{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/28-fevrier-2025.html", "url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/28-fevrier-2025.html", "title": "28 f\u00e9vrier 2025", "date_published": "2025-02-28T06:55:46Z", "date_modified": "2025-05-28T06:36:08Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
\n<\/figure>\n<\/div>\nJe me suis r\u00e9veill\u00e9 avec cette phrase en t\u00eate. Ce qui est proche se doit de rester loin. Je me d\u00e9p\u00eache de la noter avant qu\u2019elle ne s\u2019efface, avant qu\u2019elle ne rejoigne ces limbes o\u00f9 s\u2019\u00e9chouent les textes morts-n\u00e9s, ceux qui naissent dans les r\u00eaves et n\u2019atteignent jamais le jour.<\/p>\n
Vers 2h. Un Doliprane effervescent. Puis relecture des Montagnes de la folie. (Hallucin\u00e9es). Je n\u2019avais jamais pris la peine de lire la pr\u00e9face de David Camus. Cette fois, je m\u2019y attarde. C\u2019est comme du Lovecraft, me suis-je dit. Puis l\u2019esprit a bifurqu\u00e9. Impossible de rester concentr\u00e9. Le Proc\u00e8s. K. J\u2019ai vu passer une annonce r\u00e9cemment. The Trial d\u2019Orson Welles, avec Anthony Perkins dans le r\u00f4le de K. J\u2019ai cherch\u00e9, retrouv\u00e9, visionn\u00e9 une bonne partie du film en attendant que le m\u00e9dicament fasse effet.<\/p>\n
Il doit y avoir un lien entre HPL et Kafka. Ces personnages, chez Lovecraft, contraints de dire alors qu\u2019ils pr\u00e9f\u00e9reraient se taire. Comme K., fig\u00e9 devant le portail de la Justice. Et puis cette id\u00e9e : Ce portail, il l\u2019a cr\u00e9\u00e9 lui-m\u00eame. Ce n\u2019est pas une barri\u00e8re ext\u00e9rieure. C\u2019est sa propre id\u00e9e de la Loi, un concept d\u2019inaccessibilit\u00e9 qu\u2019il est condamn\u00e9 \u00e0 ne jamais franchir. Parce que son r\u00f4le, le seul qu\u2019il s\u2019autorise en silence, c\u2019est de ne pas pouvoir passer. Et alors, une \u00e9vidence : L\u2019absurde d\u2019hier para\u00eet aujourd\u2019hui plus r\u00e9el que jamais.<\/p>\n
J\u2019ai toujours pens\u00e9 que nous \u00e9tions les cr\u00e9ateurs de tout ce que nous traversons. Que nous \u00e9tions, chacun, \u00e0 l\u2019origine de nos propres labyrinthes. Que le sens de cette existence ne se joue pas dans le r\u00eave que nous appelons r\u00e9alit\u00e9, mais dans une autre dimension, un hors-champ immense, supranaturel, qui nous d\u00e9passe. Que nous ne sommes que des histrions, des figures \u00e9gar\u00e9es sur une fresque gigantesque dont nous ne percevons que les contours.<\/p>\n
Un couloir d\u2019h\u00f4pital. Sous terre. Des centaines de corps nus, entass\u00e9s sur des \u00e9tag\u00e8res. Les camps. Mais quelque chose cloche. Les corps ne sont pas maigres. Ils sont luisants, pleins, presque gras. Et de leur juxtaposition insens\u00e9e se d\u00e9gage une \u00e9trange sensualit\u00e9. Un m\u00e9lange de visions. Je ne sais pas si c\u2019est un r\u00eave ou un souvenir.<\/p>\n
Au moment o\u00f9 j’\u00e9cris ces lignes, la douleur est supportable. La douleur est une foreuse de conscience. Avoir mal est une chose. Entretenir ce mal en est une autre. Mais quand ai-je compris cela pour la premi\u00e8re fois ? Je ne sais plus. \u00c9tait-ce ce jour o\u00f9 je suis rest\u00e9 allong\u00e9 sur le carrelage froid de la cuisine \u00e0 V., apr\u00e8s une trempe magistrale ? Cette sensation de froid coll\u00e9 \u00e0 la peau, ce corps immobilis\u00e9, incapable de pleurer, incapable m\u00eame de penser ? Mais d\u00e9tach\u00e9 totalement de cet ensemble bourreau\/victime qui, dans le recul soudain, ne faisait plus qu\u2019un. Ou \u00e9tait-ce cette autre fois, dans l\u2019enfance, quand la branche du cerisier s\u2019est rompue sous mon poids, m\u2019envoyant percuter la terre avec une violence inattendue ? L\u2019impact. La douleur vive. La respiration coup\u00e9e. Ce moment suspendu o\u00f9 on se demande si l\u2019on va se relever. On revisite la chute et l’on s’aper\u00e7oit que tout ne tombe pas au m\u00eame rythme. Un pr\u00e9cipit\u00e9 reste suspendu. Un t\u00e9moin silencieux qui observe l\u2019ensemble.<\/p>\n
Ou peut-\u00eatre n\u2019\u00e9tait-ce ni l\u2019un ni l\u2019autre. Peut-\u00eatre \u00e9tait-ce J., et son absence soudaine. Sa disparition. Un matin, elle n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. Et alors, ce n\u2019\u00e9tait plus une douleur localis\u00e9e. C\u2019\u00e9tait autre chose. Un vide sid\u00e9ral, froid, effroyable. Mais encore une fois, l\u2019\u00e9trange possibilit\u00e9 de mise \u00e0 distance, de mise en ab\u00eeme.<\/p>\n
Ce racisme que tant de gens reprochent \u00e0 Lovecraft me fait penser \u00e0 un r\u00eave r\u00e9current de mon enfance. Un g\u00e9ant terrass\u00e9 par des cr\u00e9atures affreuses. (Gulliver ?). Leur langage \u00e9tait la pire torture. Plus que les coups. Plus que la douleur physique. Je ne sais pas si c\u2019\u00e9tait la peur de l\u2019\u00e9tranget\u00e9, de l\u2019\u00e9trange, ou de l\u2019\u00e9tranger. Je ne sais m\u00eame pas si c\u2019\u00e9tait de la peur. C\u2019\u00e9tait du m\u00e9pris. On pouvait me torturer autant qu’on le voulait, cela ne m’effrayait pas. Je comprenais que ces cr\u00e9atures existaient parce que je les inventais. Elles tiraient leur raison d\u2019\u00eatre \u00e0 la fois de mon m\u00e9pris pour elles et de leur m\u00e9pris pour moi. Elles \u00e9taient les sentinelles d\u2019un territoire inconnu. Elles m\u2019accompagnaient dans cette t\u00e2che absurde : Explorer quoi ? L\u2019\u00e2me humaine ? La douleur ? L\u2019illusion magistrale que je m\u2019\u00e9tais invent\u00e9e afin d\u2019essayer, chichement, de m\u2019incarner dans ce monde.<\/p>", "content_text": " Je me suis r\u00e9veill\u00e9 avec cette phrase en t\u00eate. Ce qui est proche se doit de rester loin. Je me d\u00e9p\u00eache de la noter avant qu\u2019elle ne s\u2019efface, avant qu\u2019elle ne rejoigne ces limbes o\u00f9 s\u2019\u00e9chouent les textes morts-n\u00e9s, ceux qui naissent dans les r\u00eaves et n\u2019atteignent jamais le jour. Vers 2h. Un Doliprane effervescent. Puis relecture des Montagnes de la folie. (Hallucin\u00e9es). Je n\u2019avais jamais pris la peine de lire la pr\u00e9face de David Camus. Cette fois, je m\u2019y attarde. C\u2019est comme du Lovecraft, me suis-je dit. Puis l\u2019esprit a bifurqu\u00e9. Impossible de rester concentr\u00e9. Le Proc\u00e8s. K. J\u2019ai vu passer une annonce r\u00e9cemment. The Trial d\u2019Orson Welles, avec Anthony Perkins dans le r\u00f4le de K. J\u2019ai cherch\u00e9, retrouv\u00e9, visionn\u00e9 une bonne partie du film en attendant que le m\u00e9dicament fasse effet. Il doit y avoir un lien entre HPL et Kafka. Ces personnages, chez Lovecraft, contraints de dire alors qu\u2019ils pr\u00e9f\u00e9reraient se taire. Comme K., fig\u00e9 devant le portail de la Justice. Et puis cette id\u00e9e : Ce portail, il l\u2019a cr\u00e9\u00e9 lui-m\u00eame. Ce n\u2019est pas une barri\u00e8re ext\u00e9rieure. C\u2019est sa propre id\u00e9e de la Loi, un concept d\u2019inaccessibilit\u00e9 qu\u2019il est condamn\u00e9 \u00e0 ne jamais franchir. Parce que son r\u00f4le, le seul qu\u2019il s\u2019autorise en silence, c\u2019est de ne pas pouvoir passer. Et alors, une \u00e9vidence : L\u2019absurde d\u2019hier para\u00eet aujourd\u2019hui plus r\u00e9el que jamais. J\u2019ai toujours pens\u00e9 que nous \u00e9tions les cr\u00e9ateurs de tout ce que nous traversons. Que nous \u00e9tions, chacun, \u00e0 l\u2019origine de nos propres labyrinthes. Que le sens de cette existence ne se joue pas dans le r\u00eave que nous appelons r\u00e9alit\u00e9, mais dans une autre dimension, un hors-champ immense, supranaturel, qui nous d\u00e9passe. Que nous ne sommes que des histrions, des figures \u00e9gar\u00e9es sur une fresque gigantesque dont nous ne percevons que les contours. Un couloir d\u2019h\u00f4pital. Sous terre. Des centaines de corps nus, entass\u00e9s sur des \u00e9tag\u00e8res. Les camps. Mais quelque chose cloche. Les corps ne sont pas maigres. Ils sont luisants, pleins, presque gras. Et de leur juxtaposition insens\u00e9e se d\u00e9gage une \u00e9trange sensualit\u00e9. Un m\u00e9lange de visions. Je ne sais pas si c\u2019est un r\u00eave ou un souvenir. Au moment o\u00f9 j'\u00e9cris ces lignes, la douleur est supportable. La douleur est une foreuse de conscience. Avoir mal est une chose. Entretenir ce mal en est une autre. Mais quand ai-je compris cela pour la premi\u00e8re fois ? Je ne sais plus. \u00c9tait-ce ce jour o\u00f9 je suis rest\u00e9 allong\u00e9 sur le carrelage froid de la cuisine \u00e0 V., apr\u00e8s une trempe magistrale ? Cette sensation de froid coll\u00e9 \u00e0 la peau, ce corps immobilis\u00e9, incapable de pleurer, incapable m\u00eame de penser ? Mais d\u00e9tach\u00e9 totalement de cet ensemble bourreau\/victime qui, dans le recul soudain, ne faisait plus qu\u2019un. Ou \u00e9tait-ce cette autre fois, dans l\u2019enfance, quand la branche du cerisier s\u2019est rompue sous mon poids, m\u2019envoyant percuter la terre avec une violence inattendue ? L\u2019impact. La douleur vive. La respiration coup\u00e9e. Ce moment suspendu o\u00f9 on se demande si l\u2019on va se relever. On revisite la chute et l'on s'aper\u00e7oit que tout ne tombe pas au m\u00eame rythme. Un pr\u00e9cipit\u00e9 reste suspendu. Un t\u00e9moin silencieux qui observe l\u2019ensemble. Ou peut-\u00eatre n\u2019\u00e9tait-ce ni l\u2019un ni l\u2019autre. Peut-\u00eatre \u00e9tait-ce J., et son absence soudaine. Sa disparition. Un matin, elle n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. Et alors, ce n\u2019\u00e9tait plus une douleur localis\u00e9e. C\u2019\u00e9tait autre chose. Un vide sid\u00e9ral, froid, effroyable. Mais encore une fois, l\u2019\u00e9trange possibilit\u00e9 de mise \u00e0 distance, de mise en ab\u00eeme. Ce racisme que tant de gens reprochent \u00e0 Lovecraft me fait penser \u00e0 un r\u00eave r\u00e9current de mon enfance. Un g\u00e9ant terrass\u00e9 par des cr\u00e9atures affreuses. (Gulliver ?). Leur langage \u00e9tait la pire torture. Plus que les coups. Plus que la douleur physique. Je ne sais pas si c\u2019\u00e9tait la peur de l\u2019\u00e9tranget\u00e9, de l\u2019\u00e9trange, ou de l\u2019\u00e9tranger. Je ne sais m\u00eame pas si c\u2019\u00e9tait de la peur. C\u2019\u00e9tait du m\u00e9pris. On pouvait me torturer autant qu'on le voulait, cela ne m'effrayait pas. Je comprenais que ces cr\u00e9atures existaient parce que je les inventais. Elles tiraient leur raison d\u2019\u00eatre \u00e0 la fois de mon m\u00e9pris pour elles et de leur m\u00e9pris pour moi. Elles \u00e9taient les sentinelles d\u2019un territoire inconnu. Elles m\u2019accompagnaient dans cette t\u00e2che absurde : Explorer quoi ? L\u2019\u00e2me humaine ? La douleur ? L\u2019illusion magistrale que je m\u2019\u00e9tais invent\u00e9e afin d\u2019essayer, chichement, de m\u2019incarner dans ce monde. 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<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>\nOn pourrait croire que les choses continuent comme avant. Mais avant quoi, exactement ? \u00c0 quel moment avons-nous franchi une ligne invisible ? Et s\u2019il y avait un \u00e9v\u00e9nement, serait-il collectif, appartenant \u00e0 l\u2019\u00e9poque, ou simplement intime, projet\u00e9 sur le monde comme une ombre port\u00e9e ? Ou bien serait-ce l\u2019inverse : le monde lui-m\u00eame d\u00e9posant en nous la trace d\u2019un bouleversement que nous pensions personnel ?<\/p>\n
Aucun mal \u00e0 garer la Dacia ce matin dans le parking de l\u2019Intermarch\u00e9. Les gens sont partis en vacances. M\u00eame pas besoin de chercher une pi\u00e8ce ou un jeton : les caddies \u00e9taient libres. C\u2019\u00e9tait \u00e9trange, cette cha\u00eene rel\u00e2ch\u00e9e, son opercule rouge balan\u00e7ant doucement. Comme si, en cette matin\u00e9e ensoleill\u00e9e, quelque chose s\u2019\u00e9tait enfin d\u00e9tach\u00e9.<\/p>\n
Mes dents me lancent toujours, mais je tiens bon. J\u2019ai m\u00eame dissous un Doliprane dans un verre d\u2019eau, bu en cachette, histoire d\u2019anticiper ces longues heures hors de la maison. S. trouve inconcevable que je n\u2019aille pas chez le dentiste. Elle trouverait encore plus dingue la moindre excuse bancale que je pourrais opposer \u00e0 son verdict. \u00c7a finirait encore en brouille, et les courses ne sont d\u00e9j\u00e0 pas une sin\u00e9cure. Alors j\u2019avance, sto\u00efque, poussant le caddie \u00e0 travers les all\u00e9es.<\/p>\n
\u00c7a se sent que ce sont les vacances : les employ\u00e9s remplissent les rayons vides, il y a des visages inconnus, s\u00fbrement des int\u00e9rimaires, m\u00eame les clients ont chang\u00e9. Enfin\u2026 pas tous. Nous croisons G., une de mes \u00e9l\u00e8ves. Malaise mutuel. Qu\u2019avons-nous \u00e0 nous dire au beau milieu d\u2019un supermarch\u00e9 ? Je lui demande des nouvelles de son mari, qui vient d\u2019\u00eatre op\u00e9r\u00e9. C\u2019est de la politesse. Comme il va bien, nous nous souhaitons un « \u00e0 demain » pour l\u2019atelier et reprenons notre chemin.<\/p>\n
Ce qui est \u00e9trange, c\u2019est qu\u2019on ne la croisera plus du tout. Comme si elle s\u2019\u00e9tait volatilis\u00e9e. \u00c0 moins que cette rencontre ne m\u2019ait d\u00e9j\u00e0 \u00e9chapp\u00e9. Ce qui est sans doute plus plausible.<\/p>\n
Au retour, le rituel immuable : ranger les provisions. Un sac pour le cong\u00e9lateur dans la remise, un autre pour le frigo, juste \u00e0 c\u00f4t\u00e9. Je n\u2019ai pas faim. S. annonce qu\u2019elle va cuire des pommes de terre pour accompagner la choucroute.\nJ\u2019ai \u00e0 peine touch\u00e9 mon assiette. On a parl\u00e9 des vacances d\u2019\u00e9t\u00e9, des locations d\u00e9j\u00e0 r\u00e9serv\u00e9es \u2013 sauf que, incapable de me souvenir o\u00f9, j\u2019ai simplement balbuti\u00e9 que ce serait l\u2019occasion d\u2019aller au Prado. Par chance, nous passons par Madrid. S. a d\u00e9j\u00e0 r\u00e9serv\u00e9 deux nuits d\u2019h\u00f4tel. Pour le reste, je ne me souviens plus.\nCe que je trouve \u00e9trange, au fond. Ce manque d\u2019int\u00e9r\u00eat me pr\u00e9occupe plus que mon mal de dent. Et c\u2019est presque rassurant.<\/p>\n
\u00c0 la fin, S. comprend que je ne l\u2019\u00e9coute plus. Nous finissons le repas en silence.<\/p>\n
Par la fen\u00eatre, j\u2019aper\u00e7ois deux hommes arr\u00eat\u00e9s devant l\u2019\u00e9chafaudage de l\u2019\u00e9picerie. Tiens, les travaux vont peut-\u00eatre enfin s\u2019achever, ai-je dit, juste pour dire quelque chose. Mais non. Ils devaient simplement se heurter au rideau ferm\u00e9, comme tous les mercredis.<\/p>\n
Impossible de l\u2019ignorer : de gigantesques pancartes recouvrent la fa\u00e7ade, annon\u00e7ant des transferts d\u2019argent, et en dessous, leurs horaires en majuscules.<\/p>\n
Je ne me souviens plus comment la dispute a commenc\u00e9. Probablement de mani\u00e8re lancinante, \u00e0 l\u2019image de ma douleur dentaire, qui revenait par vagues.<\/p>\n
\u00c0 un moment, S. a l\u00e2ch\u00e9 que je n\u2019\u00e9tais plus l\u00e0 depuis des mois. Qu\u2019elle avait la sensation de vivre seule.<\/p>\n
J\u2019ai jou\u00e9 l\u2019offusqu\u00e9, bien s\u00fbr. Protester m\u2019a donn\u00e9, l\u2019espace d\u2019un instant, l\u2019illusion d\u2019\u00eatre l\u00e0, d\u2019\u00eatre encore vivant. Puis je me suis tu.<\/p>\n
Elle avait raison.<\/p>\n
Alors ma vie a d\u00e9fil\u00e9 en acc\u00e9l\u00e9r\u00e9, avec de courtes pauses. Des plans fixes sur des sc\u00e8nes d\u00e9j\u00e0 v\u00e9cues, toutes reli\u00e9es par un fil commun : j\u2019\u00e9tais absorb\u00e9 dans l\u2019\u00e9criture. J\u2019ai not\u00e9 \u00e7a quelque part dans ma t\u00eate, me disant que \u00e7a ferait un bon texte pour demain. Peut-\u00eatre m\u00eame un tr\u00e8s bon texte.<\/p>\n
Puis je suis remont\u00e9 continuer ma lecture de Autour de Lovecraft de David Camus. S., elle, allong\u00e9e sur le canap\u00e9 du salon s\u2019enfon\u00e7a aussit\u00f4t dans une s\u00e9rie polici\u00e8re idiote. Discussion close.<\/p>\n
Musique : \u00d3lafur Arnalds - saman<\/p>", "content_text": " On pourrait croire que les choses continuent comme avant. Mais avant quoi, exactement ? \u00c0 quel moment avons-nous franchi une ligne invisible ? Et s\u2019il y avait un \u00e9v\u00e9nement, serait-il collectif, appartenant \u00e0 l\u2019\u00e9poque, ou simplement intime, projet\u00e9 sur le monde comme une ombre port\u00e9e ? Ou bien serait-ce l\u2019inverse : le monde lui-m\u00eame d\u00e9posant en nous la trace d\u2019un bouleversement que nous pensions personnel ? Aucun mal \u00e0 garer la Dacia ce matin dans le parking de l\u2019Intermarch\u00e9. Les gens sont partis en vacances. M\u00eame pas besoin de chercher une pi\u00e8ce ou un jeton : les caddies \u00e9taient libres. C\u2019\u00e9tait \u00e9trange, cette cha\u00eene rel\u00e2ch\u00e9e, son opercule rouge balan\u00e7ant doucement. Comme si, en cette matin\u00e9e ensoleill\u00e9e, quelque chose s\u2019\u00e9tait enfin d\u00e9tach\u00e9. Mes dents me lancent toujours, mais je tiens bon. J\u2019ai m\u00eame dissous un Doliprane dans un verre d\u2019eau, bu en cachette, histoire d\u2019anticiper ces longues heures hors de la maison. S. trouve inconcevable que je n\u2019aille pas chez le dentiste. Elle trouverait encore plus dingue la moindre excuse bancale que je pourrais opposer \u00e0 son verdict. \u00c7a finirait encore en brouille, et les courses ne sont d\u00e9j\u00e0 pas une sin\u00e9cure. Alors j\u2019avance, sto\u00efque, poussant le caddie \u00e0 travers les all\u00e9es. \u00c7a se sent que ce sont les vacances : les employ\u00e9s remplissent les rayons vides, il y a des visages inconnus, s\u00fbrement des int\u00e9rimaires, m\u00eame les clients ont chang\u00e9. Enfin\u2026 pas tous. Nous croisons G., une de mes \u00e9l\u00e8ves. Malaise mutuel. Qu\u2019avons-nous \u00e0 nous dire au beau milieu d\u2019un supermarch\u00e9 ? Je lui demande des nouvelles de son mari, qui vient d\u2019\u00eatre op\u00e9r\u00e9. C\u2019est de la politesse. Comme il va bien, nous nous souhaitons un \u00ab \u00e0 demain \u00bb pour l\u2019atelier et reprenons notre chemin. Ce qui est \u00e9trange, c\u2019est qu\u2019on ne la croisera plus du tout. Comme si elle s\u2019\u00e9tait volatilis\u00e9e. \u00c0 moins que cette rencontre ne m\u2019ait d\u00e9j\u00e0 \u00e9chapp\u00e9. Ce qui est sans doute plus plausible. Au retour, le rituel immuable : ranger les provisions. Un sac pour le cong\u00e9lateur dans la remise, un autre pour le frigo, juste \u00e0 c\u00f4t\u00e9. Je n\u2019ai pas faim. S. annonce qu\u2019elle va cuire des pommes de terre pour accompagner la choucroute. J\u2019ai \u00e0 peine touch\u00e9 mon assiette. On a parl\u00e9 des vacances d\u2019\u00e9t\u00e9, des locations d\u00e9j\u00e0 r\u00e9serv\u00e9es \u2013 sauf que, incapable de me souvenir o\u00f9, j\u2019ai simplement balbuti\u00e9 que ce serait l\u2019occasion d\u2019aller au Prado. Par chance, nous passons par Madrid. S. a d\u00e9j\u00e0 r\u00e9serv\u00e9 deux nuits d\u2019h\u00f4tel. Pour le reste, je ne me souviens plus. Ce que je trouve \u00e9trange, au fond. Ce manque d\u2019int\u00e9r\u00eat me pr\u00e9occupe plus que mon mal de dent. Et c\u2019est presque rassurant. \u00c0 la fin, S. comprend que je ne l\u2019\u00e9coute plus. Nous finissons le repas en silence. Par la fen\u00eatre, j\u2019aper\u00e7ois deux hommes arr\u00eat\u00e9s devant l\u2019\u00e9chafaudage de l\u2019\u00e9picerie. Tiens, les travaux vont peut-\u00eatre enfin s\u2019achever, ai-je dit, juste pour dire quelque chose. Mais non. Ils devaient simplement se heurter au rideau ferm\u00e9, comme tous les mercredis. Impossible de l\u2019ignorer : de gigantesques pancartes recouvrent la fa\u00e7ade, annon\u00e7ant des transferts d\u2019argent, et en dessous, leurs horaires en majuscules. Je ne me souviens plus comment la dispute a commenc\u00e9. Probablement de mani\u00e8re lancinante, \u00e0 l\u2019image de ma douleur dentaire, qui revenait par vagues. \u00c0 un moment, S. a l\u00e2ch\u00e9 que je n\u2019\u00e9tais plus l\u00e0 depuis des mois. Qu\u2019elle avait la sensation de vivre seule. J\u2019ai jou\u00e9 l\u2019offusqu\u00e9, bien s\u00fbr. Protester m\u2019a donn\u00e9, l\u2019espace d\u2019un instant, l\u2019illusion d\u2019\u00eatre l\u00e0, d\u2019\u00eatre encore vivant. Puis je me suis tu. Elle avait raison. Alors ma vie a d\u00e9fil\u00e9 en acc\u00e9l\u00e9r\u00e9, avec de courtes pauses. Des plans fixes sur des sc\u00e8nes d\u00e9j\u00e0 v\u00e9cues, toutes reli\u00e9es par un fil commun : j\u2019\u00e9tais absorb\u00e9 dans l\u2019\u00e9criture. J\u2019ai not\u00e9 \u00e7a quelque part dans ma t\u00eate, me disant que \u00e7a ferait un bon texte pour demain. Peut-\u00eatre m\u00eame un tr\u00e8s bon texte. Puis je suis remont\u00e9 continuer ma lecture de Autour de Lovecraft de David Camus. S., elle, allong\u00e9e sur le canap\u00e9 du salon s\u2019enfon\u00e7a aussit\u00f4t dans une s\u00e9rie polici\u00e8re idiote. Discussion close. Musique : \u00d3lafur Arnalds - saman", "image": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/IMG\/logo\/c8baee87-c346-4f94-b736-62262b7928cd.webp?1748065089", "tags": ["Espaces lieux ", "Autofiction et Introspection", "Lovecraft"] } ,{ "id": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/26-fevrier-2025.html", "url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/26-fevrier-2025.html", "title": "26 f\u00e9vrier 2025", "date_published": "2025-02-26T07:51:40Z", "date_modified": "2025-05-28T06:51:47Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>\nHier soir, panne d\u2019ordinateur. Ubuntu en emergency mode<\/em>. Sans doute apr\u00e8s avoir tent\u00e9 d\u2019introduire Balzac dans le port USB. En fait, non. Ce n\u2019est pas tant l\u2019insertion qui posait probl\u00e8me, mais le montage ensuite. (Je pr\u00e9vois un certain effarement \u00e0 la relecture de ce texte simultan\u00e9ment \u00e0 sa r\u00e9daction). <\/p>\n Probl\u00e8me de format, en tout cas. Et de permissions. Il fallait \u00eatre le<\/em> super-utilisateur, le Root<\/em> de chez root. Or, je ne suis que ce que je suis. D\u00e9racin\u00e9. <\/p>\n J\u2019ai bien gal\u00e9r\u00e9, et pour finir, j\u2019y suis arriv\u00e9. Comme toujours, en v\u00e9rit\u00e9. Du moins, avec ce qui m\u2019int\u00e9resse essentiellement. Pour le reste, aucune pugnacit\u00e9, un d\u00e9sint\u00e9r\u00eat absolu, voire un j\u2019m\u2019en foutisme total. <\/p>\n Vers 20h, enfin, j\u2019ai r\u00e9ussi \u00e0 me souvenir des manipulations oiseuses effectu\u00e9es dans le fstab<\/em> pour faire fonctionner la cl\u00e9 USB. Apr\u00e8s avoir comment\u00e9 la ligne en question, et tout revint dans l’ordre instantan\u00e9ment. <\/p>\n Le mardi reste un jour myst\u00e9rieux. C’est une journ\u00e9e o\u00f9 je ne donne pas cours. O\u00f9 je ne donne pas suite aux solliciations incessantes du monde. S. part g\u00e9n\u00e9ralement vers 11h pour voir sa vieille m\u00e8re. Je suis seul jusqu\u2019\u00e0 16h, parfois 17h. J\u2019oscille entre \u00e9criture et lecture, me laissant porter par l\u2019une ou l\u2019autre selon l\u2019humeur. Hier, j\u2019ai suivi David Camus dans son p\u00e9riple sur une bonne centaine de pages, dans Autour de Lovecraft<\/em> que j’ai retrouv\u00e9 en faisant du m\u00e9nage dans mes disques durs.<\/p>\n Et soudain, une angoisse. <\/p>\n Si ce r\u00e9cit \u00e9tait une nouvelle de fiction ? Et si ce personnage, tellement attachant, baptis\u00e9 David Camus par David Camus lui-m\u00eame, n\u2019existait pas ? Si toute cette histoire s\u2019\u00e9tait d\u00e9roul\u00e9e totalement diff\u00e9remment ? Ce matin, il ne me reste que de tr\u00e8s vagues impressions des paysages et des \u00eatres rencontr\u00e9s durant ma courte nuit. \u00c0 l\u2019image de ma vie r\u00e9elle, sans doute. <\/p>\n Ce qui relance, une fois de plus, la question : qu\u2019est-ce que je fais de ma vie ? Qui suis-je ? Suis-je le personnage d\u2019un r\u00eave que je ne parviens pas \u00e0 r\u00eaver moi-m\u00eame ? Un simple figurant dans une production cosmique ? Musique : Max Richter On The Nature Of Daylight ( entropy) 2018 <\/p>",
"content_text": " Hier soir, panne d\u2019ordinateur. Ubuntu en *emergency mode*. Sans doute apr\u00e8s avoir tent\u00e9 d\u2019introduire Balzac dans le port USB. En fait, non. Ce n\u2019est pas tant l\u2019insertion qui posait probl\u00e8me, mais le montage ensuite. (Je pr\u00e9vois un certain effarement \u00e0 la relecture de ce texte simultan\u00e9ment \u00e0 sa r\u00e9daction). Probl\u00e8me de format, en tout cas. Et de permissions. Il fallait \u00eatre *le* super-utilisateur, le *Root* de chez root. Or, je ne suis que ce que je suis. D\u00e9racin\u00e9. J\u2019ai bien gal\u00e9r\u00e9, et pour finir, j\u2019y suis arriv\u00e9. Comme toujours, en v\u00e9rit\u00e9. Du moins, avec ce qui m\u2019int\u00e9resse essentiellement. Pour le reste, aucune pugnacit\u00e9, un d\u00e9sint\u00e9r\u00eat absolu, voire un j\u2019m\u2019en foutisme total. Vers 20h, enfin, j\u2019ai r\u00e9ussi \u00e0 me souvenir des manipulations oiseuses effectu\u00e9es dans le *fstab* pour faire fonctionner la cl\u00e9 USB. Apr\u00e8s avoir comment\u00e9 la ligne en question, et tout revint dans l'ordre instantan\u00e9ment. --- Le mardi reste un jour myst\u00e9rieux. C'est une journ\u00e9e o\u00f9 je ne donne pas cours. O\u00f9 je ne donne pas suite aux solliciations incessantes du monde. S. part g\u00e9n\u00e9ralement vers 11h pour voir sa vieille m\u00e8re. Je suis seul jusqu\u2019\u00e0 16h, parfois 17h. J\u2019oscille entre \u00e9criture et lecture, me laissant porter par l\u2019une ou l\u2019autre selon l\u2019humeur. Hier, j\u2019ai suivi David Camus dans son p\u00e9riple sur une bonne centaine de pages, dans *Autour de Lovecraft* que j'ai retrouv\u00e9 en faisant du m\u00e9nage dans mes disques durs. Et soudain, une angoisse. Si ce r\u00e9cit \u00e9tait une nouvelle de fiction ? Et si ce personnage, tellement attachant, baptis\u00e9 David Camus par David Camus lui-m\u00eame, n\u2019existait pas ? Si toute cette histoire s\u2019\u00e9tait d\u00e9roul\u00e9e totalement diff\u00e9remment ? A cet instant vertige car je me suis retrouv\u00e9 face \u00e0 la pens\u00e9e affreuse qu'il s'agissait d' une sorte de trahison. Et j'ai compris que si j'\u00e9tais capable d'imaginer ce genre de chose, d'en avoir une trouille bleue, c'est que cela touchait un point n\u00e9vralgique en moi. Que j'\u00e9tais absolument capable de balader le lecteur et moi-m\u00eame sur des pages et des pages sans aucun scrupule quant au contrat tacite qu'impose la relation \u00e9crivain lecteur, et vice versa. La pens\u00e9e m\u2019a tenu en \u00e9veil jusqu\u2019\u00e0 une heure avanc\u00e9e de la nuit. \u00c0 la fin, en sentant enfin le sommeil venir, je me suis moqu\u00e9 de moi-m\u00eame, de ma candeur enfantine. Je l\u2019ai m\u00eame salu\u00e9e amicalement, car elle m\u2019a sembl\u00e9, \u00e0 cet instant, pr\u00e9cieuse. Ce matin, il ne me reste que de tr\u00e8s vagues impressions des paysages et des \u00eatres rencontr\u00e9s durant ma courte nuit. \u00c0 l\u2019image de ma vie r\u00e9elle, sans doute. Ce qui relance, une fois de plus, la question : qu\u2019est-ce que je fais de ma vie ? Qui suis-je ? Suis-je le personnage d\u2019un r\u00eave que je ne parviens pas \u00e0 r\u00eaver moi-m\u00eame ? Un simple figurant dans une production cosmique ? Je ne peux pas vraiment \u00e9voquer la jalousie. Je crois que ce mot est une rustine que je convoque par paresse et ce depuis que l'on m'a apprit \u00e0 r\u00e9parer un pneu de v\u00e9lo. Au del\u00e0 de ce mot il y a un gouffre que j'ose rarement explorer. Il y a le temps qui file \u00e0 tr\u00e8s vive allure, il y a cette silhouette, cet \u00e9pouvantail ballot\u00e9 par les intemp\u00e9ries qui part de plus en plus en lambeaux, il y a des serpents r\u00eaves qui ondulent tout autour de son chapeau depenaill\u00e9 et qui explosent les uns apr\u00e8s les autres en projetant leurs entrailles gorg\u00e9es de sang rouge ( \u00e7a doit rester rouge au moins trois mois ) vient me sussurer une voix. Quelque chose rode autour de ce texte que je n'arrive pas \u00e0 enregistrer pour le publier. Non pas qu'il soit bien ou mal \u00e9crit, ce n'est pas \u00e7a, il manque quelque chose tout simplement et ce manque fini par devenir une ombre de plus en plus imposante \u00e0 chaque relecture. Quelques pistes soudain avec la figure g\u00e9om\u00e9trique d'un triangle flottant tel un portail et de vagues souvenirs d'une chambre d'h\u00f4tel parisienne. En plissant les yeux j'arrive \u00e0 lire le titre d'un livre pos\u00e9 \u00e0 m\u00eame le sol en linol\u00e9um pr\u00e8s d'un lit sur lequel un homme dort. \"Critique dans un souterrain\" de Ren\u00e9 Girard. Le d\u00e9sir est sa n\u00e9cessit\u00e9 triangulaire soudain me reviennent, et tout l'effroi ancien li\u00e9 \u00e0 cette d\u00e9couverte. Puis je regarde l'homme qui dort comme pour s'\u00e9vader de cette terrible v\u00e9rit\u00e9. Empathie soudaine irr\u00e9pr\u00e9ssible, et la petite phrase de D.C \u00e0 la toute fin d'un paragraphe \u00e0 propos de HPL. \"Il y a de l'amour\". Musique : Max Richter On The Nature Of Daylight ( entropy) 2018 ",
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"title": "25 f\u00e9vrier 2025",
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"content_html": " Le fragile territoire du peu<\/strong><\/p>\n Il s\u2019en faudrait de peu. D\u2019un presque rien. Un grain de sel, une ombre, un souffle d\u2019air suspendu au bord de la fen\u00eatre. Cette sensation de peu, cousue de bric et de broc, est une \u00e9toffe effiloch\u00e9e qu\u2019on drape autour des \u00e9paules en guise de certitude. Ce peu est un territoire mouvant, une ligne trac\u00e9e du bout du doigt sur une vitre embu\u00e9e, une parole suspendue, pr\u00eate \u00e0 basculer dans le vide.<\/p>\n C\u2019est un \u00e9quilibre instable, une marche h\u00e9sitante sur un fil qui tremble. On avance sans savoir si le prochain pas portera ou s\u2019il nous laissera tomber dans l\u2019ind\u00e9fini. Un frisson de pr\u00e9caution guide chaque geste. Le monde entier semble s\u2019\u00eatre resserr\u00e9 autour de cette sensation fugace, ce presque rien qui fait toute la diff\u00e9rence entre le vide et l\u2019existence.<\/p>\n \u00c9crire comme on rapi\u00e8ce<\/strong><\/p>\n Une maille de solitude, une autre d\u2019ironie, une troisi\u00e8me d\u2019impatience. On tricote, on rapi\u00e8ce. Voil\u00e0 un d\u00e9but de journ\u00e9e en forme de casquette irlandaise, rugueuse et chamarr\u00e9e, pos\u00e9e de travers sur un cr\u00e2ne encombr\u00e9 d\u2019id\u00e9es dissonantes. C\u2019est \u00e7a, \u00e9crire. Une couverture en patchwork o\u00f9 chaque morceau a une humeur propre : la chaleur d\u2019un souvenir, la fra\u00eecheur d\u2019une peur qui mord la peau, la laine r\u00eache d\u2019un regret.<\/p>\n On coud des mots comme on r\u00e9pare une veste trou\u00e9e par l\u2019usure du temps. On rajoute un pan ici, une couleur l\u00e0, sans trop savoir si l\u2019ensemble tiendra, si la structure ne s\u2019effondrera pas sous le poids de son propre d\u00e9s\u00e9quilibre. Mais il faut avancer, b\u00e2tir, m\u00eame \u00e0 coups de rafistolages. Parfois, dans la couture maladroite d\u2019une phrase, surgit une beaut\u00e9 impr\u00e9vue, une harmonie accidentelle.<\/p>\n L\u2019effort et la boucle<\/strong><\/p>\n D\u2019ici peu, je pourrais sortir dans la rue et courir n\u2019importe comment. Faire le tour du p\u00e2t\u00e9 de maisons comme on trace une boucle dans une histoire, revenir au m\u00eame point et pr\u00e9tendre qu\u2019on avance. Mais non. Il y a cette promesse, ces 1500 mots qui s\u2019alignent comme une rang\u00e9e de moutons sur une lande battue par le vent. Ils r\u00e9sistent, s\u2019accrochent, s\u2019effacent parfois avant d\u2019\u00eatre repris, r\u00e9\u00e9crits, redessin\u00e9s dans un effort aussi vain que n\u00e9cessaire.<\/p>\n L\u2019\u00e9criture est un marathon sans ligne d\u2019arriv\u00e9e. On court, on s\u2019essouffle, on tr\u00e9buche. On pense atteindre un sommet et, en r\u00e9alit\u00e9, on tourne en rond. L\u2019illusion du mouvement, un chemin balis\u00e9 d\u2019ombres, un jeu de piste dont le but reste inconnu.<\/p>\n Silence et fuite<\/strong><\/p>\n Le silence grignote l\u2019espace. Un silence feutr\u00e9, comme la neige qui tombe sans bruit sur un sol glac\u00e9. \u00c7a me rappelle Zatopek, sa foul\u00e9e chaotique, son souffle coup\u00e9 en lambeaux. Est-ce que je cours apr\u00e8s quelque chose ? Ou est-ce que je fuis ?<\/p>\n Le silence est un pi\u00e8ge. Il attend, se tend, se tapit dans les interstices. Il p\u00e8se de tout son poids sur l\u2019air. Un silence habite, un silence qui bruisse, rempli de ce que l\u2019on ne dit pas, de ce que l\u2019on tait par habitude, par peur ou par fatigue. Alors on \u00e9crit, pour briser cette chape \u00e9touffante, pour donner une voix \u00e0 ce qui autrement resterait conf\u00e9r\u00e9 aux replis de la conscience.<\/p>\n Gigue de mots<\/strong><\/p>\n Je voudrais \u00e9crire en dentelle et en granit, avec la souplesse d\u2019une lumi\u00e8re d\u2019automne et la rudesse d\u2019une pluie de novembre. Mais les mots viennent comme ils veulent. Parfois ils tombent dru, parfois ils s\u2019effilochent. Peu ou prou. Peu me chaut.<\/p>\n Les mots sont capricieux. Ils glissent, ils s\u2019effacent, ils r\u00e9sistent. On les cherche, on les trouve, on les perd. Parfois ils s\u2019alignent avec une \u00e9vidence \u00e9clatante, parfois ils s\u2019entrelacent en un chaos indomptable. On essaie de les guider, mais ils nous \u00e9chappent toujours, comme une musique qui refuse de se fixer sur une partition.<\/p>\n Assembler et rapi\u00e9cer<\/strong><\/p>\n Alors j\u2019\u00e9cris. Pour assembler, pour rapi\u00e9cer. Pour voir si, de tous ces morceaux, peut na\u00eetre une forme qui tienne debout, comme une casquette irlandaise qu\u2019on enfonce bien sur la t\u00eate avant d\u2019affronter le vent.<\/p>\n J\u2019\u00e9cris pour conjurer l\u2019absence, pour donner une texture aux pens\u00e9es \u00e9parses, pour broder du sens sur ce qui, parfois, semble n\u2019en avoir aucun. J\u2019\u00e9cris en esp\u00e9rant que, quelque part, entre les lignes et les silences, se cache une v\u00e9rit\u00e9 que je n\u2019ose pas nommer. Et si ce n\u2019\u00e9tait que \u00e7a, apr\u00e8s tout ? Une qu\u00eate absurde, mais n\u00e9cessaire. Un pas apr\u00e8s l\u2019autre, un mot apr\u00e8s l\u2019autre, sans jamais vraiment savoir o\u00f9 l\u2019on va.<\/p>\n Le flot incontr\u00f4lable des po\u00e8mes<\/strong><\/p>\n Depuis quelques jours, des po\u00e8mes sortent de mes doigts comme des filets de bave d\u2019une bouche \u00e9dent\u00e9e. \u00c7a ne m\u2019appartient pas. Je me le dis et me le r\u00e9p\u00e8te. C\u2019est un refus dans le refus. Une tour de rondins qui d\u00e9passe la canop\u00e9e de mon marasme.<\/p>\n Placer du gras et des titres saucissonn\u00e9s \u00e0 la mani\u00e8re marketing le rendra-t-il plus lisible, plus digeste, me demande le Dibbouk. On se regarde. Rien ne passe. Tension. Suspens qui dure. Et qui s\u2019ach\u00e8ve par une d\u00e9faite. La mienne, comme toujours. Alors je retrousse les manches, j\u2019\u00e9teins ma conscience. J\u2019\u00e9cris sous la dict\u00e9e.<\/p>\n Musique : Nils Frahms \"Says\" SPACES<\/p>",
"content_text": " --- **Le fragile territoire du peu** Il s\u2019en faudrait de peu. D\u2019un presque rien. Un grain de sel, une ombre, un souffle d\u2019air suspendu au bord de la fen\u00eatre. Cette sensation de peu, cousue de bric et de broc, est une \u00e9toffe effiloch\u00e9e qu\u2019on drape autour des \u00e9paules en guise de certitude. Ce peu est un territoire mouvant, une ligne trac\u00e9e du bout du doigt sur une vitre embu\u00e9e, une parole suspendue, pr\u00eate \u00e0 basculer dans le vide. C\u2019est un \u00e9quilibre instable, une marche h\u00e9sitante sur un fil qui tremble. On avance sans savoir si le prochain pas portera ou s\u2019il nous laissera tomber dans l\u2019ind\u00e9fini. Un frisson de pr\u00e9caution guide chaque geste. Le monde entier semble s\u2019\u00eatre resserr\u00e9 autour de cette sensation fugace, ce presque rien qui fait toute la diff\u00e9rence entre le vide et l\u2019existence. --- **\u00c9crire comme on rapi\u00e8ce** Une maille de solitude, une autre d\u2019ironie, une troisi\u00e8me d\u2019impatience. On tricote, on rapi\u00e8ce. Voil\u00e0 un d\u00e9but de journ\u00e9e en forme de casquette irlandaise, rugueuse et chamarr\u00e9e, pos\u00e9e de travers sur un cr\u00e2ne encombr\u00e9 d\u2019id\u00e9es dissonantes. C\u2019est \u00e7a, \u00e9crire. Une couverture en patchwork o\u00f9 chaque morceau a une humeur propre : la chaleur d\u2019un souvenir, la fra\u00eecheur d\u2019une peur qui mord la peau, la laine r\u00eache d\u2019un regret. On coud des mots comme on r\u00e9pare une veste trou\u00e9e par l\u2019usure du temps. On rajoute un pan ici, une couleur l\u00e0, sans trop savoir si l\u2019ensemble tiendra, si la structure ne s\u2019effondrera pas sous le poids de son propre d\u00e9s\u00e9quilibre. Mais il faut avancer, b\u00e2tir, m\u00eame \u00e0 coups de rafistolages. Parfois, dans la couture maladroite d\u2019une phrase, surgit une beaut\u00e9 impr\u00e9vue, une harmonie accidentelle. --- **L\u2019effort et la boucle** D\u2019ici peu, je pourrais sortir dans la rue et courir n\u2019importe comment. Faire le tour du p\u00e2t\u00e9 de maisons comme on trace une boucle dans une histoire, revenir au m\u00eame point et pr\u00e9tendre qu\u2019on avance. Mais non. Il y a cette promesse, ces 1500 mots qui s\u2019alignent comme une rang\u00e9e de moutons sur une lande battue par le vent. Ils r\u00e9sistent, s\u2019accrochent, s\u2019effacent parfois avant d\u2019\u00eatre repris, r\u00e9\u00e9crits, redessin\u00e9s dans un effort aussi vain que n\u00e9cessaire. L\u2019\u00e9criture est un marathon sans ligne d\u2019arriv\u00e9e. On court, on s\u2019essouffle, on tr\u00e9buche. On pense atteindre un sommet et, en r\u00e9alit\u00e9, on tourne en rond. L\u2019illusion du mouvement, un chemin balis\u00e9 d\u2019ombres, un jeu de piste dont le but reste inconnu. --- **Silence et fuite** Le silence grignote l\u2019espace. Un silence feutr\u00e9, comme la neige qui tombe sans bruit sur un sol glac\u00e9. \u00c7a me rappelle Zatopek, sa foul\u00e9e chaotique, son souffle coup\u00e9 en lambeaux. Est-ce que je cours apr\u00e8s quelque chose ? Ou est-ce que je fuis ? Le silence est un pi\u00e8ge. Il attend, se tend, se tapit dans les interstices. Il p\u00e8se de tout son poids sur l\u2019air. Un silence habite, un silence qui bruisse, rempli de ce que l\u2019on ne dit pas, de ce que l\u2019on tait par habitude, par peur ou par fatigue. Alors on \u00e9crit, pour briser cette chape \u00e9touffante, pour donner une voix \u00e0 ce qui autrement resterait conf\u00e9r\u00e9 aux replis de la conscience. --- **Gigue de mots** Je voudrais \u00e9crire en dentelle et en granit, avec la souplesse d\u2019une lumi\u00e8re d\u2019automne et la rudesse d\u2019une pluie de novembre. Mais les mots viennent comme ils veulent. Parfois ils tombent dru, parfois ils s\u2019effilochent. Peu ou prou. Peu me chaut. Les mots sont capricieux. Ils glissent, ils s\u2019effacent, ils r\u00e9sistent. On les cherche, on les trouve, on les perd. Parfois ils s\u2019alignent avec une \u00e9vidence \u00e9clatante, parfois ils s\u2019entrelacent en un chaos indomptable. On essaie de les guider, mais ils nous \u00e9chappent toujours, comme une musique qui refuse de se fixer sur une partition. --- **Assembler et rapi\u00e9cer** Alors j\u2019\u00e9cris. Pour assembler, pour rapi\u00e9cer. Pour voir si, de tous ces morceaux, peut na\u00eetre une forme qui tienne debout, comme une casquette irlandaise qu\u2019on enfonce bien sur la t\u00eate avant d\u2019affronter le vent. J\u2019\u00e9cris pour conjurer l\u2019absence, pour donner une texture aux pens\u00e9es \u00e9parses, pour broder du sens sur ce qui, parfois, semble n\u2019en avoir aucun. J\u2019\u00e9cris en esp\u00e9rant que, quelque part, entre les lignes et les silences, se cache une v\u00e9rit\u00e9 que je n\u2019ose pas nommer. Et si ce n\u2019\u00e9tait que \u00e7a, apr\u00e8s tout ? Une qu\u00eate absurde, mais n\u00e9cessaire. Un pas apr\u00e8s l\u2019autre, un mot apr\u00e8s l\u2019autre, sans jamais vraiment savoir o\u00f9 l\u2019on va. --- **Le flot incontr\u00f4lable des po\u00e8mes** Depuis quelques jours, des po\u00e8mes sortent de mes doigts comme des filets de bave d\u2019une bouche \u00e9dent\u00e9e. \u00c7a ne m\u2019appartient pas. Je me le dis et me le r\u00e9p\u00e8te. C\u2019est un refus dans le refus. Une tour de rondins qui d\u00e9passe la canop\u00e9e de mon marasme. Placer du gras et des titres saucissonn\u00e9s \u00e0 la mani\u00e8re marketing le rendra-t-il plus lisible, plus digeste, me demande le Dibbouk. On se regarde. Rien ne passe. Tension. Suspens qui dure. Et qui s\u2019ach\u00e8ve par une d\u00e9faite. La mienne, comme toujours. Alors je retrousse les manches, j\u2019\u00e9teins ma conscience. J\u2019\u00e9cris sous la dict\u00e9e. Musique : Nils Frahms \"Says\" SPACES",
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"id": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/24-fevrier-2025.html",
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"title": "24 f\u00e9vrier 2025",
"date_published": "2025-02-24T08:34:46Z",
"date_modified": "2025-04-30T16:14:11Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " L\u2019\u00e9crivain moderne n\u2019\u00e9crit plus. Il cherche. Il teste, il compare, il guette. Quel est l\u2019outil parfait, celui qui alignera pour lui les phrases, qui lui \u00e9vitera l\u2019\u00e9cueil du doute et les tunnels d\u2019incertitude ? Nous avons tous commenc\u00e9 quelque part : Works, pour les pionniers du traitement de texte. Word, pour ceux qui croyaient \u00e0 la mise en page automatique. Scrivener, pour les ap\u00f4tres de l\u2019organisation. Puis Ulysses, WordPress, MacWrite, ClarisWorks, et d\u00e9sormais Substack. ( je viens de cr\u00e9er un compte sur Substack aujourd’hui je m\u00e9lange traitement de texte et plateforme de publication) Chaque outil arrive en messie, chaque mise \u00e0 jour promet le nirvana. Et demain, un autre appara\u00eetra, vant\u00e9 par des convertis. Jusqu\u2019au suivant. Mais en v\u00e9rit\u00e9, ce n\u2019est pas l\u2019outil qui manque : c\u2019est l\u2019\u00e9criture.<\/p>\n On conna\u00eet la rengaine : \"Si seulement j\u2019avais LE bon logiciel, j\u2019\u00e9crirais tellement mieux\u2026\" Non. Kerouac n\u2019a pas attendu un traitement de texte, il a d\u00e9roul\u00e9 un rouleau de papier et s\u2019est lanc\u00e9. Hemingway griffonnait sur des carnets, Modiano sur des fiches. Aucun ne s\u2019est jamais arr\u00eat\u00e9 en soupirant : Ah, si seulement j\u2019avais eu Scrivener\u2026 L\u2019outil n\u2019a jamais rien r\u00e9solu. Seule compte la discipline.<\/p>\n L\u2019\u00e9ternel drame n\u2019est pas d\u2019\u00e9crire, mais de retrouver ce qu\u2019on a d\u00e9j\u00e0 \u00e9crit. Ce roman prometteur ? Une moiti\u00e9 dans Google Docs, un quart dans un mail intitul\u00e9 \"brouillon\", le reste quelque part dans Word, peut-\u00eatre une note perdue dans Evernote. La solution ? Obsidian (rire). Ou simplement accepter qu\u2019une partie de notre \u0153uvre repose d\u00e9sormais au cimeti\u00e8re des fichiers oubli\u00e9s.<\/p>\n Prendre des notes, c\u2019est croire que l\u2019on retient quelque chose. En r\u00e9alit\u00e9, c\u2019est souvent un acte de panique : Et si j\u2019oublie cette phrase lumineuse ? Alors on empile, on archive, on stocke. Mais tout cela ne fait qu\u2019alimenter une angoisse. Pendant des ann\u00e9es, j\u2019ai accumul\u00e9 : carnets, fiches, classeurs, tiroirs. \u00c0 force de tout vouloir retenir, je ne retenais plus rien. L\u2019essentiel, ce ne sont pas les fragments conserv\u00e9s mais les liens invisibles entre ce qu\u2019on vit, ce qu\u2019on lit, ce qu\u2019on per\u00e7oit. Au fond, prendre des notes par peur de perdre une id\u00e9e fait de nous des capitalistes de la pens\u00e9e. On accumule, on th\u00e9saurise, persuad\u00e9s que plus tard, on en tirera profit. Mais l\u2019inspiration ne fonctionne pas ainsi. La m\u00e9moire non plus. Et ces deux mots, \u00e0 bien y r\u00e9fl\u00e9chir, ne servent \u00e0 rien pour \u00e9crire.<\/p>\n Un outil est d\u2019abord un songe. Une impulsion. Un \u00e9lan confus. La pr\u00e9cision ? L\u2019ennemie absolue. Bien s\u00fbr, un marteau sert \u00e0 planter des clous. Mais qui plante des clous par d\u00e9s\u0153uvrement ? \u00c0 moins d\u2019\u00eatre fou ou artiste \u2013 ce qui, aujourd\u2019hui, revient souvent au m\u00eame. Nous avons v\u00e9cu un si\u00e8cle fascin\u00e9 par le d\u00e9tournement des objets, des mots. Po\u00e8tes et terroristes s\u2019y sont engouffr\u00e9s. Certains d\u00e9tournent des avions, d\u2019autres le sens commun. \u00c0 qui la faute ? Peut-\u00eatre \u00e0 l\u2019obsession du profit. De l\u2019accumulation. Je ne suis pas m\u00e9decin, mais je suis s\u00fbr qu\u2019il existe un lien entre la banque, le capital, et la r\u00e9tention intestinale. Il suffit de chercher.<\/p>\n Alors oui, les outils sont charmants. Tester de nouveaux logiciels, c\u2019est amusant. Mais le meilleur outil, c\u2019est celui que tu utilises. Tu veux \u00e9crire ? Ouvre une page blanche et \u00e9cris. Tu veux retrouver ce que tu as \u00e9crit ? Accepte simplement qu\u2019une partie s\u2019\u00e9vapore, qu\u2019un texte disparu n\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre pas si essentiel. Les \u00e9crits perdus ont parfois la sagesse d\u2019avoir disparu. Il se peut aussi que l\u2019\u00e9cueil soit plut\u00f4t dans la relecture. Le meilleur des outils ne relira pas mes textes \u00e0 ma place, j\u2019ai essay\u00e9, je peux le dire, \u00e7a ne fonctionne pas. Ne cherche pas le Graal. \u00c9cris. Et si vraiment tu tiens \u00e0 un outil ultime\u2026 un carnet, un fichier texte, et une bonne organisation mentale, c\u2019est d\u00e9j\u00e0 tr\u00e8s bien.<\/p>\n musique : M\u00e9tamophosis One Philip Glass<\/p>",
"content_text": " {{{Note \u00e0 moi-m\u00eame... }}} L\u2019\u00e9crivain moderne n\u2019\u00e9crit plus. Il cherche. Il teste, il compare, il guette. Quel est l\u2019outil parfait, celui qui alignera pour lui les phrases, qui lui \u00e9vitera l\u2019\u00e9cueil du doute et les tunnels d\u2019incertitude ? Nous avons tous commenc\u00e9 quelque part : Works, pour les pionniers du traitement de texte. Word, pour ceux qui croyaient \u00e0 la mise en page automatique. Scrivener, pour les ap\u00f4tres de l\u2019organisation. Puis Ulysses, WordPress, MacWrite, ClarisWorks, et d\u00e9sormais Substack. ( je viens de cr\u00e9er un compte sur Substack aujourd'hui je m\u00e9lange traitement de texte et plateforme de publication) Chaque outil arrive en messie, chaque mise \u00e0 jour promet le nirvana. Et demain, un autre appara\u00eetra, vant\u00e9 par des convertis. Jusqu\u2019au suivant. Mais en v\u00e9rit\u00e9, ce n\u2019est pas l\u2019outil qui manque : c\u2019est l\u2019\u00e9criture. On conna\u00eet la rengaine : \"Si seulement j\u2019avais LE bon logiciel, j\u2019\u00e9crirais tellement mieux\u2026\" Non. Kerouac n\u2019a pas attendu un traitement de texte, il a d\u00e9roul\u00e9 un rouleau de papier et s\u2019est lanc\u00e9. Hemingway griffonnait sur des carnets, Modiano sur des fiches. Aucun ne s\u2019est jamais arr\u00eat\u00e9 en soupirant : Ah, si seulement j\u2019avais eu Scrivener\u2026 L\u2019outil n\u2019a jamais rien r\u00e9solu. Seule compte la discipline. L\u2019\u00e9ternel drame n\u2019est pas d\u2019\u00e9crire, mais de retrouver ce qu\u2019on a d\u00e9j\u00e0 \u00e9crit. Ce roman prometteur ? Une moiti\u00e9 dans Google Docs, un quart dans un mail intitul\u00e9 \"brouillon\", le reste quelque part dans Word, peut-\u00eatre une note perdue dans Evernote. La solution ? Obsidian (rire). Ou simplement accepter qu\u2019une partie de notre \u0153uvre repose d\u00e9sormais au cimeti\u00e8re des fichiers oubli\u00e9s. Prendre des notes, c\u2019est croire que l\u2019on retient quelque chose. En r\u00e9alit\u00e9, c\u2019est souvent un acte de panique : Et si j\u2019oublie cette phrase lumineuse ? Alors on empile, on archive, on stocke. Mais tout cela ne fait qu\u2019alimenter une angoisse. Pendant des ann\u00e9es, j\u2019ai accumul\u00e9 : carnets, fiches, classeurs, tiroirs. \u00c0 force de tout vouloir retenir, je ne retenais plus rien. L\u2019essentiel, ce ne sont pas les fragments conserv\u00e9s mais les liens invisibles entre ce qu\u2019on vit, ce qu\u2019on lit, ce qu\u2019on per\u00e7oit. Au fond, prendre des notes par peur de perdre une id\u00e9e fait de nous des capitalistes de la pens\u00e9e. On accumule, on th\u00e9saurise, persuad\u00e9s que plus tard, on en tirera profit. Mais l\u2019inspiration ne fonctionne pas ainsi. La m\u00e9moire non plus. Et ces deux mots, \u00e0 bien y r\u00e9fl\u00e9chir, ne servent \u00e0 rien pour \u00e9crire. Un outil est d\u2019abord un songe. Une impulsion. Un \u00e9lan confus. La pr\u00e9cision ? L\u2019ennemie absolue. Bien s\u00fbr, un marteau sert \u00e0 planter des clous. Mais qui plante des clous par d\u00e9s\u0153uvrement ? \u00c0 moins d\u2019\u00eatre fou ou artiste \u2013 ce qui, aujourd\u2019hui, revient souvent au m\u00eame. Nous avons v\u00e9cu un si\u00e8cle fascin\u00e9 par le d\u00e9tournement des objets, des mots. Po\u00e8tes et terroristes s\u2019y sont engouffr\u00e9s. Certains d\u00e9tournent des avions, d\u2019autres le sens commun. \u00c0 qui la faute ? Peut-\u00eatre \u00e0 l\u2019obsession du profit. De l\u2019accumulation. Je ne suis pas m\u00e9decin, mais je suis s\u00fbr qu\u2019il existe un lien entre la banque, le capital, et la r\u00e9tention intestinale. Il suffit de chercher. Alors oui, les outils sont charmants. Tester de nouveaux logiciels, c\u2019est amusant. Mais le meilleur outil, c\u2019est celui que tu utilises. Tu veux \u00e9crire ? Ouvre une page blanche et \u00e9cris. Tu veux retrouver ce que tu as \u00e9crit ? Accepte simplement qu\u2019une partie s\u2019\u00e9vapore, qu\u2019un texte disparu n\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre pas si essentiel. Les \u00e9crits perdus ont parfois la sagesse d\u2019avoir disparu. Il se peut aussi que l\u2019\u00e9cueil soit plut\u00f4t dans la relecture. Le meilleur des outils ne relira pas mes textes \u00e0 ma place, j\u2019ai essay\u00e9, je peux le dire, \u00e7a ne fonctionne pas. Ne cherche pas le Graal. \u00c9cris. Et si vraiment tu tiens \u00e0 un outil ultime\u2026 un carnet, un fichier texte, et une bonne organisation mentale, c\u2019est d\u00e9j\u00e0 tr\u00e8s bien. musique: M\u00e9tamophosis One Philip Glass",
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"title": "23 f\u00e9vrier 2025",
"date_published": "2025-02-23T07:05:42Z",
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"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Puis il arriva que je me mette \u00e0 lui imaginer des peurs. Mais sur quelle base, quelle r\u00e9f\u00e9rence, quel mod\u00e8le ? \u00c0 part les miennes, et encore. Car assez vite, je me rendis compte que j\u2019\u00e9tais tout aussi incapable de poser des mots sur mes propres peurs que sur celles de X. Comme si tout un pan du vocabulaire au sujet de la peur, de nos peurs, s\u2019\u00e9tait \u00e9vanoui. Nous vivions d\u00e9sormais dans un monde sans peur, et donc nous n\u2019avions plus besoin de mots pour la d\u00e9signer. Musique Arvo P\u00e4rt-Fratres<\/p>",
"content_text": " Puis il arriva que je me mette \u00e0 lui imaginer des peurs. Mais sur quelle base, quelle r\u00e9f\u00e9rence, quel mod\u00e8le ? \u00c0 part les miennes, et encore. Car assez vite, je me rendis compte que j\u2019\u00e9tais tout aussi incapable de poser des mots sur mes propres peurs que sur celles de X. Comme si tout un pan du vocabulaire au sujet de la peur, de nos peurs, s\u2019\u00e9tait \u00e9vanoui. Nous vivions d\u00e9sormais dans un monde sans peur, et donc nous n\u2019avions plus besoin de mots pour la d\u00e9signer. Ce que nous \u00e9prouvions n\u2019avait plus rien \u00e0 voir avec la peur. M\u00eame la peur, on nous l\u2019avait vol\u00e9e. Nous n\u2019avions plus droit qu\u2019au malaise, \u00e0 la g\u00eane, \u00e0 l\u2019angoisse, au stress, \u00e0 l\u2019inqui\u00e9tude, \u00e0 l\u2019intranquillit\u00e9. Mais admettons. Admettons que X ait eu peur, un jour, au si\u00e8cle dernier, dans son enfance. Il faudrait alors rechercher les caract\u00e9ristiques primales de cette peur. L\u2019invisible, l\u2019in\u00e9luctable, l\u2019abandon : ces vieux termes remonteraient \u00e0 sa m\u00e9moire comme un d\u00e9p\u00f4t enseveli depuis des mill\u00e9naires sur un fond marin. Tous les enfants ont eu peur un jour, une nuit, au si\u00e8cle dernier. C\u2019\u00e9tait courant. Si d\u00e9sormais, on ne leur laisse plus le temps d\u2019avoir vraiment peur. La tablette, la t\u00e9l\u00e9, les t\u00e9l\u00e9phones portables diffusent des craintes bien encadr\u00e9es, contr\u00f4lables ais\u00e9ment par les parents, faciles \u00e0 expliquer, accompagn\u00e9es de tout un arsenal de combines pour les \u00e9luder. Admettons que l\u2019invisible ne soit plus vraiment une valeur s\u00fbre. Du moins, l\u2019invisible tel qu\u2019en parlaient Maupassant, Edgar Poe, Lovecraft et tant d\u2019autres avant eux. Comme si le modernisme, avec l\u2019\u00e9lectricit\u00e9, puis plus tard les n\u00e9ons et les LED, avait fait dispara\u00eetre ce que recouvrait auparavant l\u2019invisible. Un jeu de bonneteau. L\u2019invisible d\u2019hier encore \u00e9tait l\u00e0, on change la donne, on appuie sur l\u2019interrupteur, on rallume, o\u00f9 est-il ? Peut-\u00eatre log\u00e9 dans des mots tout neufs, sous blister : complot, fake news, lanceur d\u2019alerte, \u00c9tat profond, Davos. Admettons alors qu\u2019on puisse changer d\u2019\u00e9l\u00e9ments de langage aussi ais\u00e9ment que l\u2019on modifie notre perception de la r\u00e9alit\u00e9. Admettons que X, au si\u00e8cle dernier, ait \u00e9prouv\u00e9 tout un pan des peurs ataviques de l\u2019humanit\u00e9 et qu\u2019il ait \u00e9t\u00e9 t\u00e9moin de ce cambriolage. Du fait qu\u2019en changeant la fr\u00e9quence de ce qu\u2019avait \u00e9t\u00e9, depuis l\u2019origine des temps, l\u2019invisible \u2013 aussi facilement qu\u2019on change de station de radio \u2013 on ait modifi\u00e9, en quelque sorte, le g\u00e9nome humain. Ce ne serait pas totalement sot de songer que certains eussent pratiqu\u00e9 ce sport \u00e0 profit. Pour faire toujours plus de pognon, \u00e9videmment. Puisqu\u2019il n\u2019y a plus que cela qui compte. Admettons que ce genre de chose soit \u00e9galement in\u00e9luctable. Qu\u2019il ne faille pas s\u2019illusionner, que les \u00e9poques pr\u00e9c\u00e9dentes aient \u00e9t\u00e9 mieux \u00e9quip\u00e9es en vocabulaire pour s\u2019effrayer ou se rassurer sur ces ph\u00e9nom\u00e8nes \u00e9lectriques, magiques, que sont nos \u00e9motions, nos pulsions. Rester sans voix devant la peur. En \u00eatre \u00e9bahi, \u00e9baubi, tout autant que devant le d\u00e9sir. On comprend presque aussit\u00f4t ce lien entre la peur et le d\u00e9sir dans l\u2019imaginaire des biblioth\u00e8ques. \u00c0 la fois la peur de l\u2019immensit\u00e9 du contenu d\u2019une biblioth\u00e8que et l\u2019in\u00e9luctable qui en d\u00e9coule presque en m\u00eame temps : se dire qu\u2019on ne pourra jamais tout lire. On ne le pourra plus. L\u2019universalisme aussi est un mot caduque, li\u00e9 \u00e0 une certaine id\u00e9e que les \u00eatres se faisaient, ou plut\u00f4t ne se faisaient pas, de l\u2019in\u00e9luctable. On pouvait hier encore s\u2019imaginer poss\u00e9der une connaissance totale d\u2019un sujet, voire m\u00eame de plusieurs, sans doute gr\u00e2ce \u00e0 une transversalit\u00e9 du savoir. Ou encore par analogie. Ce que X \u00e9prouva, il s\u2019en \u00e9tait ouvert un jour \u00e0 Y, avec beaucoup de nostalgie. Admettons aussi que c\u2019est cette nostalgie de toute une \u00e9poque envers l\u2019universalisme qui aura engendr\u00e9 la n\u00f4tre. Une \u00e9poque pr\u00f4nant l\u2019oubli, le carpe diem, la m\u00e9ditation pleine conscience, les th\u00e9ories fumeuses sur la s\u00e9rendipit\u00e9, l\u2019instant pr\u00e9sent. Par paresse, par facilit\u00e9. Ce qui autrefois n\u00e9cessitait de lire, de s\u2019interroger, de questionner le monde nous int\u00e9resse moins que des r\u00e9ponses toutes faites, destin\u00e9es \u00e0 cr\u00e9er l\u2019\u00e9gr\u00e9gore d\u2019une nouvelle matrice rassurante. Admettons que, de toutes les peurs qui auront disparu, l\u2019abandon seul subsiste encore. Dieu nous a abandonn\u00e9s avec Nietzsche. Que nous reste-t-il apr\u00e8s cela, qui puisse ne pas se d\u00e9sagr\u00e9ger sous nos yeux fatigu\u00e9s ? La r\u00e9alit\u00e9. Une id\u00e9e de r\u00e9alit\u00e9 nous abandonne, laissant la place \u00e0 un th\u00e9\u00e2tre d\u2019ombres, \u00e0 un spectacle grotesque, ubuesque. La foi en l\u2019humanit\u00e9 nous quitte r\u00e9ciproquement \u00e0 celle que nous avions plac\u00e9e dans nos institutions. Qu\u2019en est-il de la peur de X, \u00e0 pr\u00e9sent, de son d\u00e9sir, et des n\u00f4tres ? Les mots me manquent cruellement pour les exprimer. C\u2019est ce que je voulais dire. Musique Arvo P\u00e4rt-Fratres ",
"image": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/IMG\/logo\/gustave_courbet_-_le_desespere-672x372.jpg?1748065118",
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"id": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/22-fevrier-2025.html",
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"title": "22 f\u00e9vrier 2025",
"date_published": "2025-02-22T12:40:14Z",
"date_modified": "2025-02-25T07:00:31Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Coinc\u00e9 entre dystopie et utopie, \u00e9crire quelque chose qui ne serait pas compl\u00e8tement idiot. Qui ne s’autod\u00e9truirait pas presque aussit\u00f4t l’avoir \u00e9crit ? C’est sans doute pour cette raison que la b\u00eatise devient un vecteur. On s’accroche \u00e0 la b\u00eatise, \u00e0 la blague, \u00e0 la connerie comme \u00e0 une fus\u00e9e esp\u00e9rant qu’elle nous emportera vers d’autres cieux. Mais comme tout est invers\u00e9, c’est dans les profondeurs de la fosse des Mariannes que l’on s’enfonce sans jamais voir le bout. Dans ce no man’s land, une foule d’ectoplasmes aux yeux blancs d\u00e9visagent les \u00e9gar\u00e9s. Le sourire se fige en un rictus crisp\u00e9. Ici pas d’Atlantide, pas de base extraterrestre, que de vagues m\u00e9duses dansant un ballet lent dans la profondeur du rien. La blague, dans l’effort de lucidit\u00e9 qu’elle tente de masquer \u00e0 peine, tombe \u00e0 l’eau au plus profond de l’eau.<\/p>\n Les maux de dents repartent de plus belle, poire pour la soif, l’attention s’y accroche de toute sa force pour s’extraire de la force centrifuge de l’horreur environnante.<\/p>\n Ce n’est pas parce que j’\u00e9cris :\" je vais chez le dentiste\" que c’est vrai. C’est juste pour ne pas passer pour un parfait imb\u00e9cile. La perfection m’\u00e9tant \u00e0 ce point insupportable m\u00eame dans ma propre imb\u00e9cilit\u00e9.<\/p>\n S’il n’y avait pas d’\u00eatre humain, le monde existerait vraiment tel qu’il est, sans bien ni mal. De l\u00e0 \u00e0 souhaiter l’extinction, d’en \u00e9prouver de la peur comme du d\u00e9sir, ce ne serait pas idiot. Cette ambivalence de l’\u00eatre humain, qui peut \u00e0 l’origine permettre aux voyants d’\u00e9quilibrer effroi et merveille, demande un effort surhumain \u00e0 pr\u00e9sent et plus que de simples dons de clairvoyance. Le d\u00e9go\u00fbt monte d’autant plus rapidement que la foi s’amenuise. Non pas le d\u00e9go\u00fbt de l’autre, qui permet toujours des rassemblements, de s’inventer l’adversaire, mais le d\u00e9go\u00fbt de soi. Et le pire est qu’on n’a m\u00eame pas envie de philosopher plus avant, de se perdre dans un labyrinthe de conjectures sur les raisons d’un tel d\u00e9go\u00fbt. Pas une seule graine de haricot magique disponible pour s’\u00e9vader dans la supputation, la p\u00e9nitence, le pardon, la sympathie, l’empathie.<\/p>\n Peut-\u00eatre est-ce l\u00e0 la seule forme de transcendance possible : un ricanement \u00e9touff\u00e9 dans l’ab\u00eeme, une ironie glac\u00e9e qui \u00e9vite l’\u00e9cueil de l’espoir. Nous ne nous envolons pas, nous coulons avec une certaine gr\u00e2ce, une chute en apesanteur. La pens\u00e9e elle-m\u00eame se dissout dans cette immersion totale. Tout est diss\u00e9qu\u00e9, analys\u00e9, d\u00e9mystifi\u00e9, et pourtant tout nous \u00e9chappe. Un univers sans Atlantis, sans utopie, juste des profondeurs aveugles o\u00f9 l’on devine, entre les ombres, les contours d’un mirage que personne ne pourra jamais atteindre.<\/p>\n Ainsi, \u00e9crire reste un acte ambigu, un geste de fou qui inscrit dans l’eau une trace appel\u00e9e \u00e0 dispara\u00eetre. Mais c’est peut-\u00eatre dans cette absurdit\u00e9 m\u00eame que r\u00e9side la r\u00e9ponse : ne rien attendre, ne rien chercher \u00e0 sauver, juste jouer le jeu de la d\u00e9rive et voir o\u00f9 cela m\u00e8ne, si tant est qu’il y ait un ailleurs. Un amour du pass\u00e9 qui hante. L’id\u00e9e s’impose d’abord comme une \u00e9vidence. Mais quelque chose cloche. Trop affirmatif. Apr\u00e8s tout, rien n\u2019est certain. Impossible d\u2019en faire une g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9.<\/p>\n Replonger dans cette histoire, et le doute s’installe. Sommes-nous hant\u00e9s par l\u2019attente de l\u2019amour plus que par l\u2019amour lui-m\u00eame ? Peut-\u00eatre est-ce cette illusion, cette promesse, qui obs\u00e8de davantage que les \u00eatres aim\u00e9s. Et si, au fond, ce qui compte n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 l\u2019amour, mais cet \u00e9tat d\u2019expectative, ce vertige du \"peut-\u00eatre\" ?<\/p>\n Un r\u00e9cit qui explore cette zone grise, l\u00e0 o\u00f9 l\u2019amour ne se vit pas encore et o\u00f9, paradoxalement, il est peut-\u00eatre \u00e0 son apog\u00e9e. Comme une utopie qui n\u2019existe que dans la distance, un id\u00e9al insaisissable qui recule d\u00e8s qu\u2019on s\u2019en approche. Le d\u00e9sir se nourrit de ce qui \u00e9chappe, de ce qui ne se poss\u00e8de jamais vraiment.<\/p>\n L\u2019\u00e9t\u00e9 s\u2019annonce immobile. \u00c0 peine arriv\u00e9 sur le quai de la gare, une chape invisible s\u2019abat. Un m\u00e9lange d\u2019ennui et de langueur, une torpeur in\u00e9vitable. G.-p. attend, en cotte noire, macul\u00e9e de taches anciennes, le regard dissimul\u00e9 sous la visi\u00e8re de sa casquette. Un hochement de t\u00eate, une main qui agrippe le bras, et sans un mot, la route vers la ferme.<\/p>\n Premi\u00e8re nuit. Le tic-tac de l\u2019horloge emplit la maison, se diluant dans l\u2019odeur d\u2019encaustique et de tabac froid. Couch\u00e9 dans le lit \u00e9troit, \u00e0 l\u2019\u00e9coute des bruits du dehors \u2013 des coucous dans le lointain, le vent froissant les peupliers \u2013 une certitude s\u2019impose : l\u2019\u00e9t\u00e9 sera long.<\/p>\n Les journ\u00e9es s\u2019\u00e9tirent avec la lenteur propre \u00e0 la campagne. Matin\u00e9es pass\u00e9es \u00e0 errer sur les chemins, mains dans les poches, m\u00e2chant un brin d\u2019herbe s\u00e8che. Apr\u00e8s-midis \u00e0 retrouver P., le fils du facteur, pr\u00e8s de la mare. Des lianes s\u00e9ch\u00e9es en guise de cigarette, peu de paroles. La rumeur du village s\u2019\u00e9l\u00e8ve, \u00e9touff\u00e9e par la chaleur. Puis un jour, B. appara\u00eet.<\/p>\n Derri\u00e8re les prunelliers, un \u00e9clat de rire. Une robe l\u00e9g\u00e8re, des jambes br\u00fbl\u00e9es de soleil. P. devient rouge comme une pivoine, b\u00e9gayant des mots absurdes, l\u2019accent du pays s\u2019alourdit dans sa bouche. Un regard qui balaie l\u2019assembl\u00e9e, un sourire en coin, bras crois\u00e9s sur la poitrine, d\u00e9j\u00e0 en position de force.<\/p>\n Mais ce n\u2019est pas elle qui bouleversera cet \u00e9t\u00e9. Ce sera N., sa s\u0153ur a\u00een\u00e9e.<\/p>\n Un soir de pluie, toute de blanc v\u00eatue, les cheveux blonds coll\u00e9s \u00e0 la peau par l\u2019humidit\u00e9. Un regard moqueur, une d\u00e9marche assur\u00e9e. Tout en elle semble hors de port\u00e9e. D\u00e8s le lendemain, un rendez-vous tacite s\u2019installe. Chaque soir, apr\u00e8s le d\u00eener, une sortie pr\u00e9text\u00e9e. Toujours la m\u00eame attente derri\u00e8re la barri\u00e8re. Un menton lev\u00e9, un sourire qui oscille entre retenue et insolence.<\/p>\n Des marches sur les sentiers, fr\u00f4lant les foss\u00e9s bord\u00e9s d\u2019orties. Des mains s\u2019approchant sans jamais se toucher. L\u2019air du soir impr\u00e9gn\u00e9 de camomille et de paille humide. Un rire discret, une t\u00eate d\u00e9tourn\u00e9e. Que peuvent bien attendre les filles d\u2019un gar\u00e7on ? Ignorance totale des r\u00e8gles du jeu. L\u2019espoir secret d\u2019un premier pas de sa part. Et, paradoxalement, la crainte de ce moment.<\/p>\n Les nuits se succ\u00e8dent, \u00e9quilibre fragile entre attente et retenue. Puis l\u2019\u00e9t\u00e9 s\u2019ach\u00e8ve. Une adresse \u00e9chang\u00e9e. Peu de foi en une r\u00e9ponse. Pourtant, quelques semaines plus tard, une enveloppe oblit\u00e9r\u00e9e de Vallon-en-Sully. Un c\u0153ur battant au moment de l\u2019ouvrir, \u00e0 l\u2019abri des regards. Des mots simples, banals, prudents. Mais ils sont l\u00e0.<\/p>\n Une r\u00e9ponse. Puis une autre. Bient\u00f4t, des lettres quotidiennes. Une impatience douloureuse \u00e0 chaque attente. L\u2019hiver passe, r\u00e9chauff\u00e9 par cette correspondance secr\u00e8te. Puis l\u2019\u00e9t\u00e9 revient.<\/p>\n Le voyage entrepris seul. Huit kilom\u00e8tres sous le soleil, valise \u00e0 la main, c\u0153ur en feu. Aucun avertissement pr\u00e9alable. Chaque instant doit \u00eatre savour\u00e9. Sur le chemin, la maison de N. appara\u00eet. Dans la cour, un homme en blouson de cuir. Une \u00e9treinte. Elle, suspendue \u00e0 son cou. Un regard \u00e9chang\u00e9. Pas de surprise. Pas de trouble. Un l\u00e9ger sourire, un geste distant.<\/p>\n Demi-tour. Retour chez G.-p., un sourire fig\u00e9, l\u2019estomac nou\u00e9.<\/p>\n Les lettres de N. restent longtemps dans une bo\u00eete, jusqu\u2019au jour o\u00f9 elles sont br\u00fbl\u00e9es. Un autre temps. L\u2019amour s\u2019est transform\u00e9, devenu autre chose. Peut-\u00eatre \u00e0 cet instant son v\u00e9ritable visage se r\u00e9v\u00e8le-t-il : le d\u00e9sir, ce d\u00e9sir de poss\u00e9der l\u2019autre plus que tout. Une incapacit\u00e9 neuve d\u2019attendre quoi que ce soit \u2013 une fille, une femme, une pr\u00e9tendue s\u00e9curit\u00e9 affective, un soi-disant bonheur. Et encore, sans doute qu’\u00e0 l’\u00e9poque, tout cela n\u2019\u00e9tait qu\u2019une illusion de plus : imaginer le d\u00e9go\u00fbt de poss\u00e9der l’autre alors qu\u2019il ne s’agissait que du reflet d’une impossibilit\u00e9 plus profonde \u2013 celle de se poss\u00e9der soi-m\u00eame.<\/p>\n Certains souvenirs dorment, bien rang\u00e9s, attendant d\u2019\u00eatre d\u00e9terr\u00e9s. Comme des peintures oubli\u00e9es dans un grenier, suspendues \u00e0 un regard qui leur rendra enfin leur importance. Ce qui est cach\u00e9 d\u00e9finit souvent bien plus que ce qui est montr\u00e9. Pendant longtemps, ces histoires semblent n\u2019int\u00e9resser personne. Puis, un jour, une oreille attentive. Quelqu\u2019un qui comprend. Et le pass\u00e9 reprend vie.<\/p>\n \u00c0 la relecture de cette histoire des ann\u00e9es plus tard, une interrogation persiste : l\u2019attente de l\u2019amour n\u2019est-elle pas, en fin de compte, plus pr\u00e9cieuse que l\u2019amour lui-m\u00eame ? Peut-\u00eatre est-ce cette promesse, ce vertige du possible, qui conf\u00e8re au d\u00e9sir sa force et son myst\u00e8re. Comme si toute possession portait en elle la fin de l\u2019enchantement, la dissipation de l\u2019illusion. Un m\u00e9canisme silencieux, une m\u00e9canique intime qui trouve un \u00e9cho troublant dans ce monde o\u00f9 l\u2019on ch\u00e9rit plus l\u2019illusion d\u2019un avenir radieux que la r\u00e9alit\u00e9 d\u2019un pr\u00e9sent atteint. Peut-\u00eatre l\u2019amour, comme tout ce qui se convoite, ne se vit-il pleinement que dans le manque qu\u2019il creuse.<\/p>",
"content_text": "### Carnet de m\u00e9moire : L'attente ou l'amour ? en \u00e9cho \u00e0 [un texte \u00e9crit sur l'utopie dans la rubrique lectures.->https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?article764] Un amour du pass\u00e9 qui hante. L'id\u00e9e s'impose d'abord comme une \u00e9vidence. Mais quelque chose cloche. Trop affirmatif. Apr\u00e8s tout, rien n\u2019est certain. Impossible d\u2019en faire une g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9. Replonger dans cette histoire, et le doute s'installe. Sommes-nous hant\u00e9s par l\u2019attente de l\u2019amour plus que par l\u2019amour lui-m\u00eame ? Peut-\u00eatre est-ce cette illusion, cette promesse, qui obs\u00e8de davantage que les \u00eatres aim\u00e9s. Et si, au fond, ce qui compte n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 l\u2019amour, mais cet \u00e9tat d\u2019expectative, ce vertige du \"peut-\u00eatre\" ? Un r\u00e9cit qui explore cette zone grise, l\u00e0 o\u00f9 l\u2019amour ne se vit pas encore et o\u00f9, paradoxalement, il est peut-\u00eatre \u00e0 son apog\u00e9e. Comme une utopie qui n\u2019existe que dans la distance, un id\u00e9al insaisissable qui recule d\u00e8s qu\u2019on s\u2019en approche. Le d\u00e9sir se nourrit de ce qui \u00e9chappe, de ce qui ne se poss\u00e8de jamais vraiment. --- L\u2019\u00e9t\u00e9 s\u2019annonce immobile. \u00c0 peine arriv\u00e9 sur le quai de la gare, une chape invisible s\u2019abat. Un m\u00e9lange d\u2019ennui et de langueur, une torpeur in\u00e9vitable. G.-p. attend, en cotte noire, macul\u00e9e de taches anciennes, le regard dissimul\u00e9 sous la visi\u00e8re de sa casquette. Un hochement de t\u00eate, une main qui agrippe le bras, et sans un mot, la route vers la ferme. Premi\u00e8re nuit. Le tic-tac de l\u2019horloge emplit la maison, se diluant dans l\u2019odeur d\u2019encaustique et de tabac froid. Couch\u00e9 dans le lit \u00e9troit, \u00e0 l\u2019\u00e9coute des bruits du dehors \u2013 des coucous dans le lointain, le vent froissant les peupliers \u2013 une certitude s\u2019impose : l\u2019\u00e9t\u00e9 sera long. Les journ\u00e9es s\u2019\u00e9tirent avec la lenteur propre \u00e0 la campagne. Matin\u00e9es pass\u00e9es \u00e0 errer sur les chemins, mains dans les poches, m\u00e2chant un brin d\u2019herbe s\u00e8che. Apr\u00e8s-midis \u00e0 retrouver P., le fils du facteur, pr\u00e8s de la mare. Des lianes s\u00e9ch\u00e9es en guise de cigarette, peu de paroles. La rumeur du village s\u2019\u00e9l\u00e8ve, \u00e9touff\u00e9e par la chaleur. Puis un jour, B. appara\u00eet. Derri\u00e8re les prunelliers, un \u00e9clat de rire. Une robe l\u00e9g\u00e8re, des jambes br\u00fbl\u00e9es de soleil. P. devient rouge comme une pivoine, b\u00e9gayant des mots absurdes, l\u2019accent du pays s\u2019alourdit dans sa bouche. Un regard qui balaie l\u2019assembl\u00e9e, un sourire en coin, bras crois\u00e9s sur la poitrine, d\u00e9j\u00e0 en position de force. Mais ce n\u2019est pas elle qui bouleversera cet \u00e9t\u00e9. Ce sera N., sa s\u0153ur a\u00een\u00e9e. Un soir de pluie, toute de blanc v\u00eatue, les cheveux blonds coll\u00e9s \u00e0 la peau par l\u2019humidit\u00e9. Un regard moqueur, une d\u00e9marche assur\u00e9e. Tout en elle semble hors de port\u00e9e. D\u00e8s le lendemain, un rendez-vous tacite s\u2019installe. Chaque soir, apr\u00e8s le d\u00eener, une sortie pr\u00e9text\u00e9e. Toujours la m\u00eame attente derri\u00e8re la barri\u00e8re. Un menton lev\u00e9, un sourire qui oscille entre retenue et insolence. Des marches sur les sentiers, fr\u00f4lant les foss\u00e9s bord\u00e9s d\u2019orties. Des mains s\u2019approchant sans jamais se toucher. L\u2019air du soir impr\u00e9gn\u00e9 de camomille et de paille humide. Un rire discret, une t\u00eate d\u00e9tourn\u00e9e. Que peuvent bien attendre les filles d\u2019un gar\u00e7on ? Ignorance totale des r\u00e8gles du jeu. L\u2019espoir secret d\u2019un premier pas de sa part. Et, paradoxalement, la crainte de ce moment. Les nuits se succ\u00e8dent, \u00e9quilibre fragile entre attente et retenue. Puis l\u2019\u00e9t\u00e9 s\u2019ach\u00e8ve. Une adresse \u00e9chang\u00e9e. Peu de foi en une r\u00e9ponse. Pourtant, quelques semaines plus tard, une enveloppe oblit\u00e9r\u00e9e de Vallon-en-Sully. Un c\u0153ur battant au moment de l\u2019ouvrir, \u00e0 l\u2019abri des regards. Des mots simples, banals, prudents. Mais ils sont l\u00e0. Une r\u00e9ponse. Puis une autre. Bient\u00f4t, des lettres quotidiennes. Une impatience douloureuse \u00e0 chaque attente. L\u2019hiver passe, r\u00e9chauff\u00e9 par cette correspondance secr\u00e8te. Puis l\u2019\u00e9t\u00e9 revient. Le voyage entrepris seul. Huit kilom\u00e8tres sous le soleil, valise \u00e0 la main, c\u0153ur en feu. Aucun avertissement pr\u00e9alable. Chaque instant doit \u00eatre savour\u00e9. Sur le chemin, la maison de N. appara\u00eet. Dans la cour, un homme en blouson de cuir. Une \u00e9treinte. Elle, suspendue \u00e0 son cou. Un regard \u00e9chang\u00e9. Pas de surprise. Pas de trouble. Un l\u00e9ger sourire, un geste distant. Demi-tour. Retour chez G.-p., un sourire fig\u00e9, l\u2019estomac nou\u00e9. Les lettres de N. restent longtemps dans une bo\u00eete, jusqu\u2019au jour o\u00f9 elles sont br\u00fbl\u00e9es. Un autre temps. L\u2019amour s\u2019est transform\u00e9, devenu autre chose. Peut-\u00eatre \u00e0 cet instant son v\u00e9ritable visage se r\u00e9v\u00e8le-t-il : le d\u00e9sir, ce d\u00e9sir de poss\u00e9der l\u2019autre plus que tout. Une incapacit\u00e9 neuve d\u2019attendre quoi que ce soit \u2013 une fille, une femme, une pr\u00e9tendue s\u00e9curit\u00e9 affective, un soi-disant bonheur. Et encore, sans doute qu'\u00e0 l'\u00e9poque, tout cela n\u2019\u00e9tait qu\u2019une illusion de plus : imaginer le d\u00e9go\u00fbt de poss\u00e9der l'autre alors qu\u2019il ne s'agissait que du reflet d'une impossibilit\u00e9 plus profonde \u2013 celle de se poss\u00e9der soi-m\u00eame. Certains souvenirs dorment, bien rang\u00e9s, attendant d\u2019\u00eatre d\u00e9terr\u00e9s. Comme des peintures oubli\u00e9es dans un grenier, suspendues \u00e0 un regard qui leur rendra enfin leur importance. Ce qui est cach\u00e9 d\u00e9finit souvent bien plus que ce qui est montr\u00e9. Pendant longtemps, ces histoires semblent n\u2019int\u00e9resser personne. Puis, un jour, une oreille attentive. Quelqu\u2019un qui comprend. Et le pass\u00e9 reprend vie. \u00c0 la relecture de cette histoire des ann\u00e9es plus tard, une interrogation persiste : l\u2019attente de l\u2019amour n\u2019est-elle pas, en fin de compte, plus pr\u00e9cieuse que l\u2019amour lui-m\u00eame ? Peut-\u00eatre est-ce cette promesse, ce vertige du possible, qui conf\u00e8re au d\u00e9sir sa force et son myst\u00e8re. Comme si toute possession portait en elle la fin de l\u2019enchantement, la dissipation de l\u2019illusion. Un m\u00e9canisme silencieux, une m\u00e9canique intime qui trouve un \u00e9cho troublant dans ce monde o\u00f9 l\u2019on ch\u00e9rit plus l\u2019illusion d\u2019un avenir radieux que la r\u00e9alit\u00e9 d\u2019un pr\u00e9sent atteint. Peut-\u00eatre l\u2019amour, comme tout ce qui se convoite, ne se vit-il pleinement que dans le manque qu\u2019il creuse. ",
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"title": "19 f\u00e9vrier 2025",
"date_published": "2025-02-19T00:59:47Z",
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"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Il pense que c\u2019est fini. Que cette boucle, il va encore la boucler, pour la forme, histoire d\u2019\u00eatre s\u00fbr. Depuis plusieurs jours, une douleur assez pr\u00e9cise, assez tenace — une dent, disons, mais pas n\u2019importe laquelle, celle qui fait mal — l\u2019emp\u00eache de penser correctement, ou du moins d\u2019avoir l\u2019illusion qu\u2019il pense correctement. Il r\u00e9siste, encore, dans une posture qui tient autant du sto\u00efcisme que du pur ent\u00eatement. Il observe, avec une sorte de patience scientifique, la douleur monter, descendre, pulser, se diffuser, revenir plus vive. <\/p>\n Pendant ce temps, le monde s\u2019effondre, para\u00eet-il. Ce n\u2019est pas une exag\u00e9ration, c\u2019est juste une observation factuelle : guerres, famines, politiques absurdes, temp\u00e9ratures record. Une dystopie de s\u00e9rie B qui s\u2019\u00e9crit en temps r\u00e9el. Il pourrait s\u2019en alarmer, il pourrait agir, mais la douleur de la dent a ceci de pratique qu\u2019elle ram\u00e8ne tout \u00e0 une \u00e9chelle plus proche. Plus domestique. Un nerf expos\u00e9, une m\u00e2choire qui proteste. Un micro-drama dans un macro-chaos. <\/p>\n Il n\u2019ira pas chez le dentiste. Pas encore. Pas maintenant. Pourquoi ? Toutes les raisons d\u2019y aller semblent \u00e9videntes, toutes les raisons de ne pas y aller \u00e9galement. Il reste l\u00e0, dans cet entre-deux parfait o\u00f9 la n\u00e9cessit\u00e9 ne s\u2019impose jamais vraiment. <\/p>\n Autrefois, il aurait attendu qu\u2019une femme s\u2019en m\u00eale. Un appel, une voix l\u00e9g\u00e8rement inqui\u00e8te, une main sur son bras : Tu devrais vraiment consulter. Mais il sait qu\u2019il ne l\u2019\u00e9couterait m\u00eame plus. Il hoche peut-\u00eatre la t\u00eate, marmonne une promesse vague, mais rien ne suit. Il n\u2019y croit pas plus qu\u2019\u00e0 tout le reste. <\/p>\n Et pourtant, il \u00e9crit. C\u2019est sa seule concession au mouvement.Une lucidit\u00e9 qu\u2019il qualifie de terrifiante certains jours, d\u2019apaisante d\u2019autres. Une lucidit\u00e9 qui ne sert \u00e0 rien, mais qui est l\u00e0, qui tient bon, qui le garde debout. <\/p>\n Voil\u00e0 o\u00f9 il en est : pas gu\u00e9ri, pas fichu, pas sauv\u00e9. Juste l\u00e0.<\/p>\n Quelques heures plus tard :\nDans ces cas-l\u00e0, la sagesse, autant qu\u2019elle puisse exister, impose de se rendre chez le dentiste. Musique douce, basculement du fauteuil vers l\u2019arri\u00e8re, bouche grande ouverte, la sensation un peu d\u00e9sagr\u00e9able d\u2019un doigt caoutchouteux qui p\u00e9n\u00e8tre dans la bouche. Une voix jeune, presque joyeuse : <\/p>\n \"Et l\u00e0, \u00e7a vous fait mal ?\"<\/strong> <\/p>\n C\u2019est \u00e0 ce moment qu\u2019il pense au \"de base\" que ne cessent de dire les petits-enfants. Et c\u2019est vrai. Maintenant qu\u2019il est l\u00e0, impossible de d\u00e9signer avec certitude le point d\u2019origine. Il a mal, oui, mais o\u00f9 exactement ? Cette molaire, celle du fond, ou plut\u00f4t celle d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9 ? La douleur se d\u00e9robe au moment o\u00f9 elle devient soignable. Forc\u00e9ment. <\/p>\n Bon, a dit la voix jeune derri\u00e8re lui, je vois plusieurs caries donc on va soigner tout \u00e7a. Mais avant, je vais vous faire un petit d\u00e9tartrage.<\/p>\n C\u2019est l\u00e0 qu\u2019il demande qu\u2019on le pique. <\/p>\n Sans doute \u00e0 cause de la volont\u00e9 d\u2019amoindrir le supplice du d\u00e9tartrage par l\u2019adjectif qualificatif appos\u00e9.<\/p>\n \"Un petit d\u00e9tartrage.\"<\/em> Il veut l\u2019anesth\u00e9sie, tout de suite, avant qu\u2019on ne tente de lui faire croire que \u00e7a ne fait pas mal.<\/p>\n La voix jeune h\u00e9site, sourit. Le doigt en caoutchouc bat en retraite. Un patient qui r\u00e9clame une anesth\u00e9sie pour un d\u00e9tartrage, ce n\u2019est pas si fr\u00e9quent. <\/p>\n \"Vous \u00eates s\u00fbr ?\"<\/p>\n Il l\u2019est. <\/p>",
"content_text": " Il pense que c\u2019est fini. Que cette boucle, il va encore la boucler, pour la forme, histoire d\u2019\u00eatre s\u00fbr. Depuis plusieurs jours, une douleur assez pr\u00e9cise, assez tenace \u2014 une dent, disons, mais pas n\u2019importe laquelle, celle qui fait mal \u2014 l\u2019emp\u00eache de penser correctement, ou du moins d\u2019avoir l\u2019illusion qu\u2019il pense correctement. Il r\u00e9siste, encore, dans une posture qui tient autant du sto\u00efcisme que du pur ent\u00eatement. Il observe, avec une sorte de patience scientifique, la douleur monter, descendre, pulser, se diffuser, revenir plus vive. Pendant ce temps, le monde s\u2019effondre, para\u00eet-il. Ce n\u2019est pas une exag\u00e9ration, c\u2019est juste une observation factuelle : guerres, famines, politiques absurdes, temp\u00e9ratures record. Une dystopie de s\u00e9rie B qui s\u2019\u00e9crit en temps r\u00e9el. Il pourrait s\u2019en alarmer, il pourrait agir, mais la douleur de la dent a ceci de pratique qu\u2019elle ram\u00e8ne tout \u00e0 une \u00e9chelle plus proche. Plus domestique. Un nerf expos\u00e9, une m\u00e2choire qui proteste. Un micro-drama dans un macro-chaos. Il n\u2019ira pas chez le dentiste. Pas encore. Pas maintenant. Pourquoi ? Toutes les raisons d\u2019y aller semblent \u00e9videntes, toutes les raisons de ne pas y aller \u00e9galement. Il reste l\u00e0, dans cet entre-deux parfait o\u00f9 la n\u00e9cessit\u00e9 ne s\u2019impose jamais vraiment. Autrefois, il aurait attendu qu\u2019une femme s\u2019en m\u00eale. Un appel, une voix l\u00e9g\u00e8rement inqui\u00e8te, une main sur son bras : Tu devrais vraiment consulter. Mais il sait qu\u2019il ne l\u2019\u00e9couterait m\u00eame plus. Il hoche peut-\u00eatre la t\u00eate, marmonne une promesse vague, mais rien ne suit. Il n\u2019y croit pas plus qu\u2019\u00e0 tout le reste. Et pourtant, il \u00e9crit. C\u2019est sa seule concession au mouvement.Une lucidit\u00e9 qu\u2019il qualifie de terrifiante certains jours, d\u2019apaisante d\u2019autres. Une lucidit\u00e9 qui ne sert \u00e0 rien, mais qui est l\u00e0, qui tient bon, qui le garde debout. Voil\u00e0 o\u00f9 il en est : pas gu\u00e9ri, pas fichu, pas sauv\u00e9. Juste l\u00e0. Quelques heures plus tard : Dans ces cas-l\u00e0, la sagesse, autant qu\u2019elle puisse exister, impose de se rendre chez le dentiste. Musique douce, basculement du fauteuil vers l\u2019arri\u00e8re, bouche grande ouverte, la sensation un peu d\u00e9sagr\u00e9able d\u2019un doigt caoutchouteux qui p\u00e9n\u00e8tre dans la bouche. Une voix jeune, presque joyeuse : **\"Et l\u00e0, \u00e7a vous fait mal ?\"** C\u2019est \u00e0 ce moment qu\u2019il pense au \"de base\" que ne cessent de dire les petits-enfants. De base, il suffit de se rendre chez le dentiste pour ne plus savoir quelle dent fait mal. Et c\u2019est vrai. Maintenant qu\u2019il est l\u00e0, impossible de d\u00e9signer avec certitude le point d\u2019origine. Il a mal, oui, mais o\u00f9 exactement ? Cette molaire, celle du fond, ou plut\u00f4t celle d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9 ? La douleur se d\u00e9robe au moment o\u00f9 elle devient soignable. Forc\u00e9ment. Bon, a dit la voix jeune derri\u00e8re lui, je vois plusieurs caries donc on va soigner tout \u00e7a. Mais avant, je vais vous faire un petit d\u00e9tartrage. C\u2019est l\u00e0 qu\u2019il demande qu\u2019on le pique. Sans doute \u00e0 cause de la volont\u00e9 d\u2019amoindrir le supplice du d\u00e9tartrage par l\u2019adjectif qualificatif appos\u00e9. *\"Un petit d\u00e9tartrage.\"* Non, il ne veut pas de ce *\"petit\"*. Il sait ce que \u00e7a cache. Il ne veut pas d'euph\u00e9misme, ni de la douceur feinte. Il veut l\u2019anesth\u00e9sie, tout de suite, avant qu\u2019on ne tente de lui faire croire que \u00e7a ne fait pas mal. La voix jeune h\u00e9site, sourit. Le doigt en caoutchouc bat en retraite. Un patient qui r\u00e9clame une anesth\u00e9sie pour un d\u00e9tartrage, ce n\u2019est pas si fr\u00e9quent. \"Vous \u00eates s\u00fbr ?\" Il l\u2019est. ",
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"date_published": "2025-02-18T05:55:50Z",
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"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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\nA cet instant vertige car je me suis retrouv\u00e9 face \u00e0 la pens\u00e9e affreuse qu’il s’agissait d’ une sorte de trahison. \nEt j’ai compris que si j’\u00e9tais capable d’imaginer ce genre de chose, d’en avoir une trouille bleue, c’est que cela touchait un point n\u00e9vralgique en moi. Que j’\u00e9tais absolument capable de balader le lecteur et moi-m\u00eame sur des pages et des pages sans aucun scrupule quant au contrat tacite qu’impose la relation \u00e9crivain lecteur, et vice versa.\nLa pens\u00e9e m\u2019a tenu en \u00e9veil jusqu\u2019\u00e0 une heure avanc\u00e9e de la nuit. \u00c0 la fin, en sentant enfin le sommeil venir, je me suis moqu\u00e9 de moi-m\u00eame, de ma candeur enfantine. Je l\u2019ai m\u00eame salu\u00e9e amicalement, car elle m\u2019a sembl\u00e9, \u00e0 cet instant, pr\u00e9cieuse. <\/p>\n
\nJe ne peux pas vraiment \u00e9voquer la jalousie. Je crois que ce mot est une rustine que je convoque par paresse et ce depuis que l’on m’a apprit \u00e0 r\u00e9parer un pneu de v\u00e9lo. Au del\u00e0 de ce mot il y a un gouffre que j’ose rarement explorer. Il y a le temps qui file \u00e0 tr\u00e8s vive allure, il y a cette silhouette, cet \u00e9pouvantail ballot\u00e9 par les intemp\u00e9ries qui part de plus en plus en lambeaux, il y a des serpents r\u00eaves qui ondulent tout autour de son chapeau depenaill\u00e9 et qui explosent les uns apr\u00e8s les autres en projetant leurs entrailles gorg\u00e9es de sang rouge ( \u00e7a doit rester rouge au moins trois mois ) vient me sussurer une voix.<\/p>\n
\nQuelque chose rode autour de ce texte que je n’arrive pas \u00e0 enregistrer pour le publier. Non pas qu’il soit bien ou mal \u00e9crit, ce n’est pas \u00e7a, il manque quelque chose tout simplement et ce manque fini par devenir une ombre de plus en plus imposante \u00e0 chaque relecture. Quelques pistes soudain avec la figure g\u00e9om\u00e9trique d’un triangle flottant tel un portail et de vagues souvenirs d’une chambre d’h\u00f4tel parisienne. En plissant les yeux j’arrive \u00e0 lire le titre d’un livre pos\u00e9 \u00e0 m\u00eame le sol en linol\u00e9um pr\u00e8s d’un lit sur lequel un homme dort. \"Critique dans un souterrain\" de Ren\u00e9 Girard.\nLe d\u00e9sir est sa n\u00e9cessit\u00e9 triangulaire soudain me reviennent, et tout l’effroi ancien li\u00e9 \u00e0 cette d\u00e9couverte. Puis je regarde l’homme qui dort comme pour s’\u00e9vader de cette terrible v\u00e9rit\u00e9. Empathie soudaine irr\u00e9pr\u00e9ssible, et la petite phrase de D.C \u00e0 la toute fin d’un paragraphe \u00e0 propos de HPL. \"Il y a de l’amour\". \n
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\nCe que nous \u00e9prouvions n\u2019avait plus rien \u00e0 voir avec la peur. M\u00eame la peur, on nous l\u2019avait vol\u00e9e. Nous n\u2019avions plus droit qu\u2019au malaise, \u00e0 la g\u00eane, \u00e0 l\u2019angoisse, au stress, \u00e0 l\u2019inqui\u00e9tude, \u00e0 l\u2019intranquillit\u00e9.
\nMais admettons.
\nAdmettons que X ait eu peur, un jour, au si\u00e8cle dernier, dans son enfance. Il faudrait alors rechercher les caract\u00e9ristiques primales de cette peur. L\u2019invisible, l\u2019in\u00e9luctable, l\u2019abandon : ces vieux termes remonteraient \u00e0 sa m\u00e9moire comme un d\u00e9p\u00f4t enseveli depuis des mill\u00e9naires sur un fond marin. Tous les enfants ont eu peur un jour, une nuit, au si\u00e8cle dernier. C\u2019\u00e9tait courant. Si d\u00e9sormais, on ne leur laisse plus le temps d\u2019avoir vraiment peur. La tablette, la t\u00e9l\u00e9, les t\u00e9l\u00e9phones portables diffusent des craintes bien encadr\u00e9es, contr\u00f4lables ais\u00e9ment par les parents, faciles \u00e0 expliquer, accompagn\u00e9es de tout un arsenal de combines pour les \u00e9luder.
\nAdmettons que l\u2019invisible ne soit plus vraiment une valeur s\u00fbre. Du moins, l\u2019invisible tel qu\u2019en parlaient Maupassant, Edgar Poe, Lovecraft et tant d\u2019autres avant eux. Comme si le modernisme, avec l\u2019\u00e9lectricit\u00e9, puis plus tard les n\u00e9ons et les LED, avait fait dispara\u00eetre ce que recouvrait auparavant l\u2019invisible. Un jeu de bonneteau. L\u2019invisible d\u2019hier encore \u00e9tait l\u00e0, on change la donne, on appuie sur l\u2019interrupteur, on rallume, o\u00f9 est-il ? Peut-\u00eatre log\u00e9 dans des mots tout neufs, sous blister : complot, fake news, lanceur d\u2019alerte, \u00c9tat profond, Davos.
\nAdmettons alors qu\u2019on puisse changer d\u2019\u00e9l\u00e9ments de langage aussi ais\u00e9ment que l\u2019on modifie notre perception de la r\u00e9alit\u00e9. Admettons que X, au si\u00e8cle dernier, ait \u00e9prouv\u00e9 tout un pan des peurs ataviques de l\u2019humanit\u00e9 et qu\u2019il ait \u00e9t\u00e9 t\u00e9moin de ce cambriolage. Du fait qu\u2019en changeant la fr\u00e9quence de ce qu\u2019avait \u00e9t\u00e9, depuis l\u2019origine des temps, l\u2019invisible \u2013 aussi facilement qu\u2019on change de station de radio \u2013 on ait modifi\u00e9, en quelque sorte, le g\u00e9nome humain. Ce ne serait pas totalement sot de songer que certains eussent pratiqu\u00e9 ce sport \u00e0 profit. Pour faire toujours plus de pognon, \u00e9videmment. Puisqu\u2019il n\u2019y a plus que cela qui compte.
\nAdmettons que ce genre de chose soit \u00e9galement in\u00e9luctable. Qu\u2019il ne faille pas s\u2019illusionner, que les \u00e9poques pr\u00e9c\u00e9dentes aient \u00e9t\u00e9 mieux \u00e9quip\u00e9es en vocabulaire pour s\u2019effrayer ou se rassurer sur ces ph\u00e9nom\u00e8nes \u00e9lectriques, magiques, que sont nos \u00e9motions, nos pulsions. Rester sans voix devant la peur. En \u00eatre \u00e9bahi, \u00e9baubi, tout autant que devant le d\u00e9sir. On comprend presque aussit\u00f4t ce lien entre la peur et le d\u00e9sir dans l\u2019imaginaire des biblioth\u00e8ques. \u00c0 la fois la peur de l\u2019immensit\u00e9 du contenu d\u2019une biblioth\u00e8que et l\u2019in\u00e9luctable qui en d\u00e9coule presque en m\u00eame temps : se dire qu\u2019on ne pourra jamais tout lire. On ne le pourra plus.
\nL\u2019universalisme aussi est un mot caduque, li\u00e9 \u00e0 une certaine id\u00e9e que les \u00eatres se faisaient, ou plut\u00f4t ne se faisaient pas, de l\u2019in\u00e9luctable. On pouvait hier encore s\u2019imaginer poss\u00e9der une connaissance totale d\u2019un sujet, voire m\u00eame de plusieurs, sans doute gr\u00e2ce \u00e0 une transversalit\u00e9 du savoir. Ou encore par analogie. Ce que X \u00e9prouva, il s\u2019en \u00e9tait ouvert un jour \u00e0 Y, avec beaucoup de nostalgie.
\nAdmettons aussi que c\u2019est cette nostalgie de toute une \u00e9poque envers l\u2019universalisme qui aura engendr\u00e9 la n\u00f4tre. Une \u00e9poque pr\u00f4nant l\u2019oubli, le carpe diem, la m\u00e9ditation pleine conscience, les th\u00e9ories fumeuses sur la s\u00e9rendipit\u00e9, l\u2019instant pr\u00e9sent. Par paresse, par facilit\u00e9. Ce qui autrefois n\u00e9cessitait de lire, de s\u2019interroger, de questionner le monde nous int\u00e9resse moins que des r\u00e9ponses toutes faites, destin\u00e9es \u00e0 cr\u00e9er l\u2019\u00e9gr\u00e9gore d\u2019une nouvelle matrice rassurante.
\nAdmettons que, de toutes les peurs qui auront disparu, l\u2019abandon seul subsiste encore. Dieu nous a abandonn\u00e9s avec Nietzsche. Que nous reste-t-il apr\u00e8s cela, qui puisse ne pas se d\u00e9sagr\u00e9ger sous nos yeux fatigu\u00e9s ? La r\u00e9alit\u00e9.
\nUne id\u00e9e de r\u00e9alit\u00e9 nous abandonne, laissant la place \u00e0 un th\u00e9\u00e2tre d\u2019ombres, \u00e0 un spectacle grotesque, ubuesque. La foi en l\u2019humanit\u00e9 nous quitte r\u00e9ciproquement \u00e0 celle que nous avions plac\u00e9e dans nos institutions.
\nQu\u2019en est-il de la peur de X, \u00e0 pr\u00e9sent, de son d\u00e9sir, et des n\u00f4tres ?
\nLes mots me manquent cruellement pour les exprimer.
\nC\u2019est ce que je voulais dire.<\/p>\n
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\nMusique : Tim Hecker \u2013 Virgins \/ incense at Abu Ghraib
\n(Abu Ghraib est une prison utilis\u00e9e pour d\u00e9tenir des prisonniers pendant la guerre en Afghanistan, o\u00f9 de nombreux abus horribles ont eu lieu. La pochette de l’ album montre un homme qui pose pendant une s\u00e9ance de torture. Ce m\u00eame homme a plaid\u00e9 non coupable de multiples accusations port\u00e9es contre lui, mais a quand m\u00eame subi tous les coups et agressions. Il \u00e9tait essentiellement « vierge » au milieu de la violence.)<\/p>",
"content_text": "Coinc\u00e9 entre dystopie et utopie, \u00e9crire quelque chose qui ne serait pas compl\u00e8tement idiot. Qui ne s'autod\u00e9truirait pas presque aussit\u00f4t l'avoir \u00e9crit ? C'est sans doute pour cette raison que la b\u00eatise devient un vecteur. On s'accroche \u00e0 la b\u00eatise, \u00e0 la blague, \u00e0 la connerie comme \u00e0 une fus\u00e9e esp\u00e9rant qu'elle nous emportera vers d'autres cieux. Mais comme tout est invers\u00e9, c'est dans les profondeurs de la fosse des Mariannes que l'on s'enfonce sans jamais voir le bout. Dans ce no man's land, une foule d'ectoplasmes aux yeux blancs d\u00e9visagent les \u00e9gar\u00e9s. Le sourire se fige en un rictus crisp\u00e9. Ici pas d'Atlantide, pas de base extraterrestre, que de vagues m\u00e9duses dansant un ballet lent dans la profondeur du rien. La blague, dans l'effort de lucidit\u00e9 qu'elle tente de masquer \u00e0 peine, tombe \u00e0 l'eau au plus profond de l'eau. Les maux de dents repartent de plus belle, poire pour la soif, l'attention s'y accroche de toute sa force pour s'extraire de la force centrifuge de l'horreur environnante. Ce n'est pas parce que j'\u00e9cris :\" je vais chez le dentiste\" que c'est vrai. C'est juste pour ne pas passer pour un parfait imb\u00e9cile. La perfection m'\u00e9tant \u00e0 ce point insupportable m\u00eame dans ma propre imb\u00e9cilit\u00e9. S'il n'y avait pas d'\u00eatre humain, le monde existerait vraiment tel qu'il est, sans bien ni mal. De l\u00e0 \u00e0 souhaiter l'extinction, d'en \u00e9prouver de la peur comme du d\u00e9sir, ce ne serait pas idiot. Cette ambivalence de l'\u00eatre humain, qui peut \u00e0 l'origine permettre aux voyants d'\u00e9quilibrer effroi et merveille, demande un effort surhumain \u00e0 pr\u00e9sent et plus que de simples dons de clairvoyance. Le d\u00e9go\u00fbt monte d'autant plus rapidement que la foi s'amenuise. Non pas le d\u00e9go\u00fbt de l'autre, qui permet toujours des rassemblements, de s'inventer l'adversaire, mais le d\u00e9go\u00fbt de soi. Et le pire est qu'on n'a m\u00eame pas envie de philosopher plus avant, de se perdre dans un labyrinthe de conjectures sur les raisons d'un tel d\u00e9go\u00fbt. Pas une seule graine de haricot magique disponible pour s'\u00e9vader dans la supputation, la p\u00e9nitence, le pardon, la sympathie, l'empathie. Peut-\u00eatre est-ce l\u00e0 la seule forme de transcendance possible : un ricanement \u00e9touff\u00e9 dans l'ab\u00eeme, une ironie glac\u00e9e qui \u00e9vite l'\u00e9cueil de l'espoir. Nous ne nous envolons pas, nous coulons avec une certaine gr\u00e2ce, une chute en apesanteur. La pens\u00e9e elle-m\u00eame se dissout dans cette immersion totale. Tout est diss\u00e9qu\u00e9, analys\u00e9, d\u00e9mystifi\u00e9, et pourtant tout nous \u00e9chappe. Un univers sans Atlantis, sans utopie, juste des profondeurs aveugles o\u00f9 l'on devine, entre les ombres, les contours d'un mirage que personne ne pourra jamais atteindre. Ainsi, \u00e9crire reste un acte ambigu, un geste de fou qui inscrit dans l'eau une trace appel\u00e9e \u00e0 dispara\u00eetre. Mais c'est peut-\u00eatre dans cette absurdit\u00e9 m\u00eame que r\u00e9side la r\u00e9ponse : ne rien attendre, ne rien chercher \u00e0 sauver, juste jouer le jeu de la d\u00e9rive et voir o\u00f9 cela m\u00e8ne, si tant est qu'il y ait un ailleurs. Musique : Tim Hecker \u2013 Virgins \/ incense at Abu Ghraib (Abu Ghraib est une prison utilis\u00e9e pour d\u00e9tenir des prisonniers pendant la guerre en Afghanistan, o\u00f9 de nombreux abus horribles ont eu lieu. La pochette de l' album montre un homme qui pose pendant une s\u00e9ance de torture. Ce m\u00eame homme a plaid\u00e9 non coupable de multiples accusations port\u00e9es contre lui, mais a quand m\u00eame subi tous les coups et agressions. Il \u00e9tait essentiellement \u00ab vierge \u00bb au milieu de la violence.) ",
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"tags": ["Autofiction et Introspection"]
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"title": "21 f\u00e9vrier 2025",
"date_published": "2025-02-21T06:31:54Z",
"date_modified": "2025-02-21T21:16:44Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>Carnet de m\u00e9moire : L’attente ou l’amour ? en \u00e9cho \u00e0 un texte \u00e9crit sur l’utopie dans la rubrique lectures.<\/a><\/h3>\n
\n
\nDe base, il suffit de se rendre chez le dentiste pour ne plus savoir quelle dent fait mal. <\/p>\n
\nNon, il ne veut pas de ce \"petit\"<\/em>. Il sait ce que \u00e7a cache. Il ne veut pas d’euph\u00e9misme, ni de la douceur feinte. <\/p>\n