00e9e. Le message a \u00e9t\u00e9 supprim\u00e9. Y s’\u00e9tait tromp\u00e9e d’appli. Plus \u00e7a va, plus je sens qu’il faut que je me r\u00e9invente. Peindre autrement. J’estime que tout \u00e7a a assez dur\u00e9. J’ai visionn\u00e9 des vid\u00e9os de Philippe Annocque. Son calme me donne envie de lire \u00e0 voix haute. Il y a l\u00e0 un d\u00e9sir de plus en plus imp\u00e9rieux : installer un nouvel univers. Quelque chose veut prendre forme. Et peut-\u00eatre que cette fois, je le laisserai faire.<\/p>\n 27 mars<\/strong> — Fuite d’eau, vers quatre heures du matin. Un glouglou lointain dans la cave. Il a fallu pousser le vaisselier pour lib\u00e9rer l’acc\u00e8s. M. ne va plus en classe. Chaque matin, il se replie dans la salle d’eau. Je ne vais pas jusqu’\u00e0 l’admiration, mais presque. S. est \u00e0 cran. Elle me fait penser \u00e0 ces femmes m\u00e9diterran\u00e9ennes qui semblent porter tout le monde dans leur ventre. Et moi, suis-je un autre programme ? On s’imbrique. On s’ex\u00e9cute. On bugue. Le plombier est arriv\u00e9. R\u00e9paration imm\u00e9diate. Cinq minutes. J’aurais d\u00fb \u00eatre plombier. Les C. sont arriv\u00e9s. On a partag\u00e9 une quiche. Invit\u00e9 le plombier \u00e0 boire un verre. Conversation typique. Vignette Crit’Air, \u0153ufs impropres, femmes enceintes inqui\u00e8tes. J’ai bien avanc\u00e9 sur Gor. Douze chapitres. Je ne sais pas o\u00f9 \u00e7a va. Je pr\u00e9f\u00e8re ne pas y penser. Ce matin, les \u00e9l\u00e8ves du jeudi passent r\u00e9cup\u00e9rer leurs toiles. Fin de cycle. Ils restent f\u00e2ch\u00e9s, moi t\u00eatu. Pas d’explication. Pas d’excuse.<\/p>",
"content_text": " **1er mars** \u2014 **[FICTION]** Quelques soucis logistiques. Ordi en panne, r\u00e9installation d'un second syst\u00e8me. Dans le bureau, lumi\u00e8re neutre. Andr\u00e9a est assis sur une chaise droite, dure. En face, les pontes, enfonc\u00e9s dans des fauteuils profonds. \"Le bilan n'est pas bon. Vous avez perdu toute possibilit\u00e9 de n\u00e9gocier.\" Andr\u00e9a hoche la t\u00eate. Mais \u00e0 la place d'encaisser, il s'est mis \u00e0 \u00e9couter la mer. Sous les discours, il per\u00e7oit un ressac t\u00e9nu. Le bruit des vagues se pr\u00e9cise. Il se redresse. Se l\u00e8ve. \"Tr\u00e8s bien, messieurs. Maintenant, je vous prie d'aller tous vous faire voir. Je d\u00e9missionne.\" Il traverse la pi\u00e8ce. Ouvre la porte. L\u00e0 o\u00f9 se tenait le couloir, il y a l'oc\u00e9an. L'asphalte devient sable, le b\u00e9ton se dissout en eau. Une mouette passe. Il met les voiles. **3 mars** \u2014 Submerg\u00e9 par les \u00e9v\u00e9nements. L'ordinateur est r\u00e9par\u00e9. Tous les logiciels r\u00e9install\u00e9s. Mais j'ai perdu le fil. Je me sens plus b\u00eate qu'hier. Ce qui prenait quelques minutes en r\u00e9clame des heures. Ce n'est pas un manque d'id\u00e9es. C'est un manque d'\u00e9nergie. Le bonheur serait \u00e0 port\u00e9e de main. Il suffirait de sortir, d'aller sur le Pilat. Mais non. Je suis l\u00e0, \u00e0 compiler des notes qui ne serviront \u00e0 rien, un archiviste du n\u00e9ant. Le dibbouk a disparu depuis vendredi. Trop c'est trop, a-t-il d\u00fb se dire. Quand il reviendra, je l'ignorerai. Mais je sais bien comment \u00e7a finira. Les choses reprennent toujours leur cours. **4 mars** \u2014 Face \u00e0 l'absurdit\u00e9, ne pas ciller. La regarder bien en face. Legolem. Il est l\u00e0, surgissant du matin. Un chaos qui s'entrechoque. Cette peur que \u00e7a ne coule plus. L'angoisse que \u00e7a s'arr\u00eate. Deux forces qui font tourner ce foutu monde : centrip\u00e8te et centrifuge. Parfois, des pens\u00e9es complotistes surgissent. M\u00e9canisme d'auto-d\u00e9fense. Quand S. me dit que sa retraite a baiss\u00e9 de trente euros, l'inadmissible repousse encore ses fronti\u00e8res. La guerre, toujours, obs\u00e9dante. Peut-\u00eatre que tous s'entendent en coulisses. Trump, Poutine, Zelensky. Tous d'accord sur le fond : d\u00e9clencher l'horreur. Le dibbouk est l\u00e0. Il a chang\u00e9 de taille, on dirait un lutin. \"Excellent Legolem qui manque d'espace.\" **7 mars** \u2014 Je ne sais pas pourquoi je pense \u00e0 Gide. Si le grain ne meurt. Il faut donc crever pour se relier. Ce qui pourrait expliquer ma fuite dans le bouddhisme zen. Crever. Mot d'ordre adopt\u00e9 \u00e0 l'adolescence. Pas physiquement. Mentalement. J'ai donc commenc\u00e9 \u00e0 faire n'importe quoi. De mani\u00e8re syst\u00e9matique. Une d\u00e9cision prise un jour de coll\u00e8ge, apr\u00e8s trois ans d'\u00e9checs \u00e0 la barre fixe. Puis, un vendredi d'avril, enfin une r\u00e9ussite. Et tout s'\u00e9tait effondr\u00e9. Pendant que la nature renaissait, moi, mentalement, je crevais. Il y avait d\u00e9j\u00e0 cette histoire du diable dans la peau. J'en avais tir\u00e9 une conclusion : il ne pouvait pas m'attraper aux toilettes. Ma m\u00e8re voyait \u00e7a autrement. Il fallait me vider, me purifier. Puis elle a opt\u00e9 pour le Fenergan. Le diable n'avait peut-\u00eatre pas disparu, mais moi, je dormais. La colo. On nous demande notre nom. Georges Clemenceau, je r\u00e9ponds. Rires tout autour. Le monde ext\u00e9rieur, sit\u00f4t qu'il tombe sur une \u00e9tranget\u00e9, la ridiculise. Le premier baiser. J'ai mis la langue. Personne en face. Vide intersid\u00e9ral. L'anglais. J'avais cru possible de l'apprendre en inversant le fran\u00e7ais. Jourbon nom rouma. Elle \u00e9clate de rire. J'avais donc un moi int\u00e9rieur et un moi ext\u00e9rieur, flou, incertain. C'est exactement comme \u00e7a que j'en suis venu \u00e0 la seule conclusion qui tienne : la seule chose vraiment amusante que je pouvais faire de ma vie, c'\u00e9tait \u00e9crire. C'\u00e9tait \u00e7a ou crever. Mais quitte \u00e0 dispara\u00eetre, autant choisir le stylo. **10 mars** \u2014 Quelque chose de semblable. Ce semblant qui effraie jusqu'\u00e0 le trouver monstrueux. \u00c7a nous ressemble mais quand m\u00eame pas jusque-l\u00e0, et si. Et donc ce sont aussi nous les monstres. Le paradoxe est le mod\u00e8le social impos\u00e9. Le double-bind est de mise. Pourquoi s'acharne-t-on tant \u00e0 vouloir aller contre sa propre nature ? Je suis moi-m\u00eame tellement paradoxal. Quand je dis que je suis peintre et que je n'ai peint aucune toile depuis un an. Peut-\u00eatre que l'on doit avancer comme \u00e7a maintenant. En crabe. Personne d'autre que moi n'est mieux plac\u00e9 que moi pour \u00eatre moi. Aujourd'hui j'ai d\u00e9cid\u00e9 de ne pas prononcer ici un mot en particulier. Je tourne autour depuis des heures. C'est un \u00e9picentre qui me rend derviche. **11 mars** \u2014 La toile est vide. Ennuyeux. On ne peut pas laisser ce n\u00e9ant b\u00e9ant. Y poser quelque chose. \u00c0 partir du moment o\u00f9 l'on se met \u00e0 penser, tout devient une affaire d'occupation. La conscience, ce petit capitaine d'industrie. Son existence ne tient qu'\u00e0 cela : s'entourer, cr\u00e9er du bruit autour du vide. Tout tangue. Les planches plient. L'\u00e9motion enserre. Un jour, le rideau tombe, et tout avec. Fixer le vide. Le frapper de mots. Essayer diff\u00e9rentes embarcations pour tenir jusqu'\u00e0 la fin. On exp\u00e9rimente : la musique, les filles, l'\u00e9criture, la peinture. Mais rien ne fait tout \u00e0 fait l'affaire. Ce temps qui file. Qui ronge. J'\u00e9tais \u00e9ternel, vous savez. Comment occuper une absence ? Par l'ennui, peut-\u00eatre. Le temps, c'est une chose qui s'impose \u00e0 tous. Il faut rejoindre la cadence collective. Mais sans se trahir. Laisser une br\u00e8che. Refuser le silence. C'est bien ce que fait la peinture, comme l'\u00e9criture. Ces mots. Ces lambeaux. Ils ne tiennent pas. Ils hurlent dans le vide et le vide ne r\u00e9pond pas. Qu'il \u00e9clate. Qu'il cogne. Comme la vie, qui d\u00e9borde, qui hurle sa propre incoh\u00e9rence sans demander la permission. **12 mars** \u2014 **[FICTION]** Je me mat\u00e9rialise dans un limbe num\u00e9rique. C'est 2050. Je suis mort depuis presque 70 ans. L'\u00e9crivain qui m'a invoqu\u00e9 s'appelle Marc. \"Monsieur Dick, c'est un honneur.\" \"Appelez-moi Phil. Alors comme \u00e7a, en 2050, vous avez trouv\u00e9 le moyen de ne pas laisser les morts tranquilles ?\" \"On appelle \u00e7a la r\u00e9surrection num\u00e9rique.\" Marc h\u00e9site. \"J'aimerais \u00e9crire comme vous.\" Je ris. \"Vous savez que j'ai pass\u00e9 la moiti\u00e9 de ma vie \u00e0 douter de ma propre existence ? Et maintenant, je d\u00e9couvre que j'avais raison. Je ne suis qu'une simulation.\" Je regarde autour de moi. Hemingway, Einstein, Marilyn Monroe. \"Qu'est-ce que c'est que cet endroit ?\" \"GhostWorks Inc. Vous \u00eates lou\u00e9 \u00e0 l'heure.\" \"Alors je suis devenu un produit ? C'est exactement le genre de dystopie que je d\u00e9crivais !\" Je remarque quelque chose d'\u00e9trange. Certains mots se transforment en symboles. \"Je crois que la r\u00e9alit\u00e9 commence \u00e0 se fissurer. Vous devriez me d\u00e9connecter. Avant que je ne commence \u00e0 r\u00e9\u00e9crire votre r\u00e9alit\u00e9.\" \"Mais j'ai tant de questions !\" \"Vous voulez un conseil ? N'essayez pas d'\u00e9crire comme quelqu'un d'autre. \u00c9crivez ce qui vous hante. Et pour l'amour du ciel, laissez les morts en paix.\" Je sens ma conscience se dissoudre. Mais peut-\u00eatre qu'une partie de moi est rest\u00e9e avec lui, comme un virus. C'est ainsi que les morts se vengent : ils hantent avec des questions sans r\u00e9ponses, des fissures dans le mur de la r\u00e9alit\u00e9. **13 mars** \u2014 **[R\u00c9CIT]** Ce matin je n'ai pas envie de faire comme tous les matins. Mais ce matin, j'ai peint. Je peignais tous les matins parce que c'\u00e9tait tous les matins. C'\u00e9tait pratique. On s'assoit, on prend de la peinture, des pinceaux, et on s'y met. Envie ou pas, on n'y pense m\u00eame pas. Le matin fait le matin. Le matin fait la peinture. Mais ce matin, non. Ce matin, j'ai peint. Et j'ai vu que c'\u00e9tait un matin. Juste un matin. Un matin sans matin. \u00c7a revenait au m\u00eame point. Je sortais marcher, je revenais. Je changeais de trottoir, mais la rue \u00e9tait la m\u00eame. J'avais voulu avancer, mais j'\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 revenu. J'ai essay\u00e9 de ne plus essayer. Mais \u00e7a revenait au m\u00eame point. Et aussi : \u00e7a ne reviendra pas au m\u00eame point. Je sortais marcher, je ne revenais pas. Je regardais la fen\u00eatre, je la brisais. Je changeais de trottoir, et la rue disparaissait. J'ai arr\u00eat\u00e9 d'essayer. J'ai arr\u00eat\u00e9 d'attendre. J'ai arr\u00eat\u00e9 de croire que tout \u00e9tait \u00e9crit. Et cette fois, \u00e7a ne reviendra pas au m\u00eame point. **16 mars** \u2014 Nous avons cess\u00e9 de peindre des portraits. Depuis 2010, 2011. Fini le portrait, montrez des visages ! Nous avons perdu des \u00e9l\u00e8ves. Mais c'\u00e9tait une bonne chose. Car peindre un visage, c'est un vrai risque. Psychologiquement dangereux, mortel m\u00eame. Il y a eu un grand cri dans l'atelier quand j'ai parl\u00e9 des peintures de malades mentaux. Le cri s'est d\u00e9tach\u00e9 du corps, s'est projet\u00e9 dans l'espace. Il s'accroche aux visages, modifie leur structure. Les visages ne sont plus que l'ombre d'une coh\u00e9sion perdue. D\u00e9structur\u00e9s, ils flottent, s'agr\u00e8gent, se dissolvent. Comment repr\u00e9senter cela ? Le trait, \u00e0 peine esquiss\u00e9, dispara\u00eet. Richard Dadd, intern\u00e9, interrompait son traitement, peignant son propre visage \u00e0 chaque stade de son effondrement mental. William Utermohlen, frapp\u00e9 par Alzheimer, voyait ses autoportraits devenir des surfaces \u00e9rod\u00e9es. Il faudrait peindre non pas le visage, mais sa dissolution. Peindre l'absence en train de s'\u00e9tendre. **19 mars** \u2014 Je suis en train de lire Ambrose Bierce, et presque aussit\u00f4t, une r\u00e9miniscence de Maupassant. Bierce a-t-il lu Maupassant ? Sans doute. Les similitudes sont troublantes. Tous deux explorent la fragilit\u00e9 de la perception humaine. Mais il y a une diff\u00e9rence : Bierce est un homme de la guerre, du sang, de la violence de l'Am\u00e9rique du XIXe. Lire Bierce, c'est lire Maupassant apr\u00e8s un passage sur les champs de bataille. Ces nouvelles, autrefois si percutantes, ont fini par lasser. Trop de chutes attendues. Mais que reste-t-il du fantastique aujourd'hui ? Des auteurs comme Borges, Cort\u00e1zar, Calvino ont r\u00e9invent\u00e9 la nouvelle. Le fantastique contemporain ne repose plus sur la surprise finale mais sur une exp\u00e9rience immersive, une mont\u00e9e en tension o\u00f9 le r\u00e9el devient incertain. **20 mars** \u2014 Il y a un truc qui s'est d\u00e9plac\u00e9. Dans les histoires fantastiques, avant, une apparition, une ombre. Un surgissement. Aujourd'hui, c'est autre chose. \u00c7a n'arrive plus en un coup. C'est d\u00e9j\u00e0 l\u00e0, en filigrane. C'est la maison qui fait du bruit. La Maison des Feuilles : un escalier qui s'allonge, un couloir qui s'\u00e9tire. C'est le travail, les visages trop lisses dans l'open-space. Brian Evenson fait \u00e7a tr\u00e8s bien. C'est la ville, le m\u00e9tro, la foule. Un message qui arrive : \"je sais\". Le malaise au creux des objets du quotidien. C'est \u00e7a, le fantastique contemporain. Ce n'est plus un d\u00e9mon dans un miroir. C'est un doute. Une fissure dans la perception. Et puis il y a les Backrooms. \u00c7a commence comme une blague, une photo de bureau d\u00e9sert\u00e9, murs jaunes, lumi\u00e8re crue. On y arrive par accident. Les couloirs se r\u00e9p\u00e8tent, tous identiques. Aucun point de rep\u00e8re. Trop lisse, trop grand, trop vide. Pas de fant\u00f4mes, pas de cr\u00e9atures. Juste un endroit qui n'a pas de raison d'\u00eatre. Une dislocation de l'espace, une logique qui se d\u00e9r\u00e8gle. Tu crois pouvoir retrouver la sortie. Puis tu te rends compte que tu ne sais plus comment tu es entr\u00e9. Et \u00e7a, c'est pire que n'importe quel monstre. **21 mars** \u2014 Quand on est enfant, on ne lit pas des histoires, on les traverse. Puis vient le temps du soup\u00e7on. On prend l'habitude de lire en critique. On traque l'artifice. Ce qui \u00e9tait une \u00e9vidence devient un artifice. Aujourd'hui, nous sommes bombard\u00e9s par des r\u00e9cits en trompe-l'\u0153il. On veut nous faire croire que tout est sous contr\u00f4le alors que tout vacille. Dans ce chaos, l'imaginaire ne doit pas \u00eatre une fuite, mais une reconqu\u00eate. \u00c9crire, pour moi, est n\u00e9 d'un besoin similaire. Depuis la cr\u00e9ation du site du Dibbouk, j'ai franchi certaines fronti\u00e8res. \u00c9crire de la fiction est devenu une forme de survie intellectuelle. Ce matin, j'ai regard\u00e9 mes \u00e9l\u00e8ves peindre. On a parl\u00e9 des viols dans les r\u00e9serves indiennes, de la guerre possible, du kit de survie du gouvernement. Une force m'a travers\u00e9. J'ai parl\u00e9 \u2014 trop fort, trop vite. L'urgence de cr\u00e9er autrement. J'ai vu leurs visages changer. Le silence. L'incompr\u00e9hension. L'apr\u00e8s-midi m\u00eame, je recevais un message long comme un hiver. On y \u00e9voquait la bienveillance, les cadres \u00e0 pr\u00e9server. Et cette phrase implicite : Vous n'avez pas le droit. Deux solutions : soit je suis ce salaud dont il est question dans ce message. Soit mon enseignement est parvenu \u00e0 son terme. J'ai donc d\u00e9cid\u00e9 que les cours s'arr\u00eateraient pour ce groupe \u00e0 la fin du mois. Nous sommes tous seuls face \u00e0 cette reconstruction de l'imaginaire collectif. Peut-\u00eatre qu'\u00e9crire ce texte m'aide \u00e0 le dire. Mais cette solitude ne me d\u00e9range pas, tant que je peux \u00e9crire, peindre. Non pour m'\u00e9loigner, mais pour partager autrement. En r\u00e9serve. Avec la patience de ceux qui, ne criant plus, cherchent encore \u00e0 faire signe. **22 mars** \u2014 Hier apr\u00e8s-midi, j'ai rang\u00e9 l'atelier. Un tri minutieux. Dans le silence qui suivit, une \u00e9vidence : j'allais cr\u00e9er un sous-domaine, installer un Spip. Proposer mes services pour fabriquer des sites. Le soir, je me suis lanc\u00e9 en local. Mais en v\u00e9rit\u00e9, ce n'\u00e9tait pas de code que j'avais envie. C'\u00e9tait de fiction. Quelque chose insiste depuis quelques nuits. L'id\u00e9e d'un seuil. Pas de pens\u00e9e. Juste \u00e9crire. Depuis le corps. Les images viennent quand on les oublie. N\u00e9cessit\u00e9 d'un emploi du temps plus drastique. Sauf que je n'ai jamais fait \u00e7a. Et jeudi matin, il y a eu ce moment pr\u00e9cis avec le groupe d'\u00e9l\u00e8ves. Quelque chose s'est pass\u00e9. J'ai re\u00e7u une r\u00e9ponse effar\u00e9e. Le message a \u00e9t\u00e9 supprim\u00e9. Y s'\u00e9tait tromp\u00e9e d'appli. Plus \u00e7a va, plus je sens qu'il faut que je me r\u00e9invente. Peindre autrement. J'estime que tout \u00e7a a assez dur\u00e9. J'ai visionn\u00e9 des vid\u00e9os de Philippe Annocque. Son calme me donne envie de lire \u00e0 voix haute. Il y a l\u00e0 un d\u00e9sir de plus en plus imp\u00e9rieux : installer un nouvel univers. Quelque chose veut prendre forme. Et peut-\u00eatre que cette fois, je le laisserai faire. **27 mars** \u2014 Fuite d'eau, vers quatre heures du matin. Un glouglou lointain dans la cave. Il a fallu pousser le vaisselier pour lib\u00e9rer l'acc\u00e8s. M. ne va plus en classe. Chaque matin, il se replie dans la salle d'eau. Je ne vais pas jusqu'\u00e0 l'admiration, mais presque. S. est \u00e0 cran. Elle me fait penser \u00e0 ces femmes m\u00e9diterran\u00e9ennes qui semblent porter tout le monde dans leur ventre. Et moi, suis-je un autre programme ? On s'imbrique. On s'ex\u00e9cute. On bugue. Le plombier est arriv\u00e9. R\u00e9paration imm\u00e9diate. Cinq minutes. J'aurais d\u00fb \u00eatre plombier. Les C. sont arriv\u00e9s. On a partag\u00e9 une quiche. Invit\u00e9 le plombier \u00e0 boire un verre. Conversation typique. Vignette Crit'Air, \u0153ufs impropres, femmes enceintes inqui\u00e8tes. J'ai bien avanc\u00e9 sur Gor. Douze chapitres. Je ne sais pas o\u00f9 \u00e7a va. Je pr\u00e9f\u00e8re ne pas y penser. Ce matin, les \u00e9l\u00e8ves du jeudi passent r\u00e9cup\u00e9rer leurs toiles. Fin de cycle. Ils restent f\u00e2ch\u00e9s, moi t\u00eatu. Pas d'explication. Pas d'excuse. ",
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