{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/le-prix-de-la-clarte.html", "url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/le-prix-de-la-clarte.html", "title": "Le prix de la clart\u00e9", "date_published": "2025-12-16T17:09:44Z", "date_modified": "2025-12-16T17:17:53Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Je crois que ce qui m\u2019obs\u00e8de dans les films de mafia, surtout chez Scorsese et dans cette zone des ann\u00e9es 1950 o\u00f9 tout se recompose, ce n\u2019est pas la violence comme spectacle, c\u2019est la mani\u00e8re dont la parole s\u2019y tient, ou plut\u00f4t la mani\u00e8re dont elle n\u2019a presque plus besoin d\u2019exister pour agir. Une promesse n\u2019y est pas une phrase bien tourn\u00e9e, c\u2019est un engagement tacite, compact, appuy\u00e9 sur un ordre social o\u00f9 chacun sait ce qu\u2019il risque, et o\u00f9 l\u2019ambigu\u00eft\u00e9 n\u2019est pas un charme mais une faute. Ce monde a des r\u00e8gles strictes, et ce qui trouble c\u2019est qu\u2019elles sont simples : tu dois, tu rends ; tu respectes, on te prot\u00e8ge ; tu trahis, tu sors du cercle. Tout ce qui ressemble chez nous \u00e0 une discussion, un “malentendu”, une “explication”, une “nuance”, devient l\u00e0-bas une faiblesse, un signe de flottement, une mani\u00e8re de gagner du temps, donc une menace. Le plus gla\u00e7ant, c\u2019est que \u00e7a ne passe m\u00eame pas par la col\u00e8re : quand \u00e7a d\u00e9raille, on ne t\u2019explique pas que tu as d\u00e9\u00e7u, on ne t\u2019accorde pas l\u2019espace de raconter, on ne te demande pas ton intention ; on te classe, et le classement suffit. Cette radicalit\u00e9 a quelque chose de s\u00e9duisant, et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment pour \u00e7a que j\u2019ai peur de ce que je vais trouver en moi en regardant ces films : la fatigue de vivre dans un monde o\u00f9 tout est n\u00e9gociable, o\u00f9 la parole s\u2019\u00e9parpille en messages, en justifications, en pr\u00e9cautions, en sourires, en formulations “soft” qui maintiennent une porte de sortie ; un monde rempli de chausses-trappes, o\u00f9 ce que tu dis peut \u00eatre retourn\u00e9, o\u00f9 ton silence est interpr\u00e9t\u00e9, o\u00f9 ton enthousiasme est suspect, o\u00f9 l\u2019honn\u00eatet\u00e9 est p\u00e9nalis\u00e9e parce qu\u2019elle ne sait pas se vendre, o\u00f9 la loyaut\u00e9 devient un outil de carri\u00e8re. Et je sais que cette tentation de la nettet\u00e9 ne vient pas seulement du cin\u00e9ma. Je connais cette logique depuis plus longtemps que ces films. Avant les arri\u00e8re-salles, il y a eu la maison. Avant le code, il y a eu une humeur. J\u2019ai grandi avec l\u2019id\u00e9e qu\u2019une parole pouvait \u00eatre sanctionn\u00e9e sans explication, pour un oui, pour un non. J\u2019ai vu l\u2019injustice \u00e0 l\u2019\u0153uvre, et j\u2019ai appris aussi quelque chose de tordu mais tr\u00e8s clair : qu\u2019on peut parler expr\u00e8s, dire trop, dire n\u2019importe quoi, pour attirer les coups, pour d\u00e9tourner sur soi l\u2019orage qui tombe sur une autre, pour prendre sur soi les humeurs d\u2019un p\u00e8re. Il m\u2019en reste un d\u00e9go\u00fbt profond, et une nostalgie qui fatigue — non pas nostalgie de la violence, mais d\u2019une forme de monde o\u00f9 les actes avaient un poids imm\u00e9diat, o\u00f9 le flou ne durait pas, o\u00f9 l\u2019on savait \u00e0 quoi s\u2019en tenir, m\u00eame quand c\u2019\u00e9tait injuste. Alors oui, j\u2019ai d\u00e9velopp\u00e9 un radar. Je rep\u00e8re vite les promesses en l\u2019air, les phrases qui servent \u00e0 se couvrir, les loyaut\u00e9s de fa\u00e7ade. Mais ce radar s\u2019est construit dans la peur, et parfois il continue de tourner m\u00eame quand il n\u2019y a plus de danger, comme si l\u2019\u00e9poque enti\u00e8re parlait avec la m\u00eame voix molle que celle qui, jadis, pr\u00e9c\u00e9dait la claque. Et quand j\u2019\u00e9tends cette sensation au monde artistique, je vois une version civile, feutr\u00e9e, parfaitement tol\u00e9rable socialement, du m\u00eame m\u00e9canisme de contr\u00f4le : tant que tu loues, tant que tu signes des pr\u00e9faces, tant que tu applaudis aux bons endroits, tant que tu fais circuler les bons noms et que tu “reconnais” les gens qui doivent \u00eatre reconnus, tu es dans le groupe, tu as ta place, tu es invit\u00e9, tu existes. Ce n\u2019est pas forc\u00e9ment un complot, c\u2019est pire : c\u2019est une habitude collective, une monnaie d\u2019\u00e9change devenue automatique. Et le jour o\u00f9 tu commences \u00e0 observer le man\u00e8ge, pas m\u00eame \u00e0 l\u2019attaquer, juste \u00e0 le regarder en face, \u00e0 vouloir t\u2019en extraire, \u00e0 ne plus jouer la com\u00e9die des adh\u00e9sions obligatoires, quelque chose se retourne. On ne te tombe pas dessus frontalement, justement : ce serait trop clair, trop risqu\u00e9, trop “caract\u00e9riel”. On fait mieux, on fait plus efficace : on salit ta r\u00e9putation \u00e0 bas bruit, on laisse tra\u00eener des sous-entendus, on te colle une intention, on te pr\u00eate des arri\u00e8re-pens\u00e9es, on raconte que tu es difficile, amer, instable, “pas fiable”, et comme rien n\u2019est dit de fa\u00e7on attaquable, tu ne peux pas r\u00e9pondre ; si tu r\u00e9ponds, tu confirmes ; si tu ne r\u00e9ponds pas, tu laisses faire. L\u00e0, la parole silencieuse trouve son \u00e9quivalent propre : pas de balle, pas de sang, mais une condamnation par suggestion. Et ce poison-l\u00e0 ne s\u2019arr\u00eate pas aux arts. Les arts ont simplement l\u2019impudeur d\u2019afficher des valeurs de libert\u00e9, de v\u00e9rit\u00e9, de singularit\u00e9, ce qui rend l\u2019\u00e9cart plus visible quand ils fonctionnent comme n\u2019importe quel groupe humain : par appartenance, par rang, par r\u00e9seaux, par services rendus, par dettes symboliques. Dans une organisation, une entreprise, une famille, un cercle amical m\u00eame, il y a toujours une \u00e9conomie de l\u2019acc\u00e8s : qui ouvre, qui ferme, qui recommande, qui d\u00e9commande ; et donc il y a toujours un moyen de punir sans avoir l\u2019air de punir. Je crois que la grande diff\u00e9rence entre le monde “dur” des mafieux de cin\u00e9ma et le monde “mou” o\u00f9 nous \u00e9voluons, ce n\u2019est pas l\u2019existence d\u2019un code, c\u2019est le degr\u00e9 d\u2019aveu. Chez eux, le code est assum\u00e9 et brutal : il prot\u00e8ge le groupe et il se paie imm\u00e9diatement. Chez nous, le code est d\u00e9ni\u00e9 : tout le monde pr\u00e9tend agir par principes, par esth\u00e9tique, par sens moral, par “valeurs”, alors que l\u2019essentiel se joue souvent dans des gestes tr\u00e8s simples, tr\u00e8s bas : plaire, se couvrir, appartenir, ne pas perdre sa place. On appelle \u00e7a diplomatie, sociabilit\u00e9, intelligence, et parfois \u00e7a l\u2019est, bien s\u00fbr ; mais le m\u00eame geste, r\u00e9p\u00e9t\u00e9, devient une capitulation sans m\u00eame s\u2019en rendre compte. Et c\u2019est l\u00e0 que la mollesse devient dangereuse : non pas la gentillesse, non pas la prudence, mais cette facilit\u00e9 \u00e0 pr\u00e9f\u00e9rer l\u2019insinuation \u00e0 la clart\u00e9, \u00e0 pr\u00e9f\u00e9rer la rumeur \u00e0 la critique, \u00e0 pr\u00e9f\u00e9rer la petite l\u00e2chet\u00e9 r\u00e9p\u00e9t\u00e9e \u00e0 une parole qui tiendrait debout. Parce qu\u2019une parole qui tient debout co\u00fbte quelque chose : elle te met en porte-\u00e0-faux, elle te prive de certains avantages, elle te rend moins manipulable, et elle rend les autres nerveux, non pas parce qu\u2019ils sont “mauvais”, mais parce que tu introduis de l\u2019impr\u00e9visible. Dans beaucoup de groupes, l\u2019impr\u00e9visible est per\u00e7u comme une agression. Alors on le corrige, et on le corrige par le seul outil qui ne demande ni courage ni preuve : le soup\u00e7on. Je crois que c\u2019est \u00e7a, au fond, mon sujet : la nostalgie d\u2019un monde o\u00f9 la parole ferait foi, et la d\u00e9couverte que ce d\u00e9sir de nettet\u00e9 peut glisser vers quelque chose de tr\u00e8s dangereux. Car la parole qui ne ment pas parce qu\u2019elle est adoss\u00e9e \u00e0 une sanction, ce n\u2019est pas la v\u00e9rit\u00e9, c\u2019est l\u2019ob\u00e9issance. Et la parole qui ment parce qu\u2019elle veut rester acceptable, ce n\u2019est pas seulement la manipulation, c\u2019est parfois la peur de perdre sa place, la peur de d\u00e9plaire, la peur d\u2019\u00eatre seul. Entre les deux, il doit exister une troisi\u00e8me posture, plus difficile, moins spectaculaire : refuser la l\u00e8che, refuser le sous-entendu, refuser aussi la tentation de trancher pour se sentir fort. Tenir une parole simple sans la convertir en arme. Dire oui quand c\u2019est oui, non quand c\u2019est non, et accepter le co\u00fbt social de ce minimum-l\u00e0. Accepter aussi que le monde restera compliqu\u00e9, rempli de pi\u00e8ges, et que la solution n\u2019est pas de fantasmer un code de voyous “plus vrai” que nous, mais de retrouver, \u00e0 notre \u00e9chelle, une forme de droiture qui ne passe ni par la menace ni par la com\u00e9die. Et je sais aussi ceci : si moi j\u2019arrive \u00e0 percevoir la dangerosit\u00e9 de cette nostalgie, d\u2019autres ne la verront pas. Ils ne verront pas le pi\u00e8ge parce qu\u2019il ne se pr\u00e9sente pas comme un pi\u00e8ge. Il se pr\u00e9sente comme un soulagement. On vient leur vendre, avec des phrases bien tourn\u00e9es, l\u2019id\u00e9e qu\u2019un monde simple est \u00e0 port\u00e9e de main, qu\u2019il suffirait de “remettre de l\u2019ordre”, de “r\u00e9tablir l\u2019autorit\u00e9”, de “dire les choses”, et que tout redeviendrait clair. C\u2019est une promesse tr\u00e8s efficace, parce qu\u2019elle ressemble \u00e0 une hygi\u00e8ne : moins de nuances, moins de d\u00e9bats, moins de lenteur, moins d\u2019explications. Mais ce que ces promesses cachent souvent, c\u2019est le prix exact de cette clart\u00e9 : on ne simplifie pas seulement les probl\u00e8mes, on simplifie les \u00eatres humains ; on remplace la v\u00e9rit\u00e9 par la discipline, la justice par la punition, la parole par le slogan. Le danger, ce n\u2019est pas de vouloir une parole qui tienne. Le danger, c\u2019est de croire que la parole tiendra mieux si on lui retire la complexit\u00e9, si on la d\u00e9barrasse du doute, si on lui donne un ennemi et une solution imm\u00e9diate. Et c\u2019est l\u00e0 que ma fascination devient un signal d\u2019alarme : non pas parce que je serais d\u00e9j\u00e0 du c\u00f4t\u00e9 de la duret\u00e9, mais parce que je reconnais en moi la fatigue qui rend la duret\u00e9 s\u00e9duisante. Je n\u2019\u00e9cris pas contre la complexit\u00e9 : j\u2019\u00e9cris contre ceux qui s\u2019en servent pour mentir, et contre ceux qui promettent de l\u2019abolir pour dominer. Je ne sais pas si j\u2019en suis capable tous les jours, mais je sais au moins ceci : si je continue \u00e0 regarder ces films, ce n\u2019est pas pour apprendre \u00e0 tuer, c\u2019est pour comprendre ce qui en moi approuve quand une phrase tombe sans trembler, et d\u00e9cider, lucidement, ce que je veux en faire.<\/p>\n

Illustration<\/strong> Les mains de Frank Costello . L\u2019entr\u00e9e de la mafia dans l\u2019\u00e8re de la visibilit\u00e9. Costello refuse d\u2019\u00eatre film\u00e9 pleinement, et les cam\u00e9ras se concentrent sur ses mains — c\u2019est litt\u00e9ralement l\u2019implicite rendu visible.<\/p>", "content_text": " Je crois que ce qui m\u2019obs\u00e8de dans les films de mafia, surtout chez Scorsese et dans cette zone des ann\u00e9es 1950 o\u00f9 tout se recompose, ce n\u2019est pas la violence comme spectacle, c\u2019est la mani\u00e8re dont la parole s\u2019y tient, ou plut\u00f4t la mani\u00e8re dont elle n\u2019a presque plus besoin d\u2019exister pour agir. Une promesse n\u2019y est pas une phrase bien tourn\u00e9e, c\u2019est un engagement tacite, compact, appuy\u00e9 sur un ordre social o\u00f9 chacun sait ce qu\u2019il risque, et o\u00f9 l\u2019ambigu\u00eft\u00e9 n\u2019est pas un charme mais une faute. Ce monde a des r\u00e8gles strictes, et ce qui trouble c\u2019est qu\u2019elles sont simples : tu dois, tu rends ; tu respectes, on te prot\u00e8ge ; tu trahis, tu sors du cercle. Tout ce qui ressemble chez nous \u00e0 une discussion, un \u201cmalentendu\u201d, une \u201cexplication\u201d, une \u201cnuance\u201d, devient l\u00e0-bas une faiblesse, un signe de flottement, une mani\u00e8re de gagner du temps, donc une menace. Le plus gla\u00e7ant, c\u2019est que \u00e7a ne passe m\u00eame pas par la col\u00e8re : quand \u00e7a d\u00e9raille, on ne t\u2019explique pas que tu as d\u00e9\u00e7u, on ne t\u2019accorde pas l\u2019espace de raconter, on ne te demande pas ton intention ; on te classe, et le classement suffit. Cette radicalit\u00e9 a quelque chose de s\u00e9duisant, et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment pour \u00e7a que j\u2019ai peur de ce que je vais trouver en moi en regardant ces films : la fatigue de vivre dans un monde o\u00f9 tout est n\u00e9gociable, o\u00f9 la parole s\u2019\u00e9parpille en messages, en justifications, en pr\u00e9cautions, en sourires, en formulations \u201csoft\u201d qui maintiennent une porte de sortie ; un monde rempli de chausses-trappes, o\u00f9 ce que tu dis peut \u00eatre retourn\u00e9, o\u00f9 ton silence est interpr\u00e9t\u00e9, o\u00f9 ton enthousiasme est suspect, o\u00f9 l\u2019honn\u00eatet\u00e9 est p\u00e9nalis\u00e9e parce qu\u2019elle ne sait pas se vendre, o\u00f9 la loyaut\u00e9 devient un outil de carri\u00e8re. Et je sais que cette tentation de la nettet\u00e9 ne vient pas seulement du cin\u00e9ma. Je connais cette logique depuis plus longtemps que ces films. Avant les arri\u00e8re-salles, il y a eu la maison. Avant le code, il y a eu une humeur. J\u2019ai grandi avec l\u2019id\u00e9e qu\u2019une parole pouvait \u00eatre sanctionn\u00e9e sans explication, pour un oui, pour un non. J\u2019ai vu l\u2019injustice \u00e0 l\u2019\u0153uvre, et j\u2019ai appris aussi quelque chose de tordu mais tr\u00e8s clair : qu\u2019on peut parler expr\u00e8s, dire trop, dire n\u2019importe quoi, pour attirer les coups, pour d\u00e9tourner sur soi l\u2019orage qui tombe sur une autre, pour prendre sur soi les humeurs d\u2019un p\u00e8re. Il m\u2019en reste un d\u00e9go\u00fbt profond, et une nostalgie qui fatigue \u2014 non pas nostalgie de la violence, mais d\u2019une forme de monde o\u00f9 les actes avaient un poids imm\u00e9diat, o\u00f9 le flou ne durait pas, o\u00f9 l\u2019on savait \u00e0 quoi s\u2019en tenir, m\u00eame quand c\u2019\u00e9tait injuste. Alors oui, j\u2019ai d\u00e9velopp\u00e9 un radar. 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Ce n\u2019est pas forc\u00e9ment un complot, c\u2019est pire : c\u2019est une habitude collective, une monnaie d\u2019\u00e9change devenue automatique. Et le jour o\u00f9 tu commences \u00e0 observer le man\u00e8ge, pas m\u00eame \u00e0 l\u2019attaquer, juste \u00e0 le regarder en face, \u00e0 vouloir t\u2019en extraire, \u00e0 ne plus jouer la com\u00e9die des adh\u00e9sions obligatoires, quelque chose se retourne. On ne te tombe pas dessus frontalement, justement : ce serait trop clair, trop risqu\u00e9, trop \u201ccaract\u00e9riel\u201d. On fait mieux, on fait plus efficace : on salit ta r\u00e9putation \u00e0 bas bruit, on laisse tra\u00eener des sous-entendus, on te colle une intention, on te pr\u00eate des arri\u00e8re-pens\u00e9es, on raconte que tu es difficile, amer, instable, \u201cpas fiable\u201d, et comme rien n\u2019est dit de fa\u00e7on attaquable, tu ne peux pas r\u00e9pondre ; si tu r\u00e9ponds, tu confirmes ; si tu ne r\u00e9ponds pas, tu laisses faire. 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Je crois que la grande diff\u00e9rence entre le monde \u201cdur\u201d des mafieux de cin\u00e9ma et le monde \u201cmou\u201d o\u00f9 nous \u00e9voluons, ce n\u2019est pas l\u2019existence d\u2019un code, c\u2019est le degr\u00e9 d\u2019aveu. Chez eux, le code est assum\u00e9 et brutal : il prot\u00e8ge le groupe et il se paie imm\u00e9diatement. Chez nous, le code est d\u00e9ni\u00e9 : tout le monde pr\u00e9tend agir par principes, par esth\u00e9tique, par sens moral, par \u201cvaleurs\u201d, alors que l\u2019essentiel se joue souvent dans des gestes tr\u00e8s simples, tr\u00e8s bas : plaire, se couvrir, appartenir, ne pas perdre sa place. On appelle \u00e7a diplomatie, sociabilit\u00e9, intelligence, et parfois \u00e7a l\u2019est, bien s\u00fbr ; mais le m\u00eame geste, r\u00e9p\u00e9t\u00e9, devient une capitulation sans m\u00eame s\u2019en rendre compte. Et c\u2019est l\u00e0 que la mollesse devient dangereuse : non pas la gentillesse, non pas la prudence, mais cette facilit\u00e9 \u00e0 pr\u00e9f\u00e9rer l\u2019insinuation \u00e0 la clart\u00e9, \u00e0 pr\u00e9f\u00e9rer la rumeur \u00e0 la critique, \u00e0 pr\u00e9f\u00e9rer la petite l\u00e2chet\u00e9 r\u00e9p\u00e9t\u00e9e \u00e0 une parole qui tiendrait debout. Parce qu\u2019une parole qui tient debout co\u00fbte quelque chose : elle te met en porte-\u00e0-faux, elle te prive de certains avantages, elle te rend moins manipulable, et elle rend les autres nerveux, non pas parce qu\u2019ils sont \u201cmauvais\u201d, mais parce que tu introduis de l\u2019impr\u00e9visible. Dans beaucoup de groupes, l\u2019impr\u00e9visible est per\u00e7u comme une agression. Alors on le corrige, et on le corrige par le seul outil qui ne demande ni courage ni preuve : le soup\u00e7on. Je crois que c\u2019est \u00e7a, au fond, mon sujet : la nostalgie d\u2019un monde o\u00f9 la parole ferait foi, et la d\u00e9couverte que ce d\u00e9sir de nettet\u00e9 peut glisser vers quelque chose de tr\u00e8s dangereux. Car la parole qui ne ment pas parce qu\u2019elle est adoss\u00e9e \u00e0 une sanction, ce n\u2019est pas la v\u00e9rit\u00e9, c\u2019est l\u2019ob\u00e9issance. Et la parole qui ment parce qu\u2019elle veut rester acceptable, ce n\u2019est pas seulement la manipulation, c\u2019est parfois la peur de perdre sa place, la peur de d\u00e9plaire, la peur d\u2019\u00eatre seul. Entre les deux, il doit exister une troisi\u00e8me posture, plus difficile, moins spectaculaire : refuser la l\u00e8che, refuser le sous-entendu, refuser aussi la tentation de trancher pour se sentir fort. Tenir une parole simple sans la convertir en arme. Dire oui quand c\u2019est oui, non quand c\u2019est non, et accepter le co\u00fbt social de ce minimum-l\u00e0. Accepter aussi que le monde restera compliqu\u00e9, rempli de pi\u00e8ges, et que la solution n\u2019est pas de fantasmer un code de voyous \u201cplus vrai\u201d que nous, mais de retrouver, \u00e0 notre \u00e9chelle, une forme de droiture qui ne passe ni par la menace ni par la com\u00e9die. Et je sais aussi ceci : si moi j\u2019arrive \u00e0 percevoir la dangerosit\u00e9 de cette nostalgie, d\u2019autres ne la verront pas. Ils ne verront pas le pi\u00e8ge parce qu\u2019il ne se pr\u00e9sente pas comme un pi\u00e8ge. Il se pr\u00e9sente comme un soulagement. On vient leur vendre, avec des phrases bien tourn\u00e9es, l\u2019id\u00e9e qu\u2019un monde simple est \u00e0 port\u00e9e de main, qu\u2019il suffirait de \u201cremettre de l\u2019ordre\u201d, de \u201cr\u00e9tablir l\u2019autorit\u00e9\u201d, de \u201cdire les choses\u201d, et que tout redeviendrait clair. C\u2019est une promesse tr\u00e8s efficace, parce qu\u2019elle ressemble \u00e0 une hygi\u00e8ne : moins de nuances, moins de d\u00e9bats, moins de lenteur, moins d\u2019explications. Mais ce que ces promesses cachent souvent, c\u2019est le prix exact de cette clart\u00e9 : on ne simplifie pas seulement les probl\u00e8mes, on simplifie les \u00eatres humains ; on remplace la v\u00e9rit\u00e9 par la discipline, la justice par la punition, la parole par le slogan. Le danger, ce n\u2019est pas de vouloir une parole qui tienne. Le danger, c\u2019est de croire que la parole tiendra mieux si on lui retire la complexit\u00e9, si on la d\u00e9barrasse du doute, si on lui donne un ennemi et une solution imm\u00e9diate. Et c\u2019est l\u00e0 que ma fascination devient un signal d\u2019alarme : non pas parce que je serais d\u00e9j\u00e0 du c\u00f4t\u00e9 de la duret\u00e9, mais parce que je reconnais en moi la fatigue qui rend la duret\u00e9 s\u00e9duisante. Je n\u2019\u00e9cris pas contre la complexit\u00e9 : j\u2019\u00e9cris contre ceux qui s\u2019en servent pour mentir, et contre ceux qui promettent de l\u2019abolir pour dominer. Je ne sais pas si j\u2019en suis capable tous les jours, mais je sais au moins ceci : si je continue \u00e0 regarder ces films, ce n\u2019est pas pour apprendre \u00e0 tuer, c\u2019est pour comprendre ce qui en moi approuve quand une phrase tombe sans trembler, et d\u00e9cider, lucidement, ce que je veux en faire. **Illustration** Les mains de Frank Costello . L\u2019entr\u00e9e de la mafia dans l\u2019\u00e8re de la visibilit\u00e9. Costello refuse d\u2019\u00eatre film\u00e9 pleinement, et les cam\u00e9ras se concentrent sur ses mains \u2014 c\u2019est litt\u00e9ralement l\u2019implicite rendu visible. ", "image": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/IMG\/logo\/costello-wringing-his-hands-in-court-768x610.jpg?1765904539", "tags": ["r\u00e9flexions sur l'art", "La mort", "violence"] } ,{ "id": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/ce-genre-de-phrase.html", "url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/ce-genre-de-phrase.html", "title": "ce genre de phrase ", "date_published": "2025-11-27T07:41:56Z", "date_modified": "2025-11-29T08:43:11Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

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Je la revois dans les tiroirs de la commode \u2013 c\u2019est par ici qu\u2019il fallait commencer, j\u2019en \u00e9tais s\u00fbr, par cette commode centenaire h\u00e9rit\u00e9e de mon p\u00e8re, avec son plateau de marbre gris et rose fendu \u00e0 l\u2019angle sup\u00e9rieur gauche, son triangle presque isoc\u00e8le qui n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 perdu et qui reste l\u00e0, flottant comme un \u00eelot en forme de part de tarte ou de pizza \u2013 mais cass\u00e9 depuis quand et par qui ? \u2013 et qui n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 perdu ni jet\u00e9, m\u00eame si la commode, en un si\u00e8cle, n\u2019a sans doute pas subi un seul d\u00e9m\u00e9nagement, ou quelques-uns qu\u2019elle n\u2019aura v\u00e9cus qu\u2019\u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de la maison, passant peut-\u00eatre, tra\u00een\u00e9e par deux saisonniers r\u00e9quisitionn\u00e9s pour l\u2019occasion, du rez-de-chauss\u00e9e au couloir de l\u2019\u00e9tage pour finir ici, dans la chambre du cerisier, qu\u2019on appelle chambre du cerisier depuis toujours, en sachant que ce toujours a commenc\u00e9 bien avant moi et avant mon p\u00e8re, qui lui aussi l\u2019appelait chambre du cerisier \u2013 depuis toujours nous a-t-il affirm\u00e9, sorte de v\u00e9rit\u00e9 ant\u00e9diluvienne nimb\u00e9e d\u2019une aura qu\u2019on percevait dans l\u2019intonation qu\u2019il avait en pronon\u00e7ant ce toujours, l\u2019air impressionn\u00e9 par le mot \u2013, surpris m\u00eame qu\u2019on lui demande confirmation, comme s\u2019il \u00e9tait indign\u00e9 qu\u2019on ait pu imaginer, nous, ses enfants, un avant le cerisier, un avant la chambre, comme si dans son esprit chambre et cerisier \u00e9taient li\u00e9s depuis l\u2019\u00e9ternit\u00e9. Pour nous, c\u2019est la chambre du cerisier et ce le sera encore longtemps, m\u00eame si plus personne n\u2019habite cette maison en hiver, les uns et les autres ne revenant s\u2019y pr\u00e9lasser que pendant les vacances scolaires en avril, parfois des week-ends avant que d\u00e9barque toute la fratrie, les femmes et les enfants d\u2019abord, mais aussi les cousins, les cousines, les amis et les amies d\u2019amis, tout ce petit peuple d\u2019\u00e9t\u00e9 qu\u2019on retrouve tous les ans, sirotant \u00e0 l\u2019ombre du cerisier ou des magnolias des Negronis et des Spritz pour les plus citadins d\u2019entre eux, du ros\u00e9 pamplemousse pour ceux qui sont rest\u00e9s vivre \u00e0 une encablure de la maison.<\/p>\n<\/blockquote>\n

Quelque chose, dans cette phrase inaugurale, me rebute au point de me tenter de ne pas poursuivre la lecture. Je pourrais adresser exactement la m\u00eame remarque \u00e0 l\u2019une de mes phrases : \u00e0 la diff\u00e9rence pr\u00e8s que, dans mon cas, j\u2019aurais la possibilit\u00e9 de la couper, de la jeter, de la reprendre jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019elle co\u00efncide avec ma n\u00e9cessit\u00e9. Ici, j\u2019ai le sentiment qu\u2019on lui a donn\u00e9 un r\u00f4le de vitrine : phrase-sympt\u00f4me, phrase-programme, cens\u00e9e prouver d\u2019embl\u00e9e ce que le livre sait faire.<\/p>\n

Or c\u2019est justement ce « savoir faire » qui m\u2019ennuie : la phrase tient debout, elle est ma\u00eetris\u00e9e, elle accroche un lieu, une m\u00e9moire, une mythologie familiale, mais je la sens occup\u00e9e \u00e0 se montrer au travail. J\u2019y vois une d\u00e9monstration de force syntaxique dont, chez moi, j\u2019aurais honte. Ma r\u00e9action est d\u2019abord \u00e9pidermique : je r\u00e9siste, je n\u2019ai pas envie d\u2019entrer dans un roman qui commence par se regarder \u00e9crire.<\/p>\n

Ensuite je me raisonne : peut-\u00eatre, puisqu\u2019il s\u2019agit d\u2019une ouverture, les centaines de pages suivantes serviront-elles justement \u00e0 resserrer, \u00e0 faire plus bref, plus net, plus impitoyable. Je feuillette, je vais \u00e0 la fin du volume, sans trouver de garantie. Alors je me demande si ce n\u2019est pas moi qui suis en cause, \u00e9puis\u00e9 par mon propre travail de r\u00e9\u00e9criture, sans r\u00e9serve d\u2019indulgence pour ce genre de d\u00e9ploiement. Peut-\u00eatre n\u2019est-ce qu\u2019un effet de miroir.<\/p>\n

Je n\u2019ai ni le temps ni l\u2019envie, aujourd\u2019hui, d\u2019\u00e9lucider tout cela. Je repose le livre pour plus tard et je retourne \u00e0 mes moutons : mes phrases, avec cette id\u00e9e tenace que ce que je refuse chez l\u2019autre, je dois \u00eatre pr\u00eat \u00e0 le couper chez moi.<\/p>\n