{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/novembre-2019.html", "url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/novembre-2019.html", "title": "Novembre 2019", "date_published": "2025-12-21T09:56:12Z", "date_modified": "2025-12-21T09:56:12Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

1er novembre<\/strong> — R\u00e9veill\u00e9 par une association \u00e9trange : torture et distraction. Double traction, \u00e9cart\u00e8lement entre mouvement et inertie. Avec la soci\u00e9t\u00e9 des loisirs, la distraction s’est \u00e9lev\u00e9e comme n\u00e9cessit\u00e9 absolue. Les marchands l’ont compris et nous la vendent. Sans doute avons-nous invent\u00e9 un bourreau 3.0. Il serait temps de rebaptiser la torture.<\/p>\n

M\u00eame jour, quatre fragments sur un m\u00eame malaise. Discipline<\/strong> : ce mot que je hais et envie \u00e0 la fois. Je n’ai jamais su ob\u00e9ir qu’\u00e0 l’art — qui n’est peut-\u00eatre qu’une discipline maquill\u00e9e. Peur et m\u00e9thode<\/strong> : chez Sylvie et Alain, je comprends qu’on peut faire de sa peur une m\u00e9thode. Alain a cartographi\u00e9 ses angoisses. Mon p\u00e8re, lui, \u00e9tait coll\u00e9 \u00e0 une fatalit\u00e9. Moi, j’ai fonc\u00e9 — autre forme de peur. Volont\u00e9<\/strong> : ce qui me manque. Cette lucidit\u00e9 que j’invoque n’est qu’une excuse \u00e0 mon impuissance. Alors je fuis dans la col\u00e8re, la g\u00e9n\u00e9ralisation, ou dans une mission qui transforme ma faiblesse en destin. Nuit \u00e9toil\u00e9e<\/strong> : le vertige du cosmos qui bascule vers l’intime. Peut-on encore accepter les vieux r\u00f4les, homme\/femme, myst\u00e8re et domination ? Les mots se durcissent : f\u00e9minicide. La parit\u00e9 est juste, mais le c\u0153ur du probl\u00e8me est ailleurs — dans la violence, le contr\u00f4le, la libert\u00e9 de l’autre.<\/p>\n

2 novembre<\/strong> — On confond simplicit\u00e9 et facilit\u00e9. Le simple vient d’un labeur. L’autoroute para\u00eet rapide, mais les routes secondaires demandent attention, int\u00e9r\u00eat — et c’est l’int\u00e9r\u00eat qui produit du plaisir en chemin. \u00c0 Paris, sans argent, je ramassais les fruits apr\u00e8s les march\u00e9s. J’avais honte, puis j’ai transform\u00e9 cette pauvret\u00e9 en mati\u00e8re romanesque, me croyant un personnage \u00e0 la Miller ou Kerouac. Seul, on peut s’enfermer dans ce mensonge. La vie m’en a sorti avec M. : dix ans \u00e0 jouer l’homme normal, \u00e0 faire semblant d’\u00eatre heureux. J’ai br\u00fbl\u00e9 des carnets. Puis j’ai tout quitt\u00e9 pour la peinture, l’h\u00f4tel, la t\u00e9r\u00e9benthine. Avec le recul, je vois une chance dans cette instabilit\u00e9. Le bonheur n’est ni dans l’\u00eatre ni dans l’avoir : il se fabrique. L’argent n’est qu’un param\u00e8tre — rarement le c\u0153ur.<\/p>\n

3 novembre<\/strong> — Entre t\u00eate et c\u0153ur, les \u00e9changes se brouillent. Quand l’une prend le pas, quelque chose de glacial se propage. L’inertie m’a souvent sauv\u00e9. J’ai toujours pens\u00e9 que face \u00e0 deux options, il faut en inventer une troisi\u00e8me : l’\u00e9quilibre entre cervelle et c\u0153ur. La passion, chez moi, ne conna\u00eet pas de limite. Ma\u00eetriser ses passions m’a paru une ineptie. \u00c0 presque soixante ans, je suis un enfant mal sevr\u00e9. Alors remonte Christophe de Lycie : \u00eatre \u00e0 t\u00eate de chien, devenu christophorus. Figure qui dit que nous portons tous un enfant sur nos \u00e9paules. Cette envie de dessiner que je retiens — n’importe qui en rirait. Mais j’ai d\u00e9cid\u00e9 de repartir, d’aller vers l’int\u00e9rieur, l\u00e0 o\u00f9 ligne et forme ne demandent aucun \u00e9cho. Retrouver la maladresse, la vie, le mouvement.<\/p>\n

4 novembre<\/strong> — « L’univers est une illusion. » Comment maintenons-nous cette illusion si solidement ? C’est parce que nous imaginons le r\u00e9sultat \u00e0 l’avance que les processus fonctionnent. Les Aborig\u00e8nes parlent du Dream Time. Dans les r\u00eaves, penser suffit pour que les choses adviennent. Castaneda parlait de maintenir la conscience de ses mains pour s’enfoncer dans le sommeil. S’enfoncer dans un dessin, c’est traverser la paroi poreuse des r\u00eaves. Hier, je suis « tomb\u00e9 » dans le dessin, juste des vibrations, des hachures. Le dessinateur devient antenne. Le plus dur, c’est de rester l\u00e0. Virus familial : d\u00e9parts, fuites, exils. Rester devant la feuille, fermer les \u00e9coutilles. Je ne veux pas faire un « beau dessin ». Les beaux dessins sont frapp\u00e9s de mutisme. Creuser l’int\u00e9rieur de cette coquille de noix.<\/p>\n

Vider la maison de mon p\u00e8re. Il vivait comme un moine bouddhiste. Mais un gros camion pour tout d\u00e9m\u00e9nager. \u00c0 son enterrement, moins de dix personnes. J’ai conserv\u00e9 des souvenirs, des meubles, des tableaux de ma m\u00e8re. Tout cela m’envahit. Comme chez Kafka : un cadavre qui grandit jusqu’\u00e0 tout remplir. Peut-\u00eatre faudrait-il louer un camion, tout jeter. Les tuer une derni\u00e8re fois, sans h\u00e9sitation.<\/p>\n

5 novembre<\/strong> — Nous croyons savoir, mais il nous manque la connaissance de ce pourquoi nous d\u00e9sirons savoir. Quand on pense au d\u00e9sir, on tombe non sur le manque, mais sur une absence. Le manque suppose qu’un « quelque chose » le comble ; l’absence r\u00e9v\u00e8le une pr\u00e9sence qu’on fuit. Il faut aller loin dans l’art pour sentir les deux. Tout livre, tout tableau n’est qu’un emballage pour mettre en perspective cette pr\u00e9sence de l’absence. Dans l’acte de cr\u00e9er — prog\u00e9niture ou \u0153uvre — il y a un effacement. Qui voudrait-on sauver, et de quoi ?<\/p>\n

Gamin, je me r\u00e9fugiais au fond du lit avec une lampe de poche pour d\u00e9vorer des livres de contes. Chaque ann\u00e9e, un nouveau : reli\u00e9, couverture blanche, filigrane dor\u00e9. Cette \u00e9motion m’a donn\u00e9 envie de fabriquer des histoires. Spectateur privil\u00e9gi\u00e9, puis marionnette de l’auteur tir\u00e9 de la boue. Au bout de cette course, je vois un ogre effrayant qui pourrait avaler tous les restes enfantins. La compassion se d\u00e9gonfle.<\/p>\n

6 novembre<\/strong> — Giacometti, expuls\u00e9 du surr\u00e9alisme pour avoir dessin\u00e9 des portraits. Deux verbes importants : dessiner et exposer. En dessin, peu de chemins praticables. La copie, ou trouver en soi le mod\u00e8le. Cette seconde voie demande courage et na\u00efvet\u00e9. Les autodidactes ont cette impossibilit\u00e9 de rentrer dans un moule. L’exigence — cette impeccabilit\u00e9 — pousse le dessinateur \u00e0 corriger sans fin. Les plus acharn\u00e9s sont les vrais artistes. Bon nombre ont un double parcours du combattant. Mais le talent rencontre les autres, t\u00f4t ou tard. N’oublions pas : on dessine.<\/p>\n

Le style. Curieusement, le mot me ram\u00e8ne au stylo, \u00e0 la plume de l’\u00e9cole, \u00e0 la ma\u00eetresse dont je voulais l’affection. L’envie de plaire comme moteur. Mais sous cette envie se cachait l’envie de m’exprimer — interdiction familiale. Les « tais-toi », les coups de ceinture. Mon p\u00e8re en costume gris, irr\u00e9prochable dehors, tyran cruel dedans. \u00c0 Saint-Stanislas, le film sur le p\u00e8re Kolbe : j’ai sanglot\u00e9 sans savoir pourquoi. La notion de sacrifice r\u00e9sonnait. Le style instille, distille, creuse la chair et la m\u00e9moire. Un style comme une lame de Tol\u00e8de, forg\u00e9e par les flammes que l’\u00e9criture provoque. Il me faut accepter mon style d\u00e9sormais.<\/p>\n

7 novembre<\/strong> — M\u00eame dans ta solitude, tu maintiens cette id\u00e9e qui ne tient pas. Tu attendais reconnaissance et amour. Mais regarde cette errance cr\u00e9\u00e9e tout seul, \u00e0 partir d’une id\u00e9e de toi qui n’est pas toi. Comme en dessin : accumulation de signes sans tenue. La v\u00e9rit\u00e9, c’est que tu aimes t’\u00e9garer. Puis tu t’inventes chamane, clairvoyant. Peut-\u00eatre est-il temps d’effacer. Pas pour faire un « beau dessin », mais pour \u00f4ter ce qui n’est pas toi. N’est-il pas temps de regarder le vide en face ? Ce n’est que toi, rien que toi, toujours.<\/p>\n

Le canal \u00e9tait noir. Je n’apercevais pas les perches. J’avais choisi de perdre mon temps : j’avais pr\u00e9f\u00e9r\u00e9. Sans le savoir, cette pr\u00e9f\u00e9rence \u00e9tait l’augure d’une p\u00eache m\u00e9diocre. D\u00e9j\u00e0 j’installais des remparts contre la pr\u00e9sence de l’absence.<\/p>\n

Il y a plusieurs ann\u00e9es, mes tableaux ne me convenaient pas. Accumulation de couleurs, cacophonie. J’ai br\u00fbl\u00e9 mes carnets. Puis un jour, j’ai pris le tube de blanc et effac\u00e9 de larges pans. Le blanc envahissait, le vide me plaisait. Exposition « Errances » : voyageurs dans un brouillard blanc. Mouvement op\u00e9r\u00e9 en moi comme sur les toiles. J’avais constitu\u00e9 un personnage Arlequin, bigarr\u00e9, pour « para\u00eetre ». En l’apercevant en miroir, je n’ai eu d’autre choix que remettre du calme. Je me suis rapproch\u00e9 du vide. J’avais d\u00e9pens\u00e9 tant d’\u00e9nergie pour le combler. Mais ce vide est peut-\u00eatre le liant qui maintient tout ensemble.<\/p>\n

8 novembre<\/strong> — En conduisant vers la banque, je me suis demand\u00e9 combien d’orgasmes j’avais vraiment v\u00e9cus. Le premier, tardif, vers quarante ans. Jusque-l\u00e0, contr\u00f4le permanent, m\u00eame au lit. Ce jour-l\u00e0 avec M., nous avions fum\u00e9 un joint. Apr\u00e8s des ann\u00e9es de guerre, une infinie tendresse nous tomba dessus. Tous les interdits disparus. L’immensit\u00e9 de l’univers. Cette nuit-l\u00e0, pas de sommeil. Nous nous racontions, en riant comme des enfants.<\/p>\n

M\u00e9taphore du caillou devenant diamant. Envie, jalousie, admiration, ennui. Puis abandon final. La lumi\u00e8re sourd de toutes parts, sans raison ni but. La cause et la n\u00e9cessit\u00e9 de tout diamant artistiquement taill\u00e9.<\/p>\n

9 novembre<\/strong> — Po\u00e8me : « Tout porte \u00e0 croire, \/ Mais rien n’est s\u00fbr. \/ M’aimeras-tu encore demain, \/ Comme je t’aime aujourd’hui ? » Cet entre-deux pour \u00eatre Un. Pr\u00e9sence ou absence ? Nos absences respectives rempliront nos regards, redonnant \u00e0 nos vingt ans l’amer secret des esp\u00e9rances.<\/p>\n

12 novembre<\/strong> — Dans les couloirs, \u00e7a remonte : « Qu’est-ce qu’on va devenir ? » Cette perp\u00e9tuelle inqui\u00e9tude qui expulse tout. Cet \u00e9lan pour fuir les tranch\u00e9es du pr\u00e9sent. Et \u00e7a repart, comme en 14. On ne peut pas savoir. \u00c0 force de cavaler vers les lendemains, on abrutit l’avenir. On l’\u00e9touffe dans l’\u0153uf. « Qu’est-ce qu’on va devenir ? » C’est d\u00e9serter.<\/p>\n

15 novembre<\/strong> — J’ai pris l’habitude d’\u00e9crire chaque jour, souvent chaque nuit. Le jour et la nuit se confondent. Je me creuse moins la t\u00eate. Il suffit d’ouvrir une page, poser un mot, tout s’\u00e9coule. \u00c9crire m’aide \u00e0 tenir, me resserre avant de m’\u00e9parpiller. Parfois utile, parfois inutile. Je ne sais pas pourquoi je passe par l’\u00e9criture plut\u00f4t que par la peinture. Je me dis que je ne suis ni dessinateur ni peintre. Que j’ai emprunt\u00e9 un personnage. Ces jours-ci : quoi dessiner, quoi peindre ? Un vide encore. L’\u00e9criture est une pelle ou une pioche. Qui creuse et comble. Un aveu.<\/p>\n

17 novembre<\/strong> — La nuit existe. Elle est en nous. On peut \u00e9clairer, elle ne dispara\u00eet pas. Elle \u00e9tait l\u00e0 au d\u00e9but, elle sera l\u00e0 apr\u00e8s toute lumi\u00e8re. Territoire sans limite. La barbarie qu’on lui attribue n’existe pas vraiment. Elle agit en plein jour, sous un soleil aveuglant. La nuit gomme les couleurs, les sentiments personnels. On perd nos rep\u00e8res. \u00c0 moins de lever la t\u00eate vers les constellations. Ces lumi\u00e8res, t\u00e9moins de leur disparition, traversent la nuit pour guider les voyageurs.<\/p>\n

24 novembre<\/strong> — \u00c9crire un livre, t\u00e2che de fond. J’y ai renonc\u00e9, faute de forme. Roman, essai, nouvelle, autofiction — je tentais de rapprocher ma production d’une forme rassurante. La question revient en voyant la quantit\u00e9 de textes. J’\u00e9cris au jour le jour, comme un paysan va aux champs. Parce que c’est son quotidien. Parce que sans cela, il ne peut pas vivre. Un paysan vit de peu. De l’amour de son travail, d’eau fra\u00eeche, et d’une r\u00e9gularit\u00e9 t\u00eatue.<\/p>\n

28 novembre<\/strong> — Cette station-service chez Hopper. Seule. Presque vide. « Gas ». Un mot court, brut. Lumi\u00e8re diffuse, rien ne bouge. Hopper ne montre rien, il sugg\u00e8re. La sc\u00e8ne prise trop t\u00f4t ou trop tard. Un refus subtil de raconter. Il peint l’interstice, le battement vide entre deux actions. Ce qu’on ignore, ce qu’on oublie. Et c’est ce qui inqui\u00e8te. L’\u00e9v\u00e9nement est suspendu, juste hors champ. La tension dans la lumi\u00e8re. Dans l’ordinaire trop scrut\u00e9. Hopper n’est pas r\u00e9aliste. Il est au-del\u00e0. Il peint ce que nous fuyons : le banal, l’ennui, l’attente. Il peint notre vie. Celle que nous ne regardons jamais.<\/p>", "content_text": " **1er novembre** \u2014 R\u00e9veill\u00e9 par une association \u00e9trange : torture et distraction. Double traction, \u00e9cart\u00e8lement entre mouvement et inertie. Avec la soci\u00e9t\u00e9 des loisirs, la distraction s'est \u00e9lev\u00e9e comme n\u00e9cessit\u00e9 absolue. Les marchands l'ont compris et nous la vendent. Sans doute avons-nous invent\u00e9 un bourreau 3.0. Il serait temps de rebaptiser la torture. M\u00eame jour, quatre fragments sur un m\u00eame malaise. **Discipline** : ce mot que je hais et envie \u00e0 la fois. Je n'ai jamais su ob\u00e9ir qu'\u00e0 l'art \u2014 qui n'est peut-\u00eatre qu'une discipline maquill\u00e9e. **Peur et m\u00e9thode** : chez Sylvie et Alain, je comprends qu'on peut faire de sa peur une m\u00e9thode. Alain a cartographi\u00e9 ses angoisses. Mon p\u00e8re, lui, \u00e9tait coll\u00e9 \u00e0 une fatalit\u00e9. Moi, j'ai fonc\u00e9 \u2014 autre forme de peur. **Volont\u00e9** : ce qui me manque. Cette lucidit\u00e9 que j'invoque n'est qu'une excuse \u00e0 mon impuissance. Alors je fuis dans la col\u00e8re, la g\u00e9n\u00e9ralisation, ou dans une mission qui transforme ma faiblesse en destin. **Nuit \u00e9toil\u00e9e** : le vertige du cosmos qui bascule vers l'intime. Peut-on encore accepter les vieux r\u00f4les, homme\/femme, myst\u00e8re et domination ? Les mots se durcissent : f\u00e9minicide. La parit\u00e9 est juste, mais le c\u0153ur du probl\u00e8me est ailleurs \u2014 dans la violence, le contr\u00f4le, la libert\u00e9 de l'autre. **2 novembre** \u2014 On confond simplicit\u00e9 et facilit\u00e9. Le simple vient d'un labeur. L'autoroute para\u00eet rapide, mais les routes secondaires demandent attention, int\u00e9r\u00eat \u2014 et c'est l'int\u00e9r\u00eat qui produit du plaisir en chemin. \u00c0 Paris, sans argent, je ramassais les fruits apr\u00e8s les march\u00e9s. J'avais honte, puis j'ai transform\u00e9 cette pauvret\u00e9 en mati\u00e8re romanesque, me croyant un personnage \u00e0 la Miller ou Kerouac. Seul, on peut s'enfermer dans ce mensonge. La vie m'en a sorti avec M. : dix ans \u00e0 jouer l'homme normal, \u00e0 faire semblant d'\u00eatre heureux. J'ai br\u00fbl\u00e9 des carnets. Puis j'ai tout quitt\u00e9 pour la peinture, l'h\u00f4tel, la t\u00e9r\u00e9benthine. Avec le recul, je vois une chance dans cette instabilit\u00e9. Le bonheur n'est ni dans l'\u00eatre ni dans l'avoir : il se fabrique. L'argent n'est qu'un param\u00e8tre \u2014 rarement le c\u0153ur. **3 novembre** \u2014 Entre t\u00eate et c\u0153ur, les \u00e9changes se brouillent. Quand l'une prend le pas, quelque chose de glacial se propage. L'inertie m'a souvent sauv\u00e9. J'ai toujours pens\u00e9 que face \u00e0 deux options, il faut en inventer une troisi\u00e8me : l'\u00e9quilibre entre cervelle et c\u0153ur. La passion, chez moi, ne conna\u00eet pas de limite. Ma\u00eetriser ses passions m'a paru une ineptie. \u00c0 presque soixante ans, je suis un enfant mal sevr\u00e9. Alors remonte Christophe de Lycie : \u00eatre \u00e0 t\u00eate de chien, devenu christophorus. Figure qui dit que nous portons tous un enfant sur nos \u00e9paules. Cette envie de dessiner que je retiens \u2014 n'importe qui en rirait. Mais j'ai d\u00e9cid\u00e9 de repartir, d'aller vers l'int\u00e9rieur, l\u00e0 o\u00f9 ligne et forme ne demandent aucun \u00e9cho. Retrouver la maladresse, la vie, le mouvement. **4 novembre** \u2014 \u00ab L'univers est une illusion. \u00bb Comment maintenons-nous cette illusion si solidement ? C'est parce que nous imaginons le r\u00e9sultat \u00e0 l'avance que les processus fonctionnent. Les Aborig\u00e8nes parlent du Dream Time. Dans les r\u00eaves, penser suffit pour que les choses adviennent. Castaneda parlait de maintenir la conscience de ses mains pour s'enfoncer dans le sommeil. S'enfoncer dans un dessin, c'est traverser la paroi poreuse des r\u00eaves. Hier, je suis \u00ab tomb\u00e9 \u00bb dans le dessin, juste des vibrations, des hachures. Le dessinateur devient antenne. Le plus dur, c'est de rester l\u00e0. Virus familial : d\u00e9parts, fuites, exils. Rester devant la feuille, fermer les \u00e9coutilles. Je ne veux pas faire un \u00ab beau dessin \u00bb. Les beaux dessins sont frapp\u00e9s de mutisme. Creuser l'int\u00e9rieur de cette coquille de noix. Vider la maison de mon p\u00e8re. Il vivait comme un moine bouddhiste. Mais un gros camion pour tout d\u00e9m\u00e9nager. \u00c0 son enterrement, moins de dix personnes. J'ai conserv\u00e9 des souvenirs, des meubles, des tableaux de ma m\u00e8re. Tout cela m'envahit. Comme chez Kafka : un cadavre qui grandit jusqu'\u00e0 tout remplir. Peut-\u00eatre faudrait-il louer un camion, tout jeter. Les tuer une derni\u00e8re fois, sans h\u00e9sitation. **5 novembre** \u2014 Nous croyons savoir, mais il nous manque la connaissance de ce pourquoi nous d\u00e9sirons savoir. Quand on pense au d\u00e9sir, on tombe non sur le manque, mais sur une absence. Le manque suppose qu'un \u00ab quelque chose \u00bb le comble ; l'absence r\u00e9v\u00e8le une pr\u00e9sence qu'on fuit. Il faut aller loin dans l'art pour sentir les deux. Tout livre, tout tableau n'est qu'un emballage pour mettre en perspective cette pr\u00e9sence de l'absence. Dans l'acte de cr\u00e9er \u2014 prog\u00e9niture ou \u0153uvre \u2014 il y a un effacement. Qui voudrait-on sauver, et de quoi ? Gamin, je me r\u00e9fugiais au fond du lit avec une lampe de poche pour d\u00e9vorer des livres de contes. Chaque ann\u00e9e, un nouveau : reli\u00e9, couverture blanche, filigrane dor\u00e9. Cette \u00e9motion m'a donn\u00e9 envie de fabriquer des histoires. Spectateur privil\u00e9gi\u00e9, puis marionnette de l'auteur tir\u00e9 de la boue. Au bout de cette course, je vois un ogre effrayant qui pourrait avaler tous les restes enfantins. La compassion se d\u00e9gonfle. **6 novembre** \u2014 Giacometti, expuls\u00e9 du surr\u00e9alisme pour avoir dessin\u00e9 des portraits. Deux verbes importants : dessiner et exposer. En dessin, peu de chemins praticables. La copie, ou trouver en soi le mod\u00e8le. Cette seconde voie demande courage et na\u00efvet\u00e9. Les autodidactes ont cette impossibilit\u00e9 de rentrer dans un moule. L'exigence \u2014 cette impeccabilit\u00e9 \u2014 pousse le dessinateur \u00e0 corriger sans fin. Les plus acharn\u00e9s sont les vrais artistes. Bon nombre ont un double parcours du combattant. Mais le talent rencontre les autres, t\u00f4t ou tard. N'oublions pas : on dessine. Le style. Curieusement, le mot me ram\u00e8ne au stylo, \u00e0 la plume de l'\u00e9cole, \u00e0 la ma\u00eetresse dont je voulais l'affection. L'envie de plaire comme moteur. Mais sous cette envie se cachait l'envie de m'exprimer \u2014 interdiction familiale. Les \u00ab tais-toi \u00bb, les coups de ceinture. Mon p\u00e8re en costume gris, irr\u00e9prochable dehors, tyran cruel dedans. \u00c0 Saint-Stanislas, le film sur le p\u00e8re Kolbe : j'ai sanglot\u00e9 sans savoir pourquoi. La notion de sacrifice r\u00e9sonnait. Le style instille, distille, creuse la chair et la m\u00e9moire. Un style comme une lame de Tol\u00e8de, forg\u00e9e par les flammes que l'\u00e9criture provoque. Il me faut accepter mon style d\u00e9sormais. **7 novembre** \u2014 M\u00eame dans ta solitude, tu maintiens cette id\u00e9e qui ne tient pas. Tu attendais reconnaissance et amour. Mais regarde cette errance cr\u00e9\u00e9e tout seul, \u00e0 partir d'une id\u00e9e de toi qui n'est pas toi. Comme en dessin : accumulation de signes sans tenue. La v\u00e9rit\u00e9, c'est que tu aimes t'\u00e9garer. Puis tu t'inventes chamane, clairvoyant. Peut-\u00eatre est-il temps d'effacer. Pas pour faire un \u00ab beau dessin \u00bb, mais pour \u00f4ter ce qui n'est pas toi. N'est-il pas temps de regarder le vide en face ? Ce n'est que toi, rien que toi, toujours. Le canal \u00e9tait noir. Je n'apercevais pas les perches. J'avais choisi de perdre mon temps : j'avais pr\u00e9f\u00e9r\u00e9. Sans le savoir, cette pr\u00e9f\u00e9rence \u00e9tait l'augure d'une p\u00eache m\u00e9diocre. D\u00e9j\u00e0 j'installais des remparts contre la pr\u00e9sence de l'absence. Il y a plusieurs ann\u00e9es, mes tableaux ne me convenaient pas. Accumulation de couleurs, cacophonie. J'ai br\u00fbl\u00e9 mes carnets. Puis un jour, j'ai pris le tube de blanc et effac\u00e9 de larges pans. Le blanc envahissait, le vide me plaisait. Exposition \u00ab Errances \u00bb : voyageurs dans un brouillard blanc. Mouvement op\u00e9r\u00e9 en moi comme sur les toiles. J'avais constitu\u00e9 un personnage Arlequin, bigarr\u00e9, pour \u00ab para\u00eetre \u00bb. En l'apercevant en miroir, je n'ai eu d'autre choix que remettre du calme. Je me suis rapproch\u00e9 du vide. J'avais d\u00e9pens\u00e9 tant d'\u00e9nergie pour le combler. Mais ce vide est peut-\u00eatre le liant qui maintient tout ensemble. **8 novembre** \u2014 En conduisant vers la banque, je me suis demand\u00e9 combien d'orgasmes j'avais vraiment v\u00e9cus. Le premier, tardif, vers quarante ans. Jusque-l\u00e0, contr\u00f4le permanent, m\u00eame au lit. Ce jour-l\u00e0 avec M., nous avions fum\u00e9 un joint. Apr\u00e8s des ann\u00e9es de guerre, une infinie tendresse nous tomba dessus. Tous les interdits disparus. L'immensit\u00e9 de l'univers. Cette nuit-l\u00e0, pas de sommeil. Nous nous racontions, en riant comme des enfants. M\u00e9taphore du caillou devenant diamant. Envie, jalousie, admiration, ennui. Puis abandon final. La lumi\u00e8re sourd de toutes parts, sans raison ni but. La cause et la n\u00e9cessit\u00e9 de tout diamant artistiquement taill\u00e9. **9 novembre** \u2014 Po\u00e8me : \u00ab Tout porte \u00e0 croire, \/ Mais rien n'est s\u00fbr. \/ M'aimeras-tu encore demain, \/ Comme je t'aime aujourd'hui ? \u00bb Cet entre-deux pour \u00eatre Un. Pr\u00e9sence ou absence ? Nos absences respectives rempliront nos regards, redonnant \u00e0 nos vingt ans l'amer secret des esp\u00e9rances. **12 novembre** \u2014 Dans les couloirs, \u00e7a remonte : \u00ab Qu'est-ce qu'on va devenir ? \u00bb Cette perp\u00e9tuelle inqui\u00e9tude qui expulse tout. Cet \u00e9lan pour fuir les tranch\u00e9es du pr\u00e9sent. Et \u00e7a repart, comme en 14. On ne peut pas savoir. \u00c0 force de cavaler vers les lendemains, on abrutit l'avenir. On l'\u00e9touffe dans l'\u0153uf. \u00ab Qu'est-ce qu'on va devenir ? \u00bb C'est d\u00e9serter. **15 novembre** \u2014 J'ai pris l'habitude d'\u00e9crire chaque jour, souvent chaque nuit. Le jour et la nuit se confondent. Je me creuse moins la t\u00eate. Il suffit d'ouvrir une page, poser un mot, tout s'\u00e9coule. \u00c9crire m'aide \u00e0 tenir, me resserre avant de m'\u00e9parpiller. Parfois utile, parfois inutile. Je ne sais pas pourquoi je passe par l'\u00e9criture plut\u00f4t que par la peinture. Je me dis que je ne suis ni dessinateur ni peintre. Que j'ai emprunt\u00e9 un personnage. Ces jours-ci : quoi dessiner, quoi peindre ? Un vide encore. L'\u00e9criture est une pelle ou une pioche. Qui creuse et comble. Un aveu. **17 novembre** \u2014 La nuit existe. Elle est en nous. On peut \u00e9clairer, elle ne dispara\u00eet pas. Elle \u00e9tait l\u00e0 au d\u00e9but, elle sera l\u00e0 apr\u00e8s toute lumi\u00e8re. Territoire sans limite. La barbarie qu'on lui attribue n'existe pas vraiment. Elle agit en plein jour, sous un soleil aveuglant. La nuit gomme les couleurs, les sentiments personnels. On perd nos rep\u00e8res. \u00c0 moins de lever la t\u00eate vers les constellations. Ces lumi\u00e8res, t\u00e9moins de leur disparition, traversent la nuit pour guider les voyageurs. **24 novembre** \u2014 \u00c9crire un livre, t\u00e2che de fond. J'y ai renonc\u00e9, faute de forme. Roman, essai, nouvelle, autofiction \u2014 je tentais de rapprocher ma production d'une forme rassurante. La question revient en voyant la quantit\u00e9 de textes. J'\u00e9cris au jour le jour, comme un paysan va aux champs. Parce que c'est son quotidien. Parce que sans cela, il ne peut pas vivre. Un paysan vit de peu. De l'amour de son travail, d'eau fra\u00eeche, et d'une r\u00e9gularit\u00e9 t\u00eatue. **28 novembre** \u2014 Cette station-service chez Hopper. Seule. Presque vide. \u00ab Gas \u00bb. Un mot court, brut. Lumi\u00e8re diffuse, rien ne bouge. Hopper ne montre rien, il sugg\u00e8re. La sc\u00e8ne prise trop t\u00f4t ou trop tard. Un refus subtil de raconter. Il peint l'interstice, le battement vide entre deux actions. Ce qu'on ignore, ce qu'on oublie. Et c'est ce qui inqui\u00e8te. L'\u00e9v\u00e9nement est suspendu, juste hors champ. La tension dans la lumi\u00e8re. Dans l'ordinaire trop scrut\u00e9. Hopper n'est pas r\u00e9aliste. Il est au-del\u00e0. Il peint ce que nous fuyons : le banal, l'ennui, l'attente. Il peint notre vie. Celle que nous ne regardons jamais. 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