{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/decembre-2019.html", "url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/decembre-2019.html", "title": "D\u00e9cembre 2019-synth\u00e8se du mois ", "date_published": "2025-12-21T16:45:49Z", "date_modified": "2025-12-23T09:33:20Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
1 er d\u00e9cembre 2019<\/a>\n<\/strong> — Angoisse avant chaque exposition : un r\u00e9flexe de rejet, comme si je devais me pr\u00e9c\u00e9der moi-m\u00eame. L’id\u00e9e d’annuler appara\u00eet, nette, presque raisonnable. J’ai accept\u00e9 une exposition sur l’\u00e9migration, puis j’ai renonc\u00e9 sans bruit. Mes journ\u00e9es prises par les cours, les commandes. Je me suis laiss\u00e9 retenir. L’inertie, je ne la combats plus. Une part de moi l’exige d\u00e8s qu’elle juge un \u00e9v\u00e9nement bancal. Puis l’\u00e9vidence : le th\u00e8me me touche. Exil, errance — c’est exactement ce que je peins depuis des ann\u00e9es. J’ai le mat\u00e9riau sur mes \u00e9tag\u00e8res. De quel exil s’agit-il ? Mon chemin, c’est le temps. Ma vie et ses bifurcations. Combien d’ann\u00e9es \u00e0 chercher mon pays par l’\u00e9criture et la peinture ? Le « chez-soi » que je cherchais dans l’ailleurs n’a jamais quitt\u00e9 le fond. L’\u00e9garement n’\u00e9tait pas une erreur, mais le parcours n\u00e9cessaire pour d\u00e9limiter un territoire. Chaque page, chaque toile dessine la forme exacte de soi.<\/p>\n 02 d\u00e9cembre 2019<\/a><\/strong> — La seule peur qui m\u00e9rite attention : la peur de la mort. On peut la maquiller, \u00e7a ne l’abolit pas. Je reviens aux figures doubles, aux passeurs : Janus, le moine zen, l’Auguste. L’action \u00e0 l’endroit o\u00f9 conscient et inconscient se touchent. Herm\u00e8s, Herm\u00e8s Trism\u00e9giste n\u00e9 trois fois. Mourir pour rena\u00eetre — Gilgamesh, Osiris, les \u00c9vangiles. Faut-il mourir plusieurs fois pour devenir une version plus juste de soi ? En peinture, l’\u00e9quilibre n’est jamais un th\u00e9or\u00e8me. C’est le d\u00e9s\u00e9quilibre ajust\u00e9 dont la somme produit une tenue nouvelle. Comme une vie : s\u00e9rie de morts minuscules et de reprises. J’\u00e9cris et je peins pour donner forme \u00e0 ces petites morts.<\/p>\n Le d\u00e9samour appara\u00eet vite quand l’autre ne colle plus \u00e0 la construction mentale. On b\u00e2tit du rassurant. Aimer suppose d’\u00eatre pr\u00eat \u00e0 d\u00e9couvrir l’autre autrement. La d\u00e9ception n’est pas un crime de l’autre : c’est l’effondrement de ce qu’on voulait qu’il soit. Ce sont les failles qui rendent humain, donc aimable. L’amour est profond, il faut des poumons d’apn\u00e9iste. Le probl\u00e8me, c’est notre incapacit\u00e9 \u00e0 l’accepter tel qu’il est.<\/p>\n Autre vie : j’\u00e9tais mont\u00e9 si haut, anges, archanges, regard d’amour infini. Perch\u00e9. Je transmutais le plomb en or. Puis une fille m’a d\u00e9croch\u00e9 : frigo, poubelles, samedi chez sa m\u00e8re. Retour sur terre. Quand le couple a battu de l’aile, je suis parti avec un sac, un carnet, cette id\u00e9e : retrouver l’altitude. Mais les anges ne r\u00e9pondaient plus. Alors j’ai lu. Les livres, tampon d’ouate entre la r\u00e9alit\u00e9 et ma peau. Puis l’ennui, le vrai. Il m’a d\u00e9perch\u00e9 net. C’est l\u00e0 que j’ai commenc\u00e9 \u00e0 \u00e9crire. Une autre femme m’a d\u00e9perch\u00e9 encore. \u00c9lectrochoc. J’ai retrouv\u00e9 un lit dans un autre pays. J’\u00e9tais KO, mais content : j’avais travers\u00e9 quelque chose.<\/p>\n 03 d\u00e9cembre 2019<\/a>\n<\/strong> — Oscar, le squelette de l’atelier. Je l’avais rang\u00e9 dans « meuble ». Elle est arriv\u00e9e, empressement, mains rapides. Je me suis laiss\u00e9 faire. Par habitude, par l\u00e2chet\u00e9. L’homme qui recule. Elle a massacr\u00e9 les tirages. Nous sommes all\u00e9s au cin\u00e9ma. J’ai ronfl\u00e9. Le lendemain, elle \u00e9tait l\u00e0 t\u00f4t. Magnifique, maquill\u00e9e, sacs \u00e0 chaque bras. Quand je suis revenu, l’atelier \u00e9tait un plateau. Elle en tulle et dentelle, Oscar d\u00e9mont\u00e9, recompos\u00e9 au-dessus d’elle. Quand les Balcar ont cr\u00e9pit\u00e9, j’ai compris : j’\u00e9tais le figurant.<\/p>\n La premi\u00e8re ekphrasis : le bouclier d’Achille. Hom\u00e8re y consacre cent trente vers. Le paradoxe : ce bouclier n’existe pas. Il ne tient pas dans la mati\u00e8re, mais il tient dans le texte. L’ekphrasis ralentit, d\u00e9tourne, suspend. La preuve qu’on vit aussi dans ce qui nous d\u00e9tourne.<\/p>\n O\u00f9 commence l’art ? L\u00e0 o\u00f9 ta culture commence. L’absence de r\u00e9f\u00e9rences peut \u00eatre une chance. Deux tentations : faire de l’art pour entrer dans l’histoire, ou faire de mieux en mieux ce que tu as \u00e0 dire. Queneau l’a montr\u00e9 : ce n’est pas le sujet qui fait l’art, c’est la fa\u00e7on de le tenir. L’art brut : ce qui \u00e9tait d\u00e9chet devient centre. L’art se renouvelle par ce qu’on voulait cacher. Un lieu de transmutation.<\/p>\n 04 d\u00e9cembre 2019<\/a>\n<\/strong> — Picasso ne parle pas au grand public. Il parle \u00e0 ses pairs, souvent des morts. Il revisite la grande peinture, cherche du code. Chez les Le Nain, ce qui l’int\u00e9resse : les maladresses comme ouvertures. Picasso ogre : il d\u00e9vore ce qu’il aime. Une urgence obscure, un mouvement obs\u00e9dant qu’il essaie d’arr\u00eater toile apr\u00e8s toile. Peindre ressemble \u00e0 une corrida silencieuse. L’urgence est le taureau, la toile l’ar\u00e8ne. Chaque reprise, une passe n\u00e9cessaire pour ne pas \u00eatre d\u00e9vor\u00e9.<\/p>\n Entre opacit\u00e9 et transparence. Au XVIIIe, r\u00e8gle de tenue : parler l\u00e9g\u00e8rement des choses graves, s\u00e9rieusement des choses l\u00e9g\u00e8res. Le rococo travestit la gravit\u00e9. Aujourd’hui, les r\u00e9seaux ont rendu la vie trop transparente. \u00c7a produit l’inverse : d\u00e9sir d’opacit\u00e9, de petits clans ferm\u00e9s. \u00c0 l’atelier, nous travaillons cette tension : ce qui laisse passer, ce qui retient.<\/p>\n 05 d\u00e9cembre 2019<\/a>\n<\/strong> — Tu l’utilises \u00e0 tire-larigot, ce mot : « normal ». Tu tournes l\u00e0-dedans, tu ne t’en sors jamais. Cette normalit\u00e9 ne t’a jamais convenu. Elle n’existe pas. Tu ne sais plus comment tout a commenc\u00e9. Tu es mort tr\u00e8s vite. Une col\u00e8re a tout balay\u00e9. Foudroy\u00e9. Cette rage, un tsunami intime. Tu reviens \u00e0 coup d’oubli. Tu reconstruis un « toi » pour entrer dans la norme. Ta premi\u00e8re \u0153uvre : un mensonge \u00e9labor\u00e9. Moins douloureux que le rien. Tes parents ont « aid\u00e9 » : coups, insultes, humiliations. Tu as pris sur toi. Tu as menti pour survivre. Aujourd’hui, quand tu regardes tous les subterfuges, tu as de la peine. Tu t’installes chaque jour \u00e0 ton bureau — si proche du mot « bourreau ». Tu laisses venir les mots, tu esp\u00e8res remonter le fil, abandonner l’id\u00e9e de normalit\u00e9, revenir chez toi.<\/p>\n [FICTION] \u00c0 la 999e tentative, il n’avait toujours pas compris. But\u00e9, chancelant vers un bar de Suresnes. Nabucho l’accompagne. Nuit d’hiver, rue vide. Chez Didine. Bistrot plein, deals, putes, AC\/DC. Didine : cheveux crasseux, blouson noir, santiags, points bleus sur les phalanges. Le but\u00e9 l’asticote. Didine sort avec un pique \u00e0 saucisses. « Qu’est-ce que tu veux, connard ? » Ils se fixent. Arr\u00eat sur image. « Vas-y. Tu crois que tu me fais peur ? » Didine avance la pointe. « T’es fini. Allez, casse-toi. » Nabucho paie, attrape le but\u00e9. Ils sortent. Dehors, la neige commence \u00e0 tomber.<\/p>\n 06 d\u00e9cembre 2019<\/a>\n<\/strong> — « Tout peut servir » : il ne jette rien. \u00c7a a commenc\u00e9 chez le grand-p\u00e8re Robert, ma\u00eetre en stockage. Carcasses de voitures dans les champs, rouille, \u0153uvres. Le p\u00e8re, lui, d\u00e9teste les vieilleries. Et le petit-fils au milieu : jeter ou conserver. Il ne choisit pas. Il stocke dans une vieille caisse. Plus tard, ferme vendue, maison vendue. L’enfant devient homme. Doit vendre la maison familiale. Il vide, rapatrie meubles, linge, livres. Tout \u00e9pars dans les d\u00e9pendances, au grenier. Dans sa jeunesse, il d\u00e9m\u00e9nageait sans cesse, laissant tout. Sur le tard, il ach\u00e8te une maison. Tente une synth\u00e8se. Il a accumul\u00e9 \u00e9norm\u00e9ment. Chaque matin il s’en d\u00e9livre : il \u00e9crit, puis d\u00e9chire ou br\u00fble.<\/p>\n Au Montana, un homme parle d’organisation. « Pour retrouver les choses, il faut savoir o\u00f9 elles sont. » Il revoit l’appartement avec P. Le meuble de pharmacien, dizaines de tiroirs. C’est lui qui avait voulu l’acheter. \u00c0 la s\u00e9paration, elle avait tout embarqu\u00e9. Pas le reste : le meuble. Comme si elle lui avait vol\u00e9 un organe. Au moment de franchir le fleuve, il d\u00e9cida de lui pardonner.<\/p>\n « Tu n’as pas le sens des priorit\u00e9s. » C’\u00e9tait juste : il mettait des parenth\u00e8ses partout. Elle avait ce don : ranger, ordonner, classer. Lui, non. Elle l’avait sorti du p\u00e9trin. Il tenta de comprendre ses priorit\u00e9s. Sa vie se d\u00e9coupait en parties. Sauf que lui vivait de routines. Caf\u00e9, clope, r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 ce qu’il allait peindre.<\/p>\n Le dharma : « rester ferme ». Une piste contre l’impermanence. Durant une sieste, il eut des r\u00eaves : bribes de vies ant\u00e9rieures. Impression de s’\u00eatre r\u00e9incarn\u00e9 des milliers de fois dans une seule vie. Le monde entier lutte contre l’impermanence. Lui avait toujours aim\u00e9 l’impermanence. Le cerisier : blanc et rose le matin, fleurs \u00e0 terre le soir. La seule chose qui ne changerait jamais, c’\u00e9tait l’impermanence du monde et des \u00eatres.<\/p>\n 07 d\u00e9cembre 2019<\/a>\n<\/strong> — Il finissait toujours par retrouver la m\u00eame rive. Entre les deux, l’oc\u00e9an ne comptait pas. Ce presque rien n’\u00e9tait-il pas l’\u00e9quivalent de cet oc\u00e9an qu’il n\u00e9gligeait ? Il revit la grande table familiale, nappe blanche. Il \u00e9tait seul face \u00e0 elle. Une table dans l’attente, d\u00e9barrass\u00e9e de tout convive. Il rempla\u00e7a « table » par « plan\u00e8te ». Puis il se souvint de Castaneda : tonal et nagual. La m\u00e9taphore ne lui appartenait pas. \u00c0 quelqu’un d’autre, \u00e0 une autre \u00e9poque. Il avait \u00e9t\u00e9 pr\u00e9tentieux de croire qu’il pourrait s’\u00e9chapper de cette table. Le temps \u00e9tait cet oc\u00e9an qu’on traverse sans s’en rendre compte.<\/p>\n Le mot diable ne prend jamais de majuscule. Comme si l’adversit\u00e9 \u00e9tait si commune. Sans elle, qui serions-nous ? Il se rasait devant le miroir de la salle de bains qu’il venait de construire. Le tablier avait r\u00e9p\u00e9t\u00e9 que le plaisir na\u00eet de l’adversit\u00e9 d\u00e9pass\u00e9e. Le miroir renvoyait un visage vieilli. Vingt ans, soixante ans, d’un coup. Il pensa \u00e0 son ami, brouille depuis des mois. Son \u00e9pouse avait invit\u00e9 l’ami, lui avait « impos\u00e9 » E. « \u00c7a me d\u00e9range. » Il avait hoch\u00e9 la t\u00eate. Erreur. « Tu n’es jamais avec moi. » Un incident minuscule avait pris des proportions. En jetant les poils, une phrase remonta : « Tu as le diable dans la peau. » Sa m\u00e8re disait \u00e7a. Il sourit, revit les sales coups. Tristesse : le cercueil dans le four. Apr\u00e8s, couscous succulent. Comme jamais.<\/p>\n 09 d\u00e9cembre 2019<\/a>\n<\/strong> — Il ne retrouvait pas le plaisir enfantin de No\u00ebl. Ou alors : quelque chose d’inocul\u00e9 par l’entourage. La lettre au P\u00e8re No\u00ebl, exercice qui se transformait en mur. Comment lister des d\u00e9sirs quand on n’a besoin de rien ? Il l’avait compris t\u00f4t : l’obtention ne r\u00e9glait rien. Une panoplie de Zorro : l’attendre, l’avoir, puis sentir que l’objet se vidait. L’obtention, l’\u00e9vanouissement, glissement du merveilleux vers le banal. Les mots aussi : des lieux d\u00e9sert\u00e9s. \u00c0 force, « je-m’en-foutisme » coll\u00e9 \u00e0 sa peau. Alors qu’il avait l’impression d’\u00eatre dans une dimension parall\u00e8le o\u00f9 les \u00eatres devenaient des bulles. Il avait appris \u00e0 mimer : joie, peine, col\u00e8re, amour. No\u00ebl le pla\u00e7ait dans un no man’s land. L’impossibilit\u00e9 de se laisser prendre.<\/p>\n Quand il \u00e9crasa sa cigarette : fulgurance. Quelques bouff\u00e9es, \u00e9crasement final, reste qui s’accumule. Sa langue \u00e9tait un animal. Son troisi\u00e8me chat. Il l’avait trouv\u00e9e b\u00eate. Puis il y eut la seconde port\u00e9e. Il avait voulu garder un chaton. Son \u00e9pouse avait d\u00e9roul\u00e9 la liste : frais, contraintes, raison. Il avait c\u00e9d\u00e9. Quand on enleva les petits, la chatte les chercha partout, cris d\u00e9chirants. Dans son regard, il ne lut que sa l\u00e2chet\u00e9 : il venait de trahir l’animal, comme tant de gens, \u00e0 commencer par lui-m\u00eame, par sa langue.<\/p>\n Rituel : rejoindre le lit conjugal, tard. Son esprit se vidait. Chaque fois, il pensait \u00e0 sa propre disparition. Une jouissance \u00e0 laisser derri\u00e8re lui son histoire, ses r\u00f4les. Il ne restait qu’une conscience du rien. Et ce rien, plus tangible que tout. Il s’entra\u00eenait : chaque soir, chaque matin, r\u00e9p\u00e9ter ce l\u00e2cher-prise. Apprentissage du bord.<\/p>\n Chaque matin, il enfilait une armure. Seul, il \u00e9tait prince ; d\u00e8s que l’autre apparaissait, il devenait gueux. Incapable de choisir une version de lui-m\u00eame, il avait d\u00e9cid\u00e9 d’\u00eatre les deux \u00e0 la fois. Quand l’hiver arriva, il se demanda s’il verrait le printemps. La sonnette : un colis. Feutres command\u00e9s sur un site chinois. Joie l\u00e9g\u00e8re. Quatre-vingts feutres, doubles pointes. Il resta devant la profusion, promesse intacte. Puis il referma l’\u00e9tui, le posa sur une \u00e9tag\u00e8re. Se retrouver avec les outils le paralysait. Projets, r\u00eaves, manque d’\u00e9lan.<\/p>\n 10 d\u00e9cembre 2019<\/a>\n<\/strong> — Dans l’impuissance, un soulagement. Accepter son impuissance ressemble \u00e0 une cl\u00e9. Il se souvenait des « oui » par l\u00e2chet\u00e9. De quoi avait-il eu peur ? D’appara\u00eetre tel qu’il \u00e9tait : dur, sans c\u0153ur, solitaire. La solitude lui avait ouvert un monde int\u00e9rieur \u00e9tonnant. Les femmes lui parlaient de cette impuissance. Il ne croyait plus \u00e0 l’id\u00e9e de fusion. Singleton perp\u00e9tuel. L’impuissance, c’\u00e9tait l’impossibilit\u00e9 de vivre une nouveaut\u00e9 sans qu’elle se relie au d\u00e9j\u00e0-vu. Il se disait assassin. Tribunal dress\u00e9 en lui. Les jours noirs, il se persuadait d’avoir un cancer. Il n’avait pas revu de dentiste, sa dentition s’\u00e9tait fait la malle. La viande l’\u00e9c\u0153urait. Pour la premi\u00e8re fois, il n’eut pas envie de r\u00e9sister. L’impuissance et la vieillesse, havre de paix. Baudelaire : « C’est l’Ennui ! — Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon fr\u00e8re ! »<\/p>\n Il d\u00e9cida que cela suffisait. Acheta un paquet de Winfield, un carnet. Se dirigea vers le bar. Besoin de bruit, de vie. Jour de march\u00e9. Il adora les dialogues au comptoir. Po\u00e9sie qu’ils ignoraient. Peut-\u00eatre \u00e9tait-il temps de se remettre \u00e0 \u00e9crire. Il posa ses l\u00e8vres sur le bord de la tasse. Puis un bruit : trompette. J\u00e9richo. Il se sentit partir, atteignit le plafond. Il n’\u00e9tait pas si \u00e9tonn\u00e9. Il toucha le plafond : la mati\u00e8re c\u00e9da comme du beurre. Il se retrouva \u00e0 l’\u00e9tage, appartement fig\u00e9 ann\u00e9es soixante. Une jeune femme \u00e9pluchait. Un petit gar\u00e7on dessinait. C’\u00e9tait lui. Panique : l’id\u00e9e qu’il \u00e9tait mort. Le monde commen\u00e7a \u00e0 se dissoudre.<\/p>\n [FICTION] Chambre d’h\u00f4tel. Il l’avait rencontr\u00e9e au supermarch\u00e9. Yeux verts, m\u00e9lancolie. Rendez-vous, cin\u00e9ma. Elle approchait la quarantaine. Il introduisit la cl\u00e9. Mobilier ann\u00e9es cinquante. Ils s’assirent. Il \u00e9tait dou\u00e9 pour imiter l’embarras. La rougeur sur son visage d\u00e9clencha la suite. Ils se retrouv\u00e8rent nus. Il s’acharna, compulsivement. Odeur de friture, parfum bon march\u00e9. Il jouit de fa\u00e7on intempestive. Il dit qu’il devait se lever t\u00f4t. Elle se d\u00e9composa, se m\u00e9tamorphosa en harpie. Quand il referma la porte, il colla l’oreille. Il attrapa la bouteille de whisky, se mit \u00e0 danser nu.<\/p>\n 11 d\u00e9cembre 2019<\/a>\n<\/strong> — Ils arriv\u00e8rent en novembre. Deux hommes du Nord. Le plus grand, Estonien. L’autre, Russe. La grand-m\u00e8re pronon\u00e7a des mots dans une langue inconnue. Marc sourit. Il sortit des pr\u00e9sents : th\u00e9, conserves, poup\u00e9es gigognes, jeu d’\u00e9checs magnifique. Ils \u00e9taient venus pour un film sur Eduard Wiiralt, peintre estonien que la grand-m\u00e8re avait connu \u00e0 Paris. Diaspora russe et estonienne, pauvret\u00e9, espoir, id\u00e9es, art. Wiiralt mort \u00e0 Paris, achev\u00e9 par le d\u00e9sespoir. Apr\u00e8s leur d\u00e9part, le jeune homme se d\u00e9couvrit des origines nordiques. Il se plongea dans le Kalevala. Il se mit \u00e0 marcher dans les bois, sur les collines. Voulait surprendre dans le vent de vieilles paroles oubli\u00e9es. Prolonger ces vies, ces histoires, afin qu’elles ne disparaissent pas dans l’oubli.<\/p>\n Le sens n’est pas unique. Le sens se cultive. Il y a des saisons. Cela passe par la jach\u00e8re : abandon, froid, c\u0153ur qui se durcit. Mais il y a toujours un printemps. Parfois on est loin de comprendre, et \u00e7a fait partie du sens : perdre le sens, le nord, pied. Les arbres donnent de beaux fruits apr\u00e8s les jours glacials. Nous nous perdons dans le superficiel, et pourtant cette d\u00e9rive peut nous ramener vers quelque chose de plus juste. Il n’y a pas un seul sens : il y en a autant qu’il y a d’\u00e9toiles, de fourmis, d’\u00eatres humains. Ces conjonctions, ces constellations serrent le c\u0153ur. Quand tu trouves ton sens, il finit par rejoindre tous les sens.<\/p>\n