{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/mai-2019.html", "url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/mai-2019.html", "title": "mai 2019", "date_published": "2025-12-20T22:24:47Z", "date_modified": "2025-12-20T22:24:59Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
1er mai — Fin des haricots<\/strong><\/p>\n Quand il ne restait plus rien \u00e0 manger \u00e0 l’internat, on sortait les haricots. La \"fin des haricots\" n’\u00e9tait pas une expression, c’\u00e9tait une table avec presque rien dedans. Je me demande si ce moment n’est pas celui que nous passons notre temps \u00e0 repousser : le jour o\u00f9 il faut bien regarder le fond de l’assiette. La violence ne na\u00eet pas de rien ; elle s’accumule dans les existences \u00e9triqu\u00e9es, les profits qu’on prot\u00e8ge. Rimbaud parlait de Charit\u00e9, pas au sens mi\u00e8vre, mais comme d’un mot terrible qui coupe le calcul.<\/p>\n 2 mai — Col\u00e8re<\/strong><\/p>\n On cite Gandhi pour la non-violence, alors qu’il n’a jamais cess\u00e9 de parler de col\u00e8re. Hom\u00e8re commence l’Iliade par l\u00e0 : \"Chante, d\u00e9esse, la col\u00e8re d’Achille\u2026\" Les pouvoirs qui nous administrent ont trouv\u00e9 une m\u00e9thode : nettoyer. On gomme les traces. On traite la col\u00e8re comme un chol\u00e9ra moderne : quelque chose de contagieux qu’il faut repousser au-del\u00e0 du p\u00e9riph\u00e9rique.<\/p>\n 3 mai — Pied de veau<\/strong><\/p>\n J’\u00e9tais en train de lui expliquer comment mon p\u00e8re pr\u00e9parait le b\u0153uf bourguignon. Elle a dit : \"Fait chaud, \u00e7a ne te d\u00e9range pas si je me mets \u00e0 l’aise ?\" Le t-shirt, le reste, tout pos\u00e9 sur une chaise. Elle est revenue s’asseoir, compl\u00e8tement nue. J’avais encore en bouche les mots \"pied de veau\". J’ai bafouill\u00e9, attrap\u00e9 mes cl\u00e9s, travers\u00e9 la pi\u00e8ce. Dehors, je me suis senti vaguement grotesque.<\/p>\n 4 mai — La toile<\/strong><\/p>\n Longtemps, j’ai cru qu’on tenait debout en collant des \u00e9tiquettes sur tout. J’ai test\u00e9 \"campagne\", puis \"ville\", les bordels, les comptoirs collants. La fatigue a pris le dessus. J’ai ouvert les mains et je t’ai trouv\u00e9e, toi : une toile blanche, dans une pi\u00e8ce qui sentait le tabac froid. Tu ne promettais rien, seulement cette surface vide pr\u00eate \u00e0 recommencer tous les voyages.<\/p>\n 5 mai — Faire avec<\/strong><\/p>\n On m’a coll\u00e9 pas mal de mots : \"dispers\u00e9\", \"instable\". Un jour je me suis entendu dire : \"Il va falloir faire avec.\" Ce n’\u00e9tait pas baisser les bras, c’\u00e9tait regarder le terrain tel qu’il est. \"Faire avec\" reste du c\u00f4t\u00e9 de l’intime. Depuis, je me balance entre \"faire avec\" et \"c’est comme \u00e7a\" comme un pendule fatigu\u00e9.<\/p>\n 6 mai — Lieux<\/strong><\/p>\n Apr\u00e8s l’exposition au Prieur\u00e9, le calendrier m’emm\u00e8ne vers des lieux plus modestes. J’ai compris que c’\u00e9tait moi qui dressais la carte avec des lieux \"haut\" et \"bas\". Les tableaux ne changent pas de nature. Si un tableau n’a pas sa propre lumi\u00e8re interne, on pourra le noyer sous tous les spots, il restera plat. La seule grandeur qui m’importe, c’est celle d’une toile qui tient debout, o\u00f9 qu’on la pose.<\/p>\n 7 mai — Cabane<\/strong><\/p>\n Un jour il faudra que tu la sentes remonter, la joie. Arr\u00eater de tourner autour et se remettre \u00e0 l’ouvrage : choisir un bout de terrain, guetter la perche, commencer une cabane. Juste une pi\u00e8ce, ronde ou presque, avec de quoi tenir debout en hiver. La nuit, tu verrais les \u00e9toiles \u00e0 travers une toiture disjointe, des b\u00eates viendraient flairer l’odeur d’un homme qui ne leur demande rien.<\/p>\n 8 mai — Jaune<\/strong><\/p>\n Il y a des nuits o\u00f9 tout se passe dans un gris sale. Puis, une fois de temps en temps, il y a la couleur. Je me souviens d’un r\u00eave o\u00f9 une porte s’est ouverte sur un champ de colza. Un jaune violent, si net que j’ai eu l’impression de respirer dedans. C’est elle qui m’a r\u00e9veill\u00e9, comme un sursaut.<\/p>\n 9-12 mai — Le navire<\/strong><\/p>\n Le capitaine ne d\u00e9jeunait jamais avec nous. Le second relayait les ordres avec une pr\u00e9cision maniaque. Nous avons vu des masses blanches de glace d\u00e9passer l’horizon. On sentait que nous avions d\u00fb remonter trop au nord. Le soir, le capitaine a fait monter les femmes sur le pont, percer des tonneaux. Les cha\u00eenes ont claqu\u00e9 au rythme des pas. Le jeune mousse se tenait au bastingage, perdu dans sa solitude, comme s’il attendait qu’on lui pr\u00eate assez de force pour ne pas basculer dans le noir.<\/p>",
"content_text": " **1er mai \u2014 Fin des haricots** Quand il ne restait plus rien \u00e0 manger \u00e0 l'internat, on sortait les haricots. La \"fin des haricots\" n'\u00e9tait pas une expression, c'\u00e9tait une table avec presque rien dedans. Je me demande si ce moment n'est pas celui que nous passons notre temps \u00e0 repousser : le jour o\u00f9 il faut bien regarder le fond de l'assiette. La violence ne na\u00eet pas de rien ; elle s'accumule dans les existences \u00e9triqu\u00e9es, les profits qu'on prot\u00e8ge. Rimbaud parlait de Charit\u00e9, pas au sens mi\u00e8vre, mais comme d'un mot terrible qui coupe le calcul. **2 mai \u2014 Col\u00e8re** On cite Gandhi pour la non-violence, alors qu'il n'a jamais cess\u00e9 de parler de col\u00e8re. Hom\u00e8re commence l'Iliade par l\u00e0 : \"Chante, d\u00e9esse, la col\u00e8re d'Achille\u2026\" Les pouvoirs qui nous administrent ont trouv\u00e9 une m\u00e9thode : nettoyer. On gomme les traces. On traite la col\u00e8re comme un chol\u00e9ra moderne : quelque chose de contagieux qu'il faut repousser au-del\u00e0 du p\u00e9riph\u00e9rique. **3 mai \u2014 Pied de veau** J'\u00e9tais en train de lui expliquer comment mon p\u00e8re pr\u00e9parait le b\u0153uf bourguignon. Elle a dit : \"Fait chaud, \u00e7a ne te d\u00e9range pas si je me mets \u00e0 l'aise ?\" Le t-shirt, le reste, tout pos\u00e9 sur une chaise. Elle est revenue s'asseoir, compl\u00e8tement nue. J'avais encore en bouche les mots \"pied de veau\". J'ai bafouill\u00e9, attrap\u00e9 mes cl\u00e9s, travers\u00e9 la pi\u00e8ce. Dehors, je me suis senti vaguement grotesque. **4 mai \u2014 La toile** Longtemps, j'ai cru qu'on tenait debout en collant des \u00e9tiquettes sur tout. J'ai test\u00e9 \"campagne\", puis \"ville\", les bordels, les comptoirs collants. La fatigue a pris le dessus. J'ai ouvert les mains et je t'ai trouv\u00e9e, toi : une toile blanche, dans une pi\u00e8ce qui sentait le tabac froid. Tu ne promettais rien, seulement cette surface vide pr\u00eate \u00e0 recommencer tous les voyages. **5 mai \u2014 Faire avec** On m'a coll\u00e9 pas mal de mots : \"dispers\u00e9\", \"instable\". Un jour je me suis entendu dire : \"Il va falloir faire avec.\" Ce n'\u00e9tait pas baisser les bras, c'\u00e9tait regarder le terrain tel qu'il est. \"Faire avec\" reste du c\u00f4t\u00e9 de l'intime. Depuis, je me balance entre \"faire avec\" et \"c'est comme \u00e7a\" comme un pendule fatigu\u00e9. **6 mai \u2014 Lieux** Apr\u00e8s l'exposition au Prieur\u00e9, le calendrier m'emm\u00e8ne vers des lieux plus modestes. J'ai compris que c'\u00e9tait moi qui dressais la carte avec des lieux \"haut\" et \"bas\". Les tableaux ne changent pas de nature. Si un tableau n'a pas sa propre lumi\u00e8re interne, on pourra le noyer sous tous les spots, il restera plat. La seule grandeur qui m'importe, c'est celle d'une toile qui tient debout, o\u00f9 qu'on la pose. **7 mai \u2014 Cabane** Un jour il faudra que tu la sentes remonter, la joie. Arr\u00eater de tourner autour et se remettre \u00e0 l'ouvrage : choisir un bout de terrain, guetter la perche, commencer une cabane. Juste une pi\u00e8ce, ronde ou presque, avec de quoi tenir debout en hiver. La nuit, tu verrais les \u00e9toiles \u00e0 travers une toiture disjointe, des b\u00eates viendraient flairer l'odeur d'un homme qui ne leur demande rien. **8 mai \u2014 Jaune** Il y a des nuits o\u00f9 tout se passe dans un gris sale. Puis, une fois de temps en temps, il y a la couleur. Je me souviens d'un r\u00eave o\u00f9 une porte s'est ouverte sur un champ de colza. Un jaune violent, si net que j'ai eu l'impression de respirer dedans. C'est elle qui m'a r\u00e9veill\u00e9, comme un sursaut. **9-12 mai \u2014 Le navire** Le capitaine ne d\u00e9jeunait jamais avec nous. Le second relayait les ordres avec une pr\u00e9cision maniaque. Nous avons vu des masses blanches de glace d\u00e9passer l'horizon. On sentait que nous avions d\u00fb remonter trop au nord. Le soir, le capitaine a fait monter les femmes sur le pont, percer des tonneaux. Les cha\u00eenes ont claqu\u00e9 au rythme des pas. Le jeune mousse se tenait au bastingage, perdu dans sa solitude, comme s'il attendait qu'on lui pr\u00eate assez de force pour ne pas basculer dans le noir. ",
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