{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/anthologie.html", "url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/anthologie.html", "title": "Anthologie ", "date_published": "2024-06-30T07:38:00Z", "date_modified": "2025-09-30T07:38:59Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
20. Je ne sais plus o\u00f9 j\u2019ai rang\u00e9 cette photo de toi. Quand j\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 ta photographie pour cet exercice d\u2019\u00e9criture, j\u2019ai eu ce mouvement imm\u00e9diat d\u2019aller chercher la bo\u00eete dans le placard du bureau. Je n\u2019ai que tr\u00e8s peu de photos de toi, et celle-ci est particuli\u00e8rement pr\u00e9cieuse. Elle te montre \u00e0 quinze ans, debout dans un pr\u00e9, un sourire l\u00e9ger aux l\u00e8vres, entour\u00e9e de haies et d\u2019arbres sous un ciel gris. La photo a \u00e9t\u00e9 prise pendant que tu avais d\u00fb quitter Paris, envoy\u00e9e garder les vaches dans la Creuse, \u00e0 Clugnat, non loin de Boussac.<\/p>\n
Quelqu\u2019un t\u2019a prise en photo. Je ne sais pas qui. Peut-\u00eatre quelqu\u2019un qui te trouvait jolie. Quelqu\u2019un qui \u00e9tait amoureux de toi. Bien que l\u2019image soit en noir et blanc, que le tirage soit ab\u00eem\u00e9 par endroits, je t\u2019ai reconnue tout de suite \u00e0 tes taches de rousseur. J\u2019ai retrouv\u00e9 ce carton parmi les affaires laiss\u00e9es par papa. Une chose conserv\u00e9e sans savoir pourquoi. La plupart des photos trouv\u00e9es l\u00e0 ne m\u2019\u00e9voquaient rien. Des visages inconnus, ou des gens que j\u2019ai peut-\u00eatre connus bien plus tard, plus \u00e2g\u00e9s, mais que je ne suis pas parvenu \u00e0 reconna\u00eetre. Il y avait aussi des clich\u00e9s de la famille estonienne, l\u00e9gend\u00e9s \u00e0 la main, mais illisibles.<\/p>\n
Pas de l\u00e9gende sur ta photo. Juste cette fa\u00e7on de plisser les yeux, de retrousser l\u00e9g\u00e8rement les narines quand tu souris. Tu n\u2019as pas l\u2019air malheureuse. Tu sembles seule. Tes fr\u00e8res \u00e9taient diss\u00e9min\u00e9s dans d\u2019autres fermes, plus loin. Calio \u00e9tait rest\u00e9 \u00e0 Paris pour apprendre la plomberie. Henri et Arnold, eux, gardaient aussi les vaches, mais vous ne vous voyiez gu\u00e8re. Le danger de se retrouver, m\u00eame pour un anniversaire, m\u00eame pour une \u00e9treinte, vous interdisait toute visite.<\/p>\n
Dire qu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e9poque, tu \u00e9tais une jeune fille. Tu ne savais pas encore que tu allais devenir ma m\u00e8re. Voil\u00e0 ce qui me laisse pensif. Comme si tout ce que nous avons v\u00e9cu ensuite ensemble relevait du r\u00eave. Tout aura pass\u00e9 si vite.<\/p>\n
Et puis nous sommes revenus \u00e0 Clugnat. Tu voulais nous montrer, \u00e0 O. et moi, la ferme o\u00f9 tu avais v\u00e9cu l\u2019Occupation. Il y avait cet homme, dont je ne me souviens plus du nom, mais \u00e0 qui tu tenais. Il ne fallait pas en parler \u00e0 papa. On \u00e9tait partis presque en cachette, un week-end, pendant que papa vendait ses toitures ondul\u00e9es dans une autre campagne. J\u2019avais \u00e9t\u00e9 jaloux. Jaloux de vous voir si proches, de vos regards silencieux. Mais la jalousie s\u2019est dissip\u00e9e : l\u2019homme nous a fait visiter son entresol, sa salle de jeux, son grand meuble billard o\u00f9 O. et moi avons jou\u00e9, pendant que vous parliez de choses de grandes personnes.<\/p>\n
Tu \u00e9tais m\u00e9lancolique sur le chemin du retour. Tu nous avais demand\u00e9 de garder cela pour nous. Et \u00e0 la premi\u00e8re occasion, sans pr\u00e9m\u00e9ditation, j\u2019ai tout dit. Comme font les enfants. Il y eut dispute, portes qui claquent, injures, valises qu\u2019on fait \u00e0 la h\u00e2te, puis les rabibochages. Tu m\u2019as dit un jour que tu avais toujours pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 la s\u00e9curit\u00e9 \u00e0 l\u2019amour. Tu avais honte de me le dire, mais \u00e7a t\u2019a fait du bien. Puis tu m\u2019as dit d\u2019oublier, que ce n\u2019\u00e9tait pas un discours \u00e0 tenir \u00e0 un enfant. Mais je l\u2019avais d\u00e9j\u00e0 compris. C\u2019\u00e9tait limpide pour moi.<\/p>\n
J\u2019aimerais retrouver cette photographie pour te rencontrer encore une fois. Te revoir avant que tu ne deviennes ma m\u00e8re. Pour essayer de mieux te comprendre. T\u2019apercevoir d\u2019un autre point de vue : celui d\u2019un homme \u00e2g\u00e9 d\u00e9sormais, qui a fait sa vie, qui n\u2019a plus beaucoup d\u2019illusions. Un homme capable de voir un \u00eatre humain sans les jugements r\u00e9flexes qu\u2019on porte en soi, comme autant de parades contre le simple fait d\u2019exister.<\/p>\n
19. La difficult\u00e9 vient surtout de la profusion. Il y a trop d\u2019images r\u00e9manentes. Un trop-plein qui paralyse. C\u2019est \u00e9trange : il serait si facile de les aligner, comme on enfile des perles. Mais tr\u00e8s vite, un “je ne sais quoi” contredit ce premier mouvement. Un refus. Plus fort qu\u2019une g\u00eane, plus profond qu\u2019une honte simple.<\/p>\n
Ce serait ind\u00e9cent, peut-\u00eatre. Honteux de livrer en vrac ces images sans queue ni t\u00eate, juste parce qu\u2019on les aurait attrap\u00e9es en passant, sans vraiment r\u00e9fl\u00e9chir. Sans leur accorder de lien. L\u2019abondance elle-m\u00eame devient suspecte, presque obsc\u00e8ne.<\/p>\n
J\u2019ai song\u00e9 \u00e0 \u00e9tablir une chronologie. \u00c0 raccrocher ces images \u00e0 des moments collectifs, \u00e0 leur donner une respiration plus large, un \u00e9cho commun. Pour qu\u2019elles ne parlent pas seulement de moi. Mais d\u00e9j\u00e0, voil\u00e0 que je disserte — non pas sur les images, mais sur l\u2019impossibilit\u00e9 de les \u00e9crire.<\/p>\n
Je pense \u00e0 ces images en noir et blanc que diffusait la t\u00e9l\u00e9vision durant mon enfance : l\u2019Alg\u00e9rie, le Vietnam, le Biafra. Un ab\u00eeme entre elles et moi. Je vivais dans un pays en paix, en croissance. Et pendant ce temps, une traction avant stationn\u00e9e dans la cour se transformait doucement sous les \u00e9clats de lumi\u00e8re des prunus. Image plus proche, plus tenace.<\/p>\n
Je pourrais ouvrir un navigateur. Taper 1960, 1965, 1972. Voir ce qui me revient. Mais ce serait une fiction. Une reconstruction. Et non que je rechigne \u00e0 la fiction — mais ce serait trop facile. Une pirouette. Un contournement. Une d\u00e9sinvolture.<\/p>\n
Pourquoi certaines images restent-elles en nous, sans qu\u2019on les convoque ? Peut-\u00eatre est-ce une fausse piste, rendue suspecte par le fait m\u00eame d\u2019\u00e9crire, par la pression de devoir livrer quelque chose. Et ce d\u00e9sir, parfois, d\u2019attraper une image spectaculaire, f\u00e9d\u00e9ratrice — juste pour qu\u2019elle tienne debout dans le texte.<\/p>\n
Alors voil\u00e0. C\u2019est un \u00e9chec. Mais un \u00e9chec qui pense. Un \u00e9chec f\u00e9cond. Derri\u00e8re lui, des dizaines de textes piaffent, que je les \u00e9crive ou non. Ce n\u2019est plus la question. Ce qui importe, c\u2019est ce non. Ce « toi, tu ne peux pas le faire, pas comme \u00e7a, pas maintenant ».<\/p>\n
Et je me dis que si un livre devait commencer un jour, il pourrait tr\u00e8s bien le faire par ce refus. C\u2019est effrayant, cette envie soudaine de se d\u00e9marquer en disant non. Effrayant et stimulant. Peut-\u00eatre qu\u2019en remontant le fil de tous mes refus, je tiendrais l\u00e0 un vrai texte. Ce serait ma mani\u00e8re, malgr\u00e9 tout, de participer.<\/p>\n
Ce n\u2019est pas une esquive. C\u2019est un effleurement, un contre-chant. Que la lectrice ou le lecteur partageant cet exercice ne m\u2019en tienne pas rigueur : ce refus ne s\u2019adresse qu\u2019\u00e0 cette part trop ob\u00e9issante de moi-m\u00eame, avec laquelle je n\u2019ai plus envie de traiter.<\/p>\n
Voici donc ma r\u00e9colte. Pauvre, mais honn\u00eate.<\/p>\n
18. Table des mati\u00e8res photographique (\u00e0 la mani\u00e8re d\u2019Herv\u00e9 Guibert)<\/p>\n
La photographie en noir et blanc
\nTri X Pan, Agfa, puis Ilford.
\nVoir monter l\u2019image dans le r\u00e9v\u00e9lateur. Les noirs surgissent d\u2019abord, plus vite que les blancs.
\nN\u00e9gatif, passe-vue — certains le liment, fa\u00e7on Cartier-Bresson. Le fameux bord noir.
\n« Elle est recadr\u00e9e, c\u2019est de la merde. »<\/p>\n
Les premi\u00e8res exp\u00e9riences
\nD\u2019abord, les photos de famille. Mal cadr\u00e9es, floues.
\nCelles qu\u2019un Gerhard Richter transposera en grandes toiles, noir et blanc, pop art allemand.
\nLe Nikkormat, un peu moins cher que Nikon, achet\u00e9 boulevard des Filles du Calvaire.
\nLes premi\u00e8res images : des diapos d\u2019Irlande. Coup de c\u0153ur imm\u00e9diat.<\/p>\n
Photographier des maquettes et des \u00e9v\u00e9nements
\nUniversit\u00e9 de Riyad, palais des sports de Bercy, chantiers.
\nFestival de comedia dell\u2019arte \u00e0 Villejuif. Gassman et Dario Fo s\u2019\u00e9nervent : le miroir du Nikon claque trop fort pendant les r\u00e9p\u00e9titions.
\nTout revendu pour acheter un Leica M42.<\/p>\n
La photographie comme voyage
\nDes pays en noir et blanc. La magie du labo. La chambre noire.
\nL\u2019inqui\u00e9tude li\u00e9e \u00e0 la photographie : le temps qui passe. Qui sont ces inconnus ?<\/p>\n
La photographie argentique
\nBobines de 24 ou 36 poses.
\nDes noms li\u00e9s \u00e0 une \u00e9poque : Adams, Riboud, Klein, Sieff, Dityvon, Frank, Arbus, Salgado.<\/p>\n
Hasard, maladresse
\nPhoto mal cadr\u00e9e — mais qu\u2019est-ce qu\u2019un bon cadrage ?
\nTrop d\u2019ouverture, vitesse rat\u00e9e, double exposition par oubli.
\nLe hasard est partout, parfois lumineux.<\/p>\n
M\u00e9moire et disparition
\nLa m\u00e9moire fond dans la photographie.
\nEssayer de se souvenir en regardant.
\nLa bo\u00eete en carton pleine d\u2019inconnus : impossible de jeter. \u00c9pave de naufrage, ou consolation ?
\nNous serons oubli\u00e9s comme eux.<\/p>\n
Mensonge
\n\u00c0 Quetta, deux hommes dans une \u00e9choppe : retouchent les n\u00e9gatifs de mariage.
\nIls embellissent les visages — pi\u00e9t\u00e9 douce, illusion offerte.<\/p>\n
Num\u00e9rique
\nUne masse d\u2019images qu\u2019on regarde \u00e0 peine, voire jamais.
\nLa raret\u00e9 des 36 poses a disparu. Nostalgie ? Peut-\u00eatre. Ou simple r\u00e9action d\u2019ancien.<\/p>\n
Parler de photographie
\nUn exercice difficile. Confusion totale sur le mot lui-m\u00eame.
\nComme pour l\u2019autobiographie : plus on avance, plus parler de soi devient compliqu\u00e9.<\/p>\n
Chaos organis\u00e9
\nJe note ce qui vient. Le classement me vertige plus que le chaos.
\nJe photographie ainsi.
\nPetit pocket Instamatic, personne ne le remarque. C\u2019est de l\u00e0 que surgit parfois quelque chose.
\nDes images que les esth\u00e8tes disent rat\u00e9es. Je les laisse dire.<\/p>\n
Non-documentation
\nJe ne l\u00e9gende pas. Juste des pochettes cristal.
\nJe compte sur la m\u00e9moire. Grave erreur, \u00e9videmment.
\nMais c\u2019est aussi une mani\u00e8re de m\u2019effacer.
\nSi plus rien ne me relie \u00e0 l\u2019image, alors la photo devient une entreprise de d\u00e9molition.<\/p>\n
Confiance
\nAppuyer au bon moment, comme tirer une fl\u00e8che les yeux ferm\u00e9s.
\nUne confiance \u00e9trange dans l\u2019inconscient.
\nDans l\u2019\u00e9preuve, le clich\u00e9, le surgissement.<\/p>\n
17. « Le jour o\u00f9 vous cesserez de vouloir d\u00e9montrer quelque chose — en esp\u00e9rant que ce jour advienne — c\u2019est tout le malheur que je vous souhaite. Revenez me voir. » Il m\u2019avait dit \u00e7a en expulsant lentement la bouff\u00e9e d\u2019une cigarette. La spirale de fum\u00e9e, en s\u2019\u00e9levant, semblait refl\u00e9ter la profondeur de cette r\u00e9flexion. Pour dissimuler mon malaise face au silence pesant, je consultai ma montre.<\/p>\n
« Il est l\u2019heure », dis-je d\u2019une voix effroyablement enfantine — celle qui me trahit toujours quand je me sens plus bas que terre. L\u2019homme de lettres, perdu dans la contemplation du dehors, ne tourna m\u00eame pas la t\u00eate. Quelque chose \u00e9tait clos.<\/p>\n
Timidement, mais avec irritation, je tentai de suivre son regard, de percer moi aussi l\u2019opacit\u00e9 des vitres poussi\u00e9reuses. Tout \u00e9tait flou. Lui plissait \u00e0 peine les paupi\u00e8res, et voyait au-del\u00e0. Le grand dehors. Le monde.<\/p>\n
Il y voyait des choses invisibles pour moi, inatteignables, dont l\u2019absence me manquerait affreusement. J\u2019en ressentais d\u00e9j\u00e0 la douleur physique. Je me tortillai sur ma chaise, me levai d\u2019un coup, balbutiai un au revoir, et ne re\u00e7us qu\u2019un adieu en retour.<\/p>\n
« Vous pouvez \u00eatre un des plus grands acteurs de votre g\u00e9n\u00e9ration, et \u00eatre un con achev\u00e9 dans la vie », dit le petit jeune homme. Il l\u2019avait oubli\u00e9, l\u2019acteur. Oubli\u00e9 ce rendez-vous. Et lui avait fait tout ce chemin, d\u2019Aubervilliers jusqu\u2019\u00e0 R\u00e9publique, en nage, chemise collant au dos, sac photo des ann\u00e9es 80 en bandouli\u00e8re. Il avait insist\u00e9.<\/p>\n
« Mais puisque je vous dis que j\u2019ai rendez-vous avec monsieur F.H., c\u2019est pour un reportage. » Il \u00e9tait arriv\u00e9 pile au moment o\u00f9 Andrzej \u017bu\u0142awski engueulait C.L., puis F.H. Le visage de l\u2019acteur, bl\u00eame, fondait comme cire sous la chaleur. La sueur. Les \u00e9clats de voix. Le maquillage d\u00e9goulinant.<\/p>\n
Il le rappela quand m\u00eame. L\u2019acteur ne le regarda m\u00eame pas. Le laissa plant\u00e9 l\u00e0, dans l\u2019\u00e9troit couloir. Derri\u00e8re la porte de la loge, il avait disparu. D\u00e9finitivement. Depuis, le jeune homme ne ratait jamais une occasion : « Vous pouvez \u00eatre un des plus grands acteurs de votre g\u00e9n\u00e9ration, et \u00eatre un con fini dans la vie. »<\/p>\n
On le toisait, voulait ajouter quelque chose, puis on reprenait le fil de ses pens\u00e9es. Tout le monde oubliait si facilement. Sauf lui.<\/p>\n
« Tu devrais lui apporter des fleurs, des roses rouges, non ? » — « Mais si elle est aveugle, quelle importance ? Et m\u00eame, des fleurs moins co\u00fbteuses, on ne roule pas sur l\u2019or. Mais Arletty, tout de m\u00eame\u2026 Ce n\u2019est pas rien. »<\/p>\n
Sur la bo\u00eete aux lettres, c\u2019\u00e9tait \u00e9crit : Madame Bathiat, rue R\u00e9musat. Ce n\u2019\u00e9tait plus elle qui ouvrait. Une jeune fille aveugle — sans doute artiste, comme celles du faubourg Saint-Martin. « Moi, je suis une fleur du faubourg », disait-elle avec malice. « Surtout une belle salet\u00e9 de collabo », soufflait R. — « Arr\u00eate donc. T\u2019y \u00e9tais, toi ? C\u00e9line \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de Soehring le boche — ah, l\u2019amour\u2026 »<\/p>\n
Des petits pas. Une autre artiste aveugle. « Des chrysanth\u00e8mes ? Comme c\u2019est aimable \u00e0 vous. Un peu pr\u00e9coce, mais bien gentil. Madame Arletty dort. Si vous voulez, laissez une carte, repassez demain. »<\/p>\n
Mille fois, je me suis imagin\u00e9 la maison du po\u00e8te. Le car vers Omonville-la-Petite. Madame Blaisot aurait port\u00e9 sa robe beige, son imper clair, son \u00e9charpe rouge. Il pleut souvent dans la Manche. Mais ce jour-l\u00e0, j\u2019\u00e9tais malade. Alit\u00e9. Ma m\u00e8re avait appel\u00e9 \u00e0 la derni\u00e8re minute. « Il ne pourra pas venir. »<\/p>\n
J\u2019\u00e9tais pein\u00e9, et cette peine se transforma en quinte de toux. Puis en r\u00eaverie. J\u2019irais \u00e0 Pr\u00e9vert autrement. Par mes propres moyens. Par les mots. « Paroles », son recueil, je le connaissais par c\u0153ur.<\/p>\n
J\u2019\u00e9tais \u00e0 Nantes sur un pont, \u00e0 Brest dans les ruines, les bombes, la guerre. Barbara chantait, le front gifl\u00e9 de pluie, « G\u00f6ttingen ». Ou bien j\u2019entendais le bruit de l\u2019\u0153uf dur qu\u2019on brise sur un comptoir d\u2019\u00e9tain. \u00c0 dix heures, le car fit une pause. J\u2019imaginai casser la cro\u00fbte avec les autres. Eau, sirop. Sandwich.<\/p>\n
Ce sont eux qui m\u2019ont racont\u00e9 la suite. Madame Blaisot avait enregistr\u00e9 la rencontre. Un magn\u00e9tophone. On faisait un journal radiophonique. On avait vu Kessel aussi. Enfin — pas moi. J\u2019\u00e9tais encore malade, ce jour-l\u00e0.<\/p>\n
16. Il est. Difficile, de commencer. Trouver les mots. Si l\u2019on y pense trop. Si l\u2019on ne se laisse pas aller \u00e0 la pente naturelle. S\u2019emparer, comme \u00e7a nous chante, des premiers sons venus. Si facilement qu\u2019on les croirait naturels, vrais, authentiques. Ou, d\u2019une mani\u00e8re idiote : les miens, les tiens, les leurs, les n\u00f4tres.<\/p>\n
Elle est. Cette \u00e9tranget\u00e9, cette nouveaut\u00e9. Attirante, mais redout\u00e9e. Trop neuve, trop vive, presque violente. Elle vous saisit d\u00e8s qu\u2019on se retrouve face \u00e0 face.<\/p>\n
Vous voil\u00e0 donc timide. D\u2019un seul coup. Quelque chose dans l\u2019air le dit. Cela expliquerait tout. Et cela dure depuis longtemps, si longtemps, que l\u2019impression d\u2019\u00eatre nu, singulier, expuls\u00e9 hors d\u2019un faisceau d\u2019apparences, vous rend muet. Stup\u00e9fi\u00e9. Viande muette, mais tabass\u00e9e. Frapp\u00e9e de stupeur, attendrie.<\/p>\n
Deux statues de chair, fig\u00e9es. Tentant soudain l\u2019une vers l\u2019autre un geste. Une tentative hors des clous, hors des crochets. Un face \u00e0 face. Deux moiti\u00e9s d\u2019une m\u00eame mati\u00e8re. Le pile et le face se regardant, se jaugeant. Avant de s\u2019\u00e9treindre \u2013 tout \u00e0 coup : haine, amour, musique, bruit.<\/p>\n
La chair est fiable<\/p>\n
15. Vous \u00eates venus sp\u00e9cialement pour l\u2019exposition\u2026 ? C\u2019est effrayant d\u2019imaginer que oui\u2026 autant dire sp\u00e9cialement pour lui, pour le peintre\u2026 et comment l\u2019ont-ils su\u2026 bien que le savoir ne r\u00e8gle encore rien\u2026 car on peut tout \u00e0 fait savoir et ne rien en faire\u2026 ne pas se d\u00e9placer\u2026 il y a quelque chose d\u2019autre\u2026 quoi\u2026 « vous \u00eates arriv\u00e9 l\u00e0 par hasard »\u2026 apporterait-il une sorte de soulagement\u2026 peut-\u00eatre\u2026 en sortirait-on rassur\u00e9, pour un moment\u2026 mais non\u2026 car « ils » le disent\u2026 nous savions\u2026 nous savions que « tu » exposais\u2026 le « vous » parfois a du bon\u2026 c\u2019est plus difficile aussi dans l\u2019autre sens\u2026 « Tu es venu sp\u00e9cialement pour voir mon exposition »\u2026 « t\u2019es venu »\u2026 \u00e7a n\u2019irait pas\u2026 \u00e7a obligerait \u00e0 soulever un li\u00e8vre\u2026 tout le poids d\u2019un \u00e2ne mort\u2026 que le peintre sorte de l\u2019ind\u00e9finissable\u2026 qu\u2019il entre dans la pi\u00e8ce\u2026 qu\u2019il me donne une tape dans le dos\u2026 ou pire\u2026 qu\u2019il se confonde avec moi\u2026 qu\u2019il soit moi\u2026 ce serait d\u2019un seul coup insupportable\u2026 « ils » diraient : le peintre\u2026 ils ajouteraient leurs foutus « c\u2019est beau\u2026 » je ne saurais quoi r\u00e9pondre\u2026 je dirais alors : « vous \u00eates venus sp\u00e9cialement pour l\u2019exposition\u2026 » je le r\u00e9p\u00e8terais en boucle\u2026 en faisant mine d\u2019en douter\u2026 par toutes les mimiques dont un peintre\u2026 pris en d\u00e9faut de s\u2019exhiber\u2026 d\u2019\u00e9taler\u2026 de se r\u00e9pandre\u2026 et comme tout cela serait ridicule\u2026 rat\u00e9\u2026 et puis je dirais, en les entra\u00eenant vers la table\u2026 du blanc\u2026 du rouge\u2026 du ros\u00e9\u2026<\/p>\n
Vous \u00eates venus pour moi alors\u2026 et tout de suite le couac\u2026 la fausse note resterait fig\u00e9e dans l\u2019air\u2026 je ne pourrais pas la l\u00e2cher du regard\u2026 elle deviendrait comme\u2026 quel est ce mot d\u00e9j\u00e0\u2026 je n\u2019en suis plus tr\u00e8s s\u00fbr\u2026 l\u2019embl\u00e8me\u2026 le blason de mon d\u00e9sarroi\u2026 enfin\u2026 je serais d\u2019un coup nu\u2026 c\u2019est \u00e7a\u2026 vuln\u00e9rable\u2026 ils pourraient en profiter\u2026 buvez\u2026 ceci est mon sang\u2026 ceci mon corps\u2026 pi\u00e9tinez donc tout \u00e7a all\u00e8grement\u2026 si \u00e7a vous chante\u2026<\/p>\n
Ils sont venus\u2026 je l\u2019esp\u00e9rais\u2026 je n\u2019osais pas me l\u2019avouer vraiment\u2026 ou bien\u2026 j\u2019avais la trouille qu\u2019ils ne viennent pas\u2026 que personne ne vienne\u2026 on ne peut pas dire ce genre de chose lorsqu\u2019on est seul\u2026<\/p>\n
Ils ne sont pas venus\u2026 aucun n\u2019a trouv\u00e9 la force\u2026 l\u2019int\u00e9r\u00eat\u2026 le d\u00e9sir\u2026 ils avaient peut-\u00eatre quelque chose d\u2019autre \u00e0 faire\u2026 surtout qu\u2019il fait beau\u2026 tellement\u2026 sp\u00e9cialement aujourd\u2019hui\u2026 ce serait dommage qu\u2019ils n\u2019en profitent pas\u2026<\/p>\n
14. Apr\u00e8s ce pr\u00e9ambule, il faut que tu saches, pour ta gouverne, qu\u2019on ne traite pas les gens de cette mani\u00e8re, qu\u2019il est de bon ton de faire un petit peu plus attention aux autres que tu ne le fais, sans oublier que \u00e7a fait pas loin de trois jours que j\u2019attends ton coup de fil. Je ne sais plus trop quoi en penser, et toi, tu en penses quoi ? Est-ce que ce sont des mani\u00e8res ?<\/p>\n
Pour ta gouverne, ici, notre devise est : chaque chose a sa place, une place pour chaque chose. Il serait tr\u00e8s malvenu de ta part de ne pas en tenir compte, nous t\u2019avons \u00e0 l\u2019\u0153il, encore que, entre nous soit dit, ici, ce n\u2019est pas le bagne. Dans une certaine mesure, tu restes tout \u00e0 fait libre de ne pas accepter ce poste, on ne te retiendra pas.<\/p>\n
Pour ta gouverne, dire ici tout haut ce genre de choses ne fera certainement pas avancer les choses, ni ton avancement, ni ta carri\u00e8re. \u00c7a n\u2019am\u00e9liorera pas ton image, bien au contraire, mais si tu veux que tout le monde te d\u00e9teste, pas de souci, tu es sur le bon chemin. Si c\u2019est effectivement ce que tu veux, tu as r\u00e9ussi !<\/p>\n
Pour votre gouverne, je l\u2019ai pris entre quatre yeux, il ne s\u2019est pas d\u00e9fil\u00e9, \u00e0 vrai dire, j\u2019esp\u00e9rais un peu qu\u2019il le fasse. \u00c7a m\u2019aurait permis d\u2019enfoncer le clou, de lui dire ses quatre v\u00e9rit\u00e9s, puis de lui tordre le cou une bonne fois pour toutes et j\u2019aurais \u00e9t\u00e9 le premier \u00e0 crier bon d\u00e9barras.<\/p>\n
Pour ta gouverne, il faut vraiment que quelqu\u2019un te le dise. Ne le prends surtout pas mal, ici tout le monde est \u00e0 la m\u00eame enseigne. On est tous pass\u00e9s par l\u00e0 et regarde, au final on y est bien arriv\u00e9. Tu n\u2019es tout de m\u00eame pas plus b\u00eate qu\u2019un autre, c\u2019est juste une question de temps, d\u2019application, de r\u00e9gularit\u00e9, de t\u00e9nacit\u00e9\u2026<\/p>\n
Pour ta gouverne, et je te le dis sans animosit\u00e9, quand tu tournes la cuill\u00e8re dans ton caf\u00e9, ce serait bien que tu ne frappes pas syst\u00e9matiquement contre les bords. C\u2019est un son m\u00e9tallique, \u00e7a r\u00e9veille les morts. Ce n\u2019est pas que \u00e7a me g\u00eane, mais disons que les autres, eux, n\u2019osent rien dire.<\/p>\n
Pour ta gouverne, l\u2019armoire en formica blanc, l\u00e0, dans la cuisine, elle grince toujours quand on l\u2019ouvre. Il suffirait de frotter un peu d\u2019huile ou m\u00eame de savon sur les gonds. Je sais, c\u2019est pas grand-chose. Mais \u00e0 force, tout ce petit rien finit par faire beaucoup.<\/p>\n
Pour ta gouverne, ce n\u2019est pas une question d\u2019\u00e2ge, ni de m\u00e9tier, ni de statut. Ce genre de chose arrive \u00e0 tout le monde, un jour ou l\u2019autre. Ce n\u2019est pas une honte. Ce qui serait dommage, ce serait de passer \u00e0 c\u00f4t\u00e9 sans m\u00eame avoir essay\u00e9 de comprendre.<\/p>\n
13. L\u2019escalator et, au travers de la paroi de plexiglas, l\u2019image de la ville se distordant, tremblante, vacillante, ou bien invisible, cach\u00e9e par des gifles de pluie, des coulures, des bu\u00e9es. Toujours \u00e0 l\u2019\u00e9tage, le m\u00eame, \u00e9tait-ce bien le second ? L\u2019arr\u00eat, les quelques pas sur des grilles, puis les portes coulissantes, la moquette, l\u2019att\u00e9nuation des bruits par la moquette. Le temple que forme ici, par l\u2019absence de bruit, la biblioth\u00e8que. Le silence saute au visage et on se dirige vers l\u2019aile vitr\u00e9e qui donne sur la rue R\u00e9aumur.<\/p>\n
Les envol\u00e9es de pigeons, les jours maussades, les jours br\u00fblants. La solitude augmente \u00e0 chaque fois qu\u2019on vient ici s\u2019asseoir \u00e0 la table, presque toujours la m\u00eame, avec un livre attrap\u00e9 souvent par hasard, peut-\u00eatre pour avoir une contenance, un pr\u00e9texte, \u00e0 observer l\u2019autre, tous les autres. Les \u00e9tudiants concentr\u00e9s, leurs stylos grattant sur le papier, le bruit des pages qui se tournent m\u00e9thodiquement. Les personnes \u00e2g\u00e9es, plong\u00e9es dans la lecture, avec des lunettes au bout du nez, absorb\u00e9es par les journaux ou les magazines.<\/p>\n
Les structures m\u00e9talliques, les poutres apparentes, les ascenseurs vitr\u00e9s, les escaliers en colima\u00e7on, les rampes d\u2019acc\u00e8s, les murs color\u00e9s, les panneaux d\u2019information. Le bourdonnement constant des conversations feutr\u00e9es, les murmures \u00e9touff\u00e9s, les bruits des photocopieuses, les chariots de livres pouss\u00e9s lentement, les crayons raclant les pages. Les expositions temporaires, les vues plongeantes sur la rue anim\u00e9e ou vers le ciel, les pi\u00e9tons, les touristes, tous observ\u00e9s \u00e0 travers les grandes baies vitr\u00e9es. Les jeux de lumi\u00e8re, les ombres projet\u00e9es, les affiches d\u2019\u00e9v\u00e9nements, les files aux guichets, les enfants tirant leurs parents vers la section jeunesse.<\/p>\n
Les titres des magazines reviennent comme une litanie, intercal\u00e9s dans le fil des jours, soulignant les bouleversements de l\u2019\u00e9poque :<\/p>\n
1981 : « La R\u00e9volution de la TV : Lancement de la Cha\u00eene Canal+ ». 1983 : « Jean-Marie Le Pen et la naissance du Front National ». 1984 : « Naissance de La Cinq : Premi\u00e8re Cha\u00eene Priv\u00e9e Gratuite ». 1985 : « Expansion : Bollor\u00e9 dans les M\u00e9dias ». 1986 : « D\u00e9r\u00e9glementation : Nouvelle \u00c8re T\u00e9l\u00e9visuelle ». 1988 : « Le Pen au second tour : Choc Pr\u00e9sidentiel ». 1990 : « Carrefour : R\u00e9volution dans la Distribution ». 1992 : « TF1, Leader Priv\u00e9 : Et le Service Public ? ». 1995 : « Le Pen aux municipales : Quel avenir ? ».<\/p>\n
Ces couvertures, comme des meurtri\u00e8res ouvertes sur le monde, d\u00e9cochent leurs projectiles d\u2019\u00e9poque : espoirs, peurs, d\u00e9go\u00fbts, jalons. La biblioth\u00e8que, refuge et t\u00e9moin impassible, filtre tout. Au fil des pages tourn\u00e9es, on traverse une dr\u00f4le d\u2019histoire. Tout change si vite autour, alors que le lieu demeure, phare silencieux.<\/p>\n
L\u2019id\u00e9e m\u00eame de biblioth\u00e8que, d\u2019un livre, d\u2019une culture dans son temps. Le temps n\u00e9cessaire pour comprendre la nature des illusions, pour trier les scories de l\u2019espoir, pour se d\u00e9faire de l\u2019exc\u00e8s, du faux, peut-\u00eatre d\u2019une jeunesse simplement. Et \u00e0 la fin, se refaire une na\u00efvet\u00e9 neuve. Il n\u2019y a pas d\u2019autre choix.<\/p>\n
12. L\u2019arriv\u00e9e \u00e0 Santa Lucia une nuit d\u2019hiver. Apr\u00e8s une br\u00e8ve d\u00e9ambulation, flirter avec l\u2019id\u00e9e d\u2019emprunter la Ferrovia, \u00e0 cette heure tardive peu encombr\u00e9e de voyageurs. En bordure de lagune, assaillie mollement par les vaporetti quasi vides. Au loin, des silhouettes peu nombreuses par-dessus les canaux. Plus loin, mais pas tant que \u00e7a, la ville, presque enti\u00e8rement endormie, voire morte. Il suffit qu\u2019il ait plu juste avant pour que le p\u00e9trichor m\u00eal\u00e9 \u00e0 la chancissure vous attrape le nez. Dans ce charroi de sensations troubles, une vague trace d\u2019iode. Marcher est plus s\u00fbr. Le plaisir d\u2019avancer ainsi par-dessus les gondoles, leurs proues \u00e0 six quartiers servant l\u2019\u00e9quilibre dans l\u2019asym\u00e9trie, leurs couleurs noires mettant fin \u00e0 toute esclandre et rivalit\u00e9. Pr\u00e9sences flottantes, \u00e0 peine chuintantes, b\u00e2ch\u00e9es \u00e0 quai. Et soudain, le pas qui r\u00e9sonne sur les pav\u00e9s. Omnipr\u00e9sence de la mer \u00e0 l\u2019assaut de la pierre. Lenteur palpable d\u2019un d\u00e9sastre magistral. Une ville s\u2019enfonce dans la nuit comme dans l\u2019eau noire qui l\u2019entoure, la dig\u00e8re d\u00e9j\u00e0. Progression \u00e0 pas mesur\u00e9s, avec en t\u00e2che de fond la tr\u00e8s vague adresse d\u2019un h\u00f4tel, pr\u00e8s de la galerie o\u00f9 Zoran Music expose de fa\u00e7on permanente ses dessins et peintures. Souvenirs de Dachau ou Trieste, pour la plupart.<\/p>\n
L\u2019arriv\u00e9e \u00e0 Belgrade par la route : grands terrains vagues, barres d\u2019immeubles sans gr\u00e2ce. Quelque chose s\u2019est retir\u00e9, pas compl\u00e8tement encore. Comme \u00e0 quelques encablures du centre de Prague, ces pensions tenues par des matrones ou des ruffians d\u2019un autre temps. Des vitrines sales, magasins mal achaland\u00e9s, sans effort de r\u00e9clame, comme \u00e0 la Havane. Une travers\u00e9e de mauvais r\u00eaves qui d\u00e9bouchent sur d\u2019autres. Parfois un \u00e2ne rouge, un ange, une jument verte. Puis la perspective atmosph\u00e9rique : les ponts au-dessus de la Vltava. Le bouchon de champagne qui p\u00e8te la nuit de la Saint-Sylvestre sur le pont Charles. Badauds ahuris, musiciens-pitres pour 30 couronnes tch\u00e8ques. Et le lendemain, miracle : plus un papier gras, tout est propre, vierge, pr\u00eat \u00e0 recommencer.<\/p>\n
La travers\u00e9e des villes que l\u2019on ne conna\u00eet que par l\u2019odeur de leurs gares. San Sebasti\u00e1n, l\u2019Urumea charrie une invisible pourriture, qui remonte sur les berges, colonise les bancs publics, s\u2019incarne en lie humaine, qui se dresse et demande l\u2019aum\u00f4ne. La gare de Pontoise, les lundis matins : tabac froid, apr\u00e8s-rasage, craie sur tableau noir. Pas loin, l\u2019Oise, ses nappes de gazole, ses cadavres de bouteilles, ses chatons mort-n\u00e9s. Le petit sentier entre Parmain et Valmondois, la gare de poup\u00e9es, le TER qui s\u2019arr\u00eate \u00e0 toute gare. Une premi\u00e8re version de l\u2019interminable. On s\u2019invente un emploi du temps, on renifle les voyageurs, on s\u2019imagine leurs vies, on lit des romans, \u00e0 d\u00e9faut d\u2019en \u00e9crire. Gare de Lyon, pr\u00e8s de Bercy. Avant, un regroupement de maisons basses, des entrep\u00f4ts viticoles. Quand l\u2019ouvrier buvait ses 5 litres sans sourciller. Avant le grand chambardement, le grand remembrement. Quand il y avait encore des haies, pas encore r\u00e9invent\u00e9es par les eur\u00eaka p\u00e9dants. Une travers\u00e9e de vie enti\u00e8re : en train, par la route, \u00e0 pied, \u00e0 cheval, en voiture. Rarement en avion ou en mulet. Dommage. Ce serait bien de prendre le temps, les routes de traverse, les sentiers buissonniers. Le chemin Stevenson. Le chemin Walter Benjamin. Sans que l\u2019on nous oppose la fronti\u00e8re, la norme, la s\u00e9curit\u00e9, le meilleur confort utilisateur.<\/p>\n
11. la f\u00eate s\u2019ach\u00e8vera tard dans la nuit, mais nous l\u00e0 on retraverse le pont, levant les yeux au ciel, lune et nuages, moiteur, nous elle et moi, cette fille blonde, C\u2019est comment ton nom d\u00e9j\u00e0, \u00e9t\u00e9 1975, When a Man Loves a Woman, trois accords \u00e0 la gratte, tout ce tumulte de sueur et de parfum, le soir apr\u00e8s avoir charri\u00e9 les plaques de plomb des autos tamponneuses avec les gitans, Reins en compote, guiboles qui flagellent, descend on y va, j\u2019ai envie elle a dit, vers le camping de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de l\u2019Aumance, \u00e0 Saint-Amant, la tente est l\u00e0, la fente de la porte plus noire que la nuit, d\u00e9gage, pas ce soir, suis crev\u00e9, on se verra un autre jour, mais t\u2019as quoi, qu\u2019est-ce que je t\u2019ai fait, rien de tout \u00e7a, tout en silence plut\u00f4t, je n\u2019ai sans doute m\u00eame pas dit \u00e0 voix haute tout ce que je pense \u00e0 cet instant pr\u00e9cis, tout est dans ma t\u00eate, ma bouche est close, silence, l\u2019instant de la faire entrer dans la tente, de faire ce que font tous les gamins de fa\u00e7on maladroite je cherche le mot mais c\u2019est \u00e7a en fin de compte, merdique ou d\u00e9gueulasse, mettre une fin \u00e0 la p\u00e9riode na\u00efve, se h\u00e2ter de mettre le mot fin, s\u2019il pleuvait ce serait bien, \u00e7a r\u00e9glerait le probl\u00e8me, elle s\u2019en irait s\u00fbrement, c\u2019est comme \u00e7a qu\u2019elles font, les filles n\u2019aiment pas salir leurs robes blanches, pas pour rien en tout cas, et \u00e0 ce moment c\u2019est s\u00fbr je la retiendrais s\u00fbrement, j\u2019oserais me montrer vuln\u00e9rable, mais l\u00e0 non je suffoque, barre-toi allez, fais pas suer, je le hurlerais bien, mais il fait d\u00e9j\u00e0 suffisamment chaud comme \u00e7a, non et au bout du compte c\u2019est peut-\u00eatre moi qui partirais, apr\u00e8s tout Villevendret est \u00e0 quoi, 15 kilom\u00e8tres, en Solex, c\u2019est pas si loin, et au moins je n\u2019aurais rien \u00e0 dire, juste je te laisse la tente si tu veux, moi je pars, ciao sans un mot de plus, et voil\u00e0, et je partirais pour de bon, comme je fais tout le temps, le ressort se tend se tend se compresse et d\u2019un seul coup le diable sort de la bo\u00eete, fais-le, r\u00e9fl\u00e9chis pas, ne tergiverse pas, enfourche le Solex et tire-toi, il est l\u00e0 contre un tronc, il y a encore assez d\u2019essence, et sinon marcher \u00e0 c\u00f4t\u00e9 s\u2019il est \u00e0 sec, pas grave, elle a d\u00fb comprendre, elle m\u2019a fait un petit signe de la main, demain vers 18h je serai l\u00e0, elle rit, c\u2019est aga\u00e7ant, on se verra, tu travailles demain comme aujourd\u2019hui, oui voil\u00e0 je serai l\u00e0 comme tous les jours pr\u00e9c\u00e9dents d\u2019ao\u00fbt cette ann\u00e9e-l\u00e0 \u00e0 glaner quelques ronds avec les forains, \u00e0 jouer de la gratte Be-bop-a-Lula entre deux blancs lim\u00e9s bus cul sec, trois bagarres avort\u00e9es, et tu seras encore en robe blanche, ce qui te donnera un air sale je le sais d\u00e9j\u00e0, ou \u00e0 moi, va savoir, qui d\u00e9j\u00e0 en pens\u00e9e chevauche mon cheval noir p\u00e9taradant sans m\u00eame jeter un regard en arri\u00e8re, comme dans les westerns, John Wayne avec les femmes, Ona Munson, Betty Field, Joan Blondell, Paulette Goddard, Joan Crawford, Maureen O\u2019Hara, sans omettre le regard droit la t\u00eate haute, le balai dans l\u2019cul<\/p>\n
La fra\u00eecheur de l\u2019air est arriv\u00e9e de suite \u00e0 la sortie de Saint-Amant, en bifurquant en direction d\u2019\u00c9pineuil, le bruit du moteur se r\u00e9percute sur les murs de pierre du grand domaine o\u00f9 il y a tout au bout un ch\u00e2teau, mais je ne sais pas le nom, je m\u2019en fous, elle m\u2019a entra\u00een\u00e9 d\u00e9j\u00e0 dans un autre ch\u00e2teau, il ne peut pas y avoir d\u2019autre ch\u00e2teau aussi beau, en plus pas cette fille-l\u00e0, une autre, en robe blanche aussi, on a march\u00e9 longtemps ce jour-l\u00e0 que je ne savais pas que le silence pouvait \u00eatre aussi parlant, \u00e0 ne rien savoir se dire, et qu\u2019aurions-nous pu dire qui mettent en mot la campagne, le chemin blanc, les bruits des haies, la clameur d\u2019une poule d\u2019eau, le croassement des grenouilles, c\u2019aurait toujours \u00e9t\u00e9 bien pauvre, le silence donne au moins le change, l\u2019impression d\u2019\u00eatre riche, un potentiel<\/p>\n
La route est assez droite entre le bas de Vallon et Chazemais, un long ruban d\u2019asphalte qui court par mont et par vaux, de temps en temps j\u2019attrape le levier du bloc moteur que je tire en arri\u00e8re pour faire patiner, impression d\u2019avancer un peu plus vite, mais c\u2019est une illusion, \u00e0 mi-c\u00f4te oblig\u00e9 de descendre et de marcher \u00e0 c\u00f4t\u00e9, silence, une l\u00e9g\u00e8re brise descend la vall\u00e9e, je marche contre le vent, le hameau est encore loin, la ferme des grands-parents, celle de pauvre type, le tueur d\u2019oisillons, avec son vieux cou stri\u00e9 de sillons rubiconds, sa gueule de vieille tortue, fi de garc\u2019 si tu les d\u00e9gommes point mon ptit gars c\u2019est toutes tes c\u2019rises qui y passeront, ou tes fraises, ou je ne sais quoi, mon dieu toute cette violence qui serait pr\u00eate \u00e0 nous faire tuer n\u2019importe quoi sous un grand ciel gris ici sur la colline, aucune femme ne le supporterait deux minutes, c\u2019est ce que l\u2019on dit de pauvre type, c\u2019est aussi pour \u00e7a qu\u2019on l\u2019appelle comme \u00e7a, les gens en couple, ceux qui sont civilis\u00e9s, ils s\u2019entretuent en sourdine ceux-l\u00e0 \u00e0 grands coups de qu\u2019est-ce tu fais, \u00e0 quoi que tu penses, tu viens dormir, mais qu\u2019est-ce tu fiches, la route est longue et tant mieux, arriv\u00e9 en haut de la c\u00f4te je remets les gaz, la marche m\u2019a fait un bien fou, je suis lessiv\u00e9, demain faut que j\u2019y retourne pour l\u2019apr\u00e8s-midi, on change les plaques ab\u00eem\u00e9es, et y a encore bal, vers 19-20h la f\u00eate repartira<\/p>\n
10. Le 16 juillet 1969, un mercredi. Il est sur les routes. Une photographie au mur de la salle \u00e0 manger : noir et blanc, cadre dor\u00e9, un enfant blond aux cheveux longs, presque une petite fille, devant une for\u00eat — peut-\u00eatre Saint-Bonnet, for\u00eat de Tron\u00e7ais, r\u00e9serve de Colbert. Qui a pris cette photo ? On ne le sait pas. Il travaille pour une entreprise de couverture bitumineuse. Parfois, il dit o\u00f9 il va, parfois non : Auxerre, Saint-Jean-Pied-de-Port. Souvent absent, sauf le week-end. Cours du soir aux Arts et M\u00e9tiers \u00e0 Paris. Il veut grimper. La fus\u00e9e Apollo 11 d\u00e9colle dans un panache de flammes et de fum\u00e9es. Il ne la voit pas, il l\u2019\u00e9coute, peut-\u00eatre, dans son Ami 8 neuve. Pas encore la couleur \u00e0 la t\u00e9l\u00e9. Des chaises, du monde. Il est l\u00e0 \u00e0 travers la photo. L\u2019arri\u00e8re-grand-p\u00e8re fait ses mots crois\u00e9s, raille les Am\u00e9ricains, ne se l\u00e8ve pas quand tous sortent.<\/p>\n
Le 8 septembre 1969, on d\u00e9m\u00e9nage en r\u00e9gion parisienne. L\u2019Allier, trop loin, trop dur. Une maison neuve. Concours Chalandon. Pavillon de banlieue, muret, jardinet, all\u00e9e de graviers, tilleuls. Rien \u00e0 voir. En face, l\u2019Oise, large, taches de gasoil des p\u00e9niches. Il termine ses cours. Il travaille dur, rentre l\u2019Ami 8 dans le jardin. Phares au plafond, crissement des pneus. Un soir, il rentre t\u00f4t, \u00e9voque Chaban-Delmas. Peut-\u00eatre qu\u2019on va sortir de la chienlit. Il vient d\u2019\u00eatre promu chef des ventes.<\/p>\n
1974. Nouveau d\u00e9m\u00e9nagement, toujours Parmain, virage en \u00e9pingle. Crise p\u00e9troli\u00e8re. L\u2019entreprise coule. Quinze ans de service. Licenciement. Tests avec taches noires sur papier blanc. Il a les cours, pas les dipl\u00f4mes. Les jeunes recruteurs le regardent avec piti\u00e9. Il se sent vieux \u00e0 39 ans.<\/p>\n
1976 \u00e0 1986. Il ne voit pas son fils a\u00een\u00e9. Un infarctus. Un chien, un boxer. Une maison \u00e0 Limeil-Br\u00e9vannes. Directeur commercial. Ses gars l\u2019adorent, dit-il. Hors de chez lui, c\u2019est un ca\u00efd.<\/p>\n
Cancer du pancr\u00e9as. Op\u00e9ration. Refus de traitement. Pas de chimio. Il reste avec la chienne, lit des romans policiers, regarde Canal+. En f\u00e9vrier, la femme de m\u00e9nage le trouve \u00e9tendu. Pompiers. Le fils a\u00een\u00e9, pr\u00e9venu, vient de Lyon mais n\u2019entre pas dans la chambre. Le 15 f\u00e9vrier, il meurt seul \u00e0 l\u2019h\u00f4pital de Cr\u00e9teil.<\/p>\n
Cinquante-deux ans. Objectif atteint. Belle maison, 4\u00d74, chienne boxer dans le lit conjugal. Le fils a\u00een\u00e9 ? Absent. Photographe \u00e0 Paris ? Est-ce un m\u00e9tier ?<\/p>\n
Valenton. Enterrement. Des poign\u00e9es de main. Le fils a\u00een\u00e9, pr\u00e9sent, apais\u00e9. Venu de Lyon avec sa compagne. Le cadet aussi, normal. Il ne supporte pas l\u2019image du cercueil en flammes. Le type des pompes fun\u00e8bres pose une main sur l\u2019\u00e9paule, il la repousse, sort fumer. Revente des 4\u00d74. Il ach\u00e8te une vieille Mustang. Femme de m\u00e9nage. Emploi du temps strict.<\/p>\n
09. C\u2019est-\u00e0-dire que c\u2019est la m\u00eame chose tous les jours, \u00e0 douze heures p\u00e9tantes, le bruit des assiettes sur le carrelage de la table de la cuisine, les verres, les fourchettes et les couteaux \u2013 une routine immuable \u2013 les ronds en bois grav\u00e9s chacun \u00e0 son nom, enserrant les serviettes qu\u2019on a roul\u00e9es consciencieusement la veille, il faut briser cette routine, c\u2019est devenu une telle \u00e9vidence : sans pr\u00e9venir, il faut de toute urgence s\u2019enfuir, aller si possible dans le sens oppos\u00e9, se retenir au moins de parvenir, comme si de rien n\u2019\u00e9tait \u2013 pour une fois \u2013 dans la pi\u00e8ce \u00e0 l\u2019heure pr\u00e9vue,<\/p>\n
il y a eu d\u00e9j\u00e0 quelques pr\u00e9misses, quelques coups de semonce, de subtils avertissements, les quelques minutes de retard sont d\u00e9j\u00e0 de petites victoires, on imagine, on esp\u00e8re, on souhaite non seulement les reproduire, ces victoires, mais en plus gagner du terrain, alors on garde l\u2019ou\u00efe aux aguets, on devient tr\u00e8s attentif, les chaises que l\u2019on tire pour s\u2019asseoir, les \u00e9clats assourdis d\u2019une conversation parmi les plus banales qui soient, et le concert des couvercles de po\u00eales, de casseroles, du faitout qu\u2019on l\u00e8ve et qu\u2019on repose sur la grille des fourneaux, avec en outre l\u2019horrible tic-tac de la pendule accroch\u00e9e au mur, et ce quelle que soit la saison, qu\u2019il vente pleuve fasse beau temps, toute l\u2019ann\u00e9e, durant des ann\u00e9es, toute une vie,<\/p>\n
l\u2019\u00e9vidence tout \u00e0 coup tombe comme un couperet, ce n\u2019est pas possible de continuer comme \u00e7a, \u00e7a ne va plus, le silence \u00e0 certains moments est devenu tellement intol\u00e9rable qu\u2019on ne le tol\u00e8re plus, alors on le comble comme on peut, j\u2019\u00e9coute tout en descendant les marches de l\u2019escalier, d\u00e9j\u00e0 le bruit de la mastication, la voix h\u00e9sitante de mon jeune fr\u00e8re \u2013 il a toujours cette mani\u00e8re de parler comme s\u2019il cherche ses mots \u2013 la remarque coupante de la m\u00e8re pour lui clouer le bec, la respiration g\u00ean\u00e9e par l\u2019emphys\u00e8me du p\u00e8re, le bruit du pain que l\u2019on rompt, la mastication si particuli\u00e8re que font les m\u00e2choires \u00e0 l\u2019assaut d\u2019un morceau de fromage p\u00e2teux,<\/p>\n
et soudain, je ne sais vraiment pas ce qui m\u2019arrive, c\u2019est si spontan\u00e9, une sorte de coup de t\u00eate, je dis : « \u00c7a ne vous d\u00e9range pas, tout \u00e7a, \u00e7a ne vous g\u00eane pas, que vous baffriez comme \u00e7a tous les midis \u00e0 cette table de la cuisine, \u00e0 ne rien vous dire d\u2019int\u00e9ressant sauf des banalit\u00e9s, \u00e7a ne vous d\u00e9go\u00fbte pas, cette paresse, ce manque d\u2019amour, \u00e7a ne vous emmerde pas le monde tout autour, la guerre, l\u2019argent, l\u2019exploitation des petits par les gros, tout ce d\u00e9gueulis politique \u00e7a ne vous d\u00e9becte vraiment pas, vous allez vous resservir encore de la daube, vous \u00eates s\u00fbrs, des pommes de terre baignant dans leur jus, de l\u2019agneau bien gras et juteux, tout ce vin blanc bande de salauds, \u00e7a ne vous rend pas dingo ? »<\/p>\n
et je vois \u00e0 cet instant qu\u2019ils me toisent, qu\u2019ils font bien attention cette fois \u00e0 l\u2019amorce de ma tirade, qu\u2019ils font bien gaffe de ne rien vouloir entendre, qu\u2019il vaut mieux pas \u2013 faisons donc l\u2019autruche on sait si bien faire \u2013 qu\u2019ils font coussi-coussa comme si tout cela est normal, rien de plus normal qu\u2019un gamin de quinze ans s\u2019am\u00e8ne dans la cuisine \u00e0 midi et pique sa petite crise existentielle, se revendique communiste, et pourquoi pas anarchiste, voire pis, terroriste, quoi de plus normal \u00e0 cet \u00e2ge-l\u00e0,<\/p>\n
\u00e0 moins que ce ne soient des vers, dans ce cas o\u00f9 donc ai-je flanqu\u00e9 le vermifuge, le bromure \u2013 quand \u00e7a n\u2019exc\u00e8de pas les limites, disons quand \u00e7a n\u2019empi\u00e8te pas sur la sacrosainte qui\u00e9tude du foyer, on a bien le droit de manger en paix tout de m\u00eame, manquerait plus qu\u2019un morveux nous vienne faire la morale, un branleur pareil, qui ne conna\u00eet rien \u00e0 la vie, qui n\u2019a jamais travaill\u00e9, qui ne conna\u00eet rien encore ni du chagrin ni de la peine,<\/p>\n
et nourri, log\u00e9, blanchi par-dessus le march\u00e9, rendez-vous donc compte, faites vos comptes, vos calculs, j\u2019additionne toutes les ann\u00e9es perdues et je retranche mes r\u00eaves, mes esp\u00e9rances, que reste-t-il, il ne me reste en face de moi dans l\u2019encadrure de cette putain de porte qu\u2019un sale petit con boutonneux, avec sa gueule enfarin\u00e9e et qui viendrait l\u00e0 nous faire la le\u00e7on, \u00e0 nous ses parents, \u00e0 moi sa m\u00e8re, \u00e0 moi son p\u00e8re, c\u2019est un comble non,<\/p>\n
si t\u2019es pas content tu d\u00e9gages mon petit vieux, tu prends tes cliques et tes claques, tu te tires, tu d\u00e9barrasses le plancher, non mais qui c\u2019est qui m\u2019a donn\u00e9 un petit connard pareil,<\/p>\n
le fr\u00e8re reprend l\u2019expression petit connard, il r\u00e9p\u00e8te petit connard, c\u2019est marrant, il rit, petit connard, petit connard, il le braille maintenant,<\/p>\n
exc\u00e9d\u00e9 le p\u00e8re se l\u00e8ve, il met un temps pour remettre ses pantoufles, je vois bien qu\u2019il se gourre de pied, \u00e7a l\u2019\u00e9nerve encore un peu plus, il a vu que j\u2019ai vu,<\/p>\n
dehors qu\u2019il \u00e9cume, du vent, du balai, je ne veux plus jamais te voir, sors de ma maison et ne reviens jamais, quand tu gagneras ton pain \u00e0 la sueur de ton front, que tu seras un homme on verra, en attendant, d\u00e9merde-toi donc, barre-toi, casse-toi,<\/p>\n
et de joindre le geste \u00e0 la parole, de m\u2019attraper par le colbac et de me tirer vers la porte d\u2019entr\u00e9e,<\/p>\n
me voici dehors pieds nus, \u00e7a ne va pas la t\u00eate, je rentre aussi sec, je grimpe quatre \u00e0 quatre les marches de l\u2019escalier, j\u2019attrape le sac tube, je mets ce que je peux dedans, mais je ne sais pas quoi vraiment, mes chaussures \u00e0 mes pieds \u00e7a oui, il le faut en tous cas, les fameuses Clarks qu\u2019ils d\u00e9testent parce que \u00e7a fait gauchiste,<\/p>\n
je redescends, \u00e9tat second, je vole presque, j\u2019ouvre la porte et je ressors cette fois de mon propre chef, alors qu\u2019on esp\u00e9rait certainement me voir calm\u00e9, repentant, docile,<\/p>\n
je pars la route qui descend vers la gare \u2013 c\u2019est l\u2019automne, je note, les couleurs des feuillages sont belles \u2013 je me vide la t\u00eate comme je peux pour ne plus penser \u00e0 rien d\u2019autre qu\u2019aux belles couleurs de l\u2019automne cette ann\u00e9e-l\u00e0,<\/p>\n
je fouille dans mes poches, j\u2019ai pas lourd, quelques francs pas plus, je commence \u00e0 m\u2019inqui\u00e9ter, c\u2019est normal, pourquoi ce serait normal de s\u2019inqui\u00e9ter d\u2019avoir quelques francs seulement dans les poches, \u00e7a m\u2019agace,<\/p>\n
j\u2019acc\u00e9l\u00e8re le pas, en r\u00e9ajustant sur l\u2019\u00e9paule la lani\u00e8re coupante de mon sac tube,<\/p>\n
je vais prendre le RER, arriver dans le centre-ville, gare de Lyon, bonne id\u00e9e, ensuite je marcherai dans la ville jusqu\u2019\u00e0 ce que je tombe de fatigue,<\/p>\n
que la fatigue se confonde avec le calme, et ensuite, on verra<\/p>\n
08. Note : La fiction na\u00eet d\u2019une n\u00e9cessit\u00e9, d\u2019une intuition non choisie, d\u2019une image non soluble (F.B). Je pense au sucre. \u00c0 mon taux de sucre. Il faut que je l\u00e8ve le pied sur le sucre. Ce qui me ram\u00e8ne au mot sarkara (alors que visiblement, j\u2019ai d\u00fb m\u2019en \u00e9loigner depuis un sacr\u00e9 moment, ou bien, si je lui accorde une certaine autonomie, il s\u2019est \u00e9loign\u00e9 tout seul de moi \u2013 j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 not\u00e9 que \u00e7a arrive bien plus souvent qu\u2019on l\u2019imagine). Donc, sarkara (que c\u2019est doux \u00e0 dire, \u00e0 prononcer, on dirait du miel \u2013 sarkara), mot hindou (on peut aussi dire indou) \u2013 car bien des choses viennent des Indes, pas toujours les meilleures. Remarque : on dit hindou pour tout ce qui concerne l\u2019Inde appel\u00e9e aussi « civilisation brahmanique », alors qu\u2019on dit « peau-rouge » ou sauvage pour tout ce qui touche de pr\u00e8s ou de loin les Indiens d\u2019Am\u00e9rique (oui, celle du Sud aussi) \u2013 vieille civilisation sortie du ventre de la Terre, selon les dires Hopi \u2013 qui ne surent \u00e9crire que fort tardivement, et encore parce qu\u2019on les aura contraints \u00e0 le faire \u2013 on ne sait ni comment ni pourquoi. Pourquoi on les nomme ainsi, ni pourquoi ils ne sont pas rest\u00e9s sous terre bien au frais ou au chaud. Mais l\u00e0 n\u2019est pas le propos. Enfin, je ne le pensais pas jusqu\u2019\u00e0 ce que le propos lui-m\u00eame retire son chapeau et le replace sur son fa\u00eet, la partie la plus relev\u00e9e de sa forme relativement tass\u00e9e de propos, ou encore son chef, son cr\u00e2ne d\u2019\u0153uf, puis me tire sa r\u00e9v\u00e9rence et la langue par-dessus le march\u00e9. Trop vite. Cocher, ralenti tes chevaux. Personne ne suit. M\u00eame pas moi.<\/p>\n
Reprenons. Il y a les chambres et il y a des issues, il y a toujours une issue. Ma mission en tant que client myst\u00e8re, d\u00e9p\u00each\u00e9 par le grand organisme s\u2019intitulant assez pompeusement Guide de la Piaule \u00e0 prix modique Tout confort \u2013 (R\u00e9cup\u00e9rable ou commandable dans toute bonne librairie, broch\u00e9, 2,50 francs, honn\u00eatement \u00e7a vaut le coup, moi-m\u00eame l\u2019ai achet\u00e9 pour que \u00e7a cesse de me turlupiner de ne pas l\u2019avoir.)<\/p>\n
Reprenons, ai-je dit. Il y a cette chambre, celle qui essaie de dispara\u00eetre sit\u00f4t que je prononce en moi-m\u00eame le mot. Je ne cherche pas \u00e0 la rattraper, je ne suis pas comme \u00e7a. Et en plus, \u00e0 la course, je suis souvent battu, je n\u2019ai aucune endurance pour quelque course que ce soit. Je me contente de faire seulement les courses une fois tous les quinze jours. Un point c\u2019est tout.<\/p>\n
Reprenons encore, soyons patient. Dans cette chambre, je m\u2019allonge sur le lit et les yeux mi-clos, je regarde comme on peut regarder de cette fa\u00e7on, le plafond. Ce n\u2019est pas la chapelle Sixtine. Mais presque. Les t\u00e2ches cr\u00e9ent des figures al\u00e9atoires. Al\u00e9atoire est une destination peu connue des gens d\u2019ici. All\u00e8grement, ils se suivent tous \u00e0 la queue leu leu de peur de se perdre, de s\u2019\u00e9garer. La raison en est, j\u2019ai fini par le penser, le co\u00fbt prohibitif du stationnement. On ne peut plus s\u2019\u00e9garer sans d\u00e9penser des fortunes dans les parcm\u00e8tres.<\/p>\n
Continuons encore. Le plafond de la chambre qui s\u2019\u00e9vanouit presque de mon souvenir ressemble \u00e0 quelque chose \u00e0 cause de toutes les t\u00e2ches brun\u00e2tres provoqu\u00e9es par : la nicotine, les fuites d\u2019eau du voisin du dessus, d\u2019autres \u00e9l\u00e9ments plus pernicieux encore comme l\u2019utilisation de mat\u00e9riaux bon march\u00e9 provoquant des d\u00e9flagrations dans la continuit\u00e9 temporelle des pl\u00e2tres et des salp\u00eatres. Sans oublier les r\u00e9sultats d\u00e9biles provoqu\u00e9s par la Chandeleur, puisque j\u2019avais retenu que la chambre \u00e9tait non seulement tout confort mais aussi gaz \u00e0 tous les \u00e9tages.<\/p>\n
Ne l\u00e2chons pas l\u2019affaire, battons le fer pendant qu\u2019il est sans d\u00e9fense. Ce plafond \u00e9tait semblable \u00e0 un cosmos. Je pouvais y plonger mon regard mi-clos, m\u2019y enfouir, et dispara\u00eetre par moments, sans qu\u2019au retour de cette \u00e9trange autohypnose je ne susse o\u00f9 je m\u2019\u00e9tais rendu, quelle nouvelle d\u00e9faite j\u2019avais encore subie car, le retour \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 laissait toujours mon corps endolori, fourbu, vid\u00e9 de toute calorie, et bien s\u00fbr de tout son suc. J\u2019\u00e9tais mou comme une chique pour r\u00e9sumer les faits.<\/p>\n
H\u00e9las, rien que d\u2019y repenser \u00e0 nouveau, je sens mes forces me trahir (salet\u00e9s). Je me demande si j\u2019en aurais encore quelques-unes de suffisamment fid\u00e8les pour me permettre de me rendre au but. Le probl\u00e8me, c\u2019est que j\u2019ai perdu dans cette aventure le sens du terrain, de l\u2019\u00e9quipe, je ne sais plus de quel bord je suis, ni si je joue au foot ou au rugby. Le but de tout \u00e7a est un essai \u00e0 transformer dans un premier temps. Par contre de quel temps s\u2019agit-il, insoluble, la conjugaison des temps, ainsi que l\u00e0 o\u00f9 nous entra\u00eenent les coups d\u2019\u0153il aux plafonds.<\/p>\n
C\u2019est \u00e0 ce moment-l\u00e0 qu\u2019un d\u00e9clic se fait entendre. M\u00e9tallique. Discret. Derri\u00e8re moi. Dans le mur oppos\u00e9 \u00e0 celui o\u00f9 je projetais jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent mes visions brun\u00e2tres. Une trappe. Une fine ligne noire, que la lumi\u00e8re de la lampe de chevet n\u2019avait jamais r\u00e9v\u00e9l\u00e9e. Une poign\u00e9e \u00e9merge lentement. Elle est l\u00e0, sans doute depuis toujours. Je ne l\u2019ai jamais vue. Et maintenant, elle attend.<\/p>\n
07. Souvent, le mercredi soir, je n\u2019allume pas le plafonnier. Je pr\u00e9f\u00e8re appuyer sur le bouton de l\u2019\u00e9clairage de la hotte. Cette lumi\u00e8re, tombant doucement sur les fourneaux, m\u2019apaise. Peut-on nommer chaleureuse une lumi\u00e8re ? Si on le fait, c\u2019est qu\u2019elle en \u00e9voque d\u2019autres, plus anciennes. Je n\u2019ai jamais aim\u00e9 les \u00e9clairages crus. Je leur pr\u00e9f\u00e8re les lampes pos\u00e9es, les coins de pi\u00e8ce illumin\u00e9s, les \u00eelots de clart\u00e9 dans la p\u00e9nombre. J\u2019aurais peut-\u00eatre aim\u00e9 vivre avant l\u2019\u00e9lectricit\u00e9, dans cette demi-obscurit\u00e9 peupl\u00e9e de flammes et d\u2019ombres. Parfois je me dis que je n\u2019en ai pas assez profit\u00e9, de ces moments silencieux o\u00f9 l\u2019agitation du monde reflue. On ne pense plus, on per\u00e7oit. Tout flotte, tout devient fragment, ambiance, souvenir diffus. C\u2019est l\u00e0 que na\u00eet l\u2019\u00e9criture. Hier, j\u2019\u00e9tais \u00e0 Lyon, un concert en plein air dans l\u2019amphith\u00e9\u00e2tre des Trois Gaules. Il allait pleuvoir, mais il n\u2019a pas plu. Les amis, sans micro, leur voix nue, r\u00e9sonnaient. On les red\u00e9couvre ainsi, dans une lumi\u00e8re neuve. L\u2019orgue de Barbarie lan\u00e7ait ses notes, les chants, les mains qui battent. Comme une c\u00e9r\u00e9monie. Des masques, des personnages, des fictions devenues vraies. \u00c0 un moment, un ange a tendu une plume \u00e0 un ami. Le texte disait : « Si tu trouves quelqu\u2019un qui croit \u00e0 ton histoire, alors le monde entier ne sera plus jamais triste. » J\u2019ai pr\u00eat\u00e9 mon sweat \u00e0 P. Je l\u2019ai vue s\u2019\u00e9loigner seule dans la rue en pente, une tache claire, mouvante, une silhouette floue bient\u00f4t aval\u00e9e par la nuit. Puis Fourvi\u00e8re s\u2019est dress\u00e9e, ocre et dor\u00e9e. Les voitures, la musique, l\u2019agression. De retour, j\u2019ai ouvert la porte-fen\u00eatre. Le carrelage \u00e9tait mouill\u00e9. Pas de chatte. J\u2019ai \u00e9teint la lumi\u00e8re de la hotte, attendu que mes yeux s\u2019habituent. Puis je suis mont\u00e9, me suis assis. Rien. Silence. J\u2019ai appuy\u00e9 sur Entr\u00e9e. L\u2019\u00e9cran s\u2019est allum\u00e9. La lumi\u00e8re m\u2019a jailli au visage. Comme une naissance. Cette solitude-l\u00e0.<\/p>\n
06. Sans la pr\u00e9sence des autres, je ne me sens pas seul. Mais sit\u00f4t que l\u2019un d\u2019eux surgit, je deviens Bernard-l\u2019ermite. Petit Bernard, moyen Bernard, gros et gras Bernard, gigantesque coquille fabriqu\u00e9e par la somme augment\u00e9e, de jour en jour, des impressions de solitude travers\u00e9es. Lumi\u00e8re et prisme. L\u2019ermite, l\u2019ermitage — ces mots m\u2019attirent d\u00e8s que je pense \u00e0 la pr\u00e9sence des autres. Et j\u2019y pense souvent. Trop souvent. Tout le temps. C\u2019est l\u00e0-dedans que je me r\u00e9fugie. Et puis, une fois reclus, myst\u00e8re : je les oublie. Je plonge tout entier dans l\u2019oubli des autres, je m\u2019efface, je m\u2019efface comme une tache de cambouis sur un costume tout neuf. C\u2019est peut-\u00eatre toute cette salet\u00e9 que je gratte, racle, frotte, qui fait la mati\u00e8re essentielle de ma forteresse de nacre. Ce n\u2019est pas que je d\u00e9teste les autres. C\u2019est que je ne sais ni par quel bout les prendre, ni comment les quitter. Ils surgissent, et c\u2019est danger, alerte, oppression. Ils m\u2019\u00e9crabouillent avec leurs volont\u00e9s, leurs envies, leurs invitations, leurs invectives, leurs silences — surtout leurs silences. Alors je me cache. Derri\u00e8re une fa\u00e7ade, un rideau de pluie. Dans la ville, dans les trains, dans les rues, les vignes en temps de vendanges. Je fl\u00e2ne apr\u00e8s le passage des glaneurs, et trouve la joie tranquille de tomber sur une patate oubli\u00e9e, sur cette terre d\u00e9j\u00e0 ratibois\u00e9e. Une fois l\u2019an, c\u2019est l\u2019heure des vacances. Tous les Bernard-l\u2019ermite des environs se rassemblent. Ils s\u2019alignent en rang d\u2019oignons face \u00e0 une coquille vide. C\u2019est le moment : il faut changer de cr\u00e8merie. Petit \u00e0 petit, chacun s\u2019enhardit \u00e0 sauter par-dessus son voisin. Ils cavalent tout nus sur le sable, esp\u00e9rant tenter leur chance. Et soudain, presque des ailes : tout le d\u00e9sir du monde les pousse vers un nouveau logis, une place, m\u00eame temporaire, m\u00eame \u00e9ph\u00e9m\u00e8re. Une nouvelle coquille. Ensuite, chacun retourne \u00e0 ses occupations, comme il peut. Il n\u2019y a ni vainqueur ni perdant. Seulement : avoir, ou ne pas avoir. Quelqu\u2019un finit toujours par conclure : c\u2019est la vie. Et chacun repart seul, \u00e0 sa coquille. Et c\u2019est tout.<\/p>\n
05. L\u2019homme sans c\u0153ur appara\u00eet \u00e0 cet instant. Il marche en retrait de lui-m\u00eame, avec un air de circonstance. On enterre ses illusions apr\u00e8s les avoir vendues \u00e0 l\u2019encan, au march\u00e9 de Cent coin. \/ Grave de Poix t\u00eate des yeux les collines dans l\u2019espoir de voir Barbe Bleue venir \u00e0 son giron. Pas loin de Cannes, Nik\u00e9 allaite la truie de fer du Claude qui ne sut jamais rien faire de ses dix doigts amput\u00e9s \u00e0 la guerre des boutons. Et pendant ce temps-l\u00e0 (haut et court), Romus et Romulus, le suc, le nectar, l\u2019ar\u00f4me de Michelle (ma belle), mangent leur soupe d\u2019ortie, puis babillent, jouent et montent l\u00e0-dessus pour voir Montmartre et le pain de Sucre en bons sacripants. Un c\u0153ur br\u00fblant bat au-dessus des nuages noirs d\u2019un ciel bas. Paris siffle son clebs pour qu\u2019il ram\u00e8ne ses moutons l\u00e0-bas, au pied du mont Ida. \/ Petit \u00e0 petit, avec des avanc\u00e9es minuscules, de grands mouvements t\u00e9lescopiques d\u2019antennes et de moustaches, de grands airs majuscules, les insectes suivent le cort\u00e8ge. Certains ont d\u00e9val\u00e9 les pentes du Cluseau, d\u2019autres roulent comme des boulettes depuis Chazemais et Villevendra avec leurs gros ventres gras. D\u2019autres encore viennent \u00e0 pied ou en rampant de Montlu\u00e7on. Ils implorent qu\u2019on monte le son. \/ Le porte-parole \u00e0 qui l\u2019on a donn\u00e9 du foin pour qu\u2019il fasse l\u2019\u00e2me fait un test de porte-voix. Le Larsen ondule sur la campagne, crispe les tympans des \u00e9glises, projette une ombre sur l\u2019ombre. Des cavaliers mont\u00e9s sur des mules jaillissent depuis la rue Labas. Venus d\u2019Ombrie avec leurs bicornes, leurs fusils, leurs coupe-coupes, leurs grenailles et lances, pareilles \u00e0 des mats de cocagne \u00e9rig\u00e9s pour assassiner les r\u00eaves. \/ Tout ici pue le bobard, le crevard, la pacotille, dit l\u2019ab\u00eeme derri\u00e8re l\u2019homme sans c\u0153ur (on dirait un zombi de Zanzibar \u00e9chapp\u00e9 de la t\u00e9loche cathodique radicale). \/ Personne ne le reconna\u00eet, mais tout le monde en parle \u00e0 tort et \u00e0 travers. C\u2019est comme \u00e7a que le grand boursoufl\u00e9 du bulbe reconna\u00eet ainsi les siens — qui ne descendent ni des Huns ni des Hurons ni des Mohicans, ah \u00e7a non. Mais plut\u00f4t de la tribu des Collabes qui poussent comme du chiendent pr\u00e8s Tron\u00e7ais, Saint Bonnet, Meaulnes ou encore Saint-Amand dit de Montrond \u00e0 cause des ronds de cuir et ronds de jambes qui pullulent l\u00e0-bas. \/ Sur la route d\u2019Epineuil, la jeune Albertine verse une larme de crocodile, s\u2019\u00e9baubit, se p\u00e2me, se jette dans une danse de Saint-Guy, \u00e9perdue. Certains tentent de la retenir, tous l\u2019oublient vite. \/ L\u2019homme sans c\u0153ur va bient\u00f4t parler. Il s\u2019\u00e9chauffe les l\u00e8vres, avale sa salive, replace sa voix. Patience est chaude, et dans l\u2019azur tr\u00e9pigne d\u2019impatience. Le temps s\u2019\u00e9croule lentement, emportant les maisons, les cabanes, les ch\u00e2teaux d\u2019eau, l\u2019h\u00f4tel de ville, les nids d\u2019aigle, de poules\u2026 d\u2019\u00e9tourneaux. \/ « Attention c\u2019est parti il va parler ! », dit un h\u00e9raut apr\u00e8s avoir sonn\u00e9 du cor au pied de la tour d\u2019H\u00e9risson. \/ Le monde retient son souffle. Silence g\u00e9n\u00e9ral. \/ « Je\u2026 Je\u2026 Je suis l\u2019homme sans c\u0153ur\u2026 Je me porte mal\u2026 Je me porte dehors\u2026 Je suis le dedans port\u00e9 \u00e0 bout de bras\u2026 » \/ Et puis, plus rien. \/ Voil\u00e0, on est \u00e0 peine arriv\u00e9 \u00e0 la fin que c\u2019est d\u00e9j\u00e0 fini. \/ Tout le monde dit : « Remboursez ! » Puis la foule se lasse, rentre chez elle, esp\u00e8re des lendemains qui chantent. \/ L\u2019ab\u00eeme grommelle derri\u00e8re l\u2019homme sans c\u0153ur. Il veut lui adresser des reproches, mais il le rate \u00e0 D\u00e9sertines. De peu.<\/p>\n
04. Habiter La Grave, pas bien loin du Cher, dans l\u2019Allier. Les mots paraissent familiers. Ensuite, ils sont bizarres. \/ On a pos\u00e9 les valises \u00e0 l\u2019\u00e9tage. Nous habitons un entre-deux. En dessous, un vieil homme ; au-dessus, les fant\u00f4mes et les rats. \/ D. habite la petite maison juste apr\u00e8s le pont qui enjambe le Cher. Les gendarmes se sont point\u00e9s vers 20h. C\u2019\u00e9tait la premi\u00e8re fois chez lui, en plusieurs ann\u00e9es d\u2019amiti\u00e9. M\u2019y suis trouv\u00e9 si bien que j\u2019y serais rest\u00e9. La trempe que j\u2019ai prise. \/ M. habite la maison d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9. Dacot\u00e9, je crus longtemps que c\u2019\u00e9tait un nom. Comme d\u2019autres parlent de « Sam suffit », les villas, vous savez. \/ La difficult\u00e9 d\u2019habiter un autre endroit. En quittant cette maison, j\u2019\u00e9tais \u00e0 l\u2019envers. \/ On dit de lui ou d\u2019elle et encore de cet autre : ils sont habit\u00e9s. Ce n\u2019est pas quelque chose de po\u00e9tique, ils ont des poux les pauvres. \/ Tu habites l\u00e0, donc tu suis les r\u00e8gles. \/ Vous habitez chez vos parents. H\u00e9las, oui. \/ Vous n\u2019\u00eates pas habit\u00e9, rien de tout \u00e7a ne t\u2019habite, tu finiras certainement romanichel. \/ J\u2019habite seul. J\u2019habite avec sept chats. J\u2019habite \u00e0 l\u2019\u00e9tage. J\u2019habite au septi\u00e8me \u00e9tage. J\u2019habite apr\u00e8s le coin de la rue. Au septi\u00e8me sans ascenseur. Plusieurs fois, d\u2019ailleurs. J\u2019habite tous les arrondissements de cette ville. En quelques mois. \/ On dit que je vis mal ceci ou cela. Je n\u2019habite qu\u2019avec difficult\u00e9 ce genre de situation. Je ne cherche pas \u00e0 m\u2019investir. Une maison \u00e0 moi, vous n\u2019y pensez pas. \/ La cohabitation, proche de la coagulation, \u00e0 la fin on pense \u00e0 de la sauce fig\u00e9e. Et l\u2019autre qui dit « le gras, c\u2019est la vie ». \/ Le mot cabane et le sentier des nids d\u2019araign\u00e9es, bifurcations de pens\u00e9es ou de souvenirs, la sensation de d\u00e9j\u00e0-vu. Toujours cette effrayante propension \u00e0 vouloir fuir l\u2019ennui. Habiter l\u2019ailleurs. D\u2019ailleurs, dit-on l\u2019ailleurs ou ailleurs dans ces cas-l\u00e0 ? \/ L\u2019id\u00e9e m\u2019habite un moment, un atelier de sculptures en papier m\u00e2ch\u00e9 pour les enfants. Il a plus de 30 ans. Elle a fait le tour du cosmos pour revenir m\u2019habiter il y a juste deux ou trois ans. Faut \u00eatre patient, impatient. \u00c0 fond dans l\u2019un ou l\u2019autre ? \/ La maison en Calabre. Deux \u00e9v\u00e9nements simultan\u00e9s \u00e0 ce propos : le livre de Georges H. et la r\u00e9alit\u00e9 que nous vivons. On dirait une mise au point t\u00e9l\u00e9m\u00e9trique. Sauf que lorsque les deux images co\u00efncident, on ne peut rien en faire, rien en dire ; on reste bouche b\u00e9e. \/ \u00c0 Lisbonne, j\u2019habite quel quartier d\u00e9j\u00e0, celui dont parle Cendrars. Je l\u2019ai au bout de la langue. Et d\u00e9j\u00e0 je pense \u00e0 autre chose, au fait que je croyais voir Pessoa \u00e0 chaque coin de rue. Je vois le cul du tramway \u00e0 ce moment-l\u00e0 qui gravit la colline. Rien ne m\u2019habite, tout me traverse. \/ Je repense \u00e0 cette histoire. Les trois petits cochons. Parce que je me suis demand\u00e9 ce que je pensais des maisons de paille \u00e0 cette \u00e9poque, si elles m\u2019\u00e9voquaient quelque chose. L\u2019Afrique telle qu\u2019on nous la peint dans les livres d\u2019histoire. La case de l\u2019oncle Tom. \/ Que chaque voix soit un instrument. Que l\u2019ensemble s\u2019appelle « Pierre et le Loup », cette pens\u00e9e me traverse au moment o\u00f9 je vois les musiciens de Br\u00eame passer sous mes fen\u00eatres. \/ La folle habite de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la rue. Au m\u00eame \u00e9tage. La nuit, elle se met au balcon et hurle. \/ Derri\u00e8re la cloison fine de la chambre d\u2019h\u00f4tel, je l\u2019entends rire toute seule. C\u2019est effrayant. Parfois elle dit des choses \u00e9normes. C\u2019est une vieille dame encore coquette. Elle a les ongles peints, m\u00eame ceux des pieds. Et ce rouge \u00e0 l\u00e8vres — du gloss — nom de Dieu. On dirait parfois qu\u2019on habite ensemble. Une promiscuit\u00e9 dans l\u2019ailleurs. \/ J\u2019ai entendu \u00e7a. Il s\u2019est redress\u00e9 de toute sa hauteur ce petit bonhomme. Il m\u2019a dit : « Il serait temps que vous fabriquiez votre propre nid. » Non mais je r\u00eave, ce type me prend pour un coucou. Pauvre vieux. C\u2019\u00e9tait un Anglais. Il est mort maintenant. \/ Habiter un texte, difficile aussi. Habiter un livre, c\u2019est trop d\u2019un coup. Habiter un chapitre, une page, un paragraphe. Commence d\u00e9j\u00e0 par une phrase, apr\u00e8s on verra. \/ L\u2019errance est une question permanente sur le fait d\u2019habiter quoique ce soit. Les gens enracin\u00e9s ne savent pas de quoi je parle, ce n\u2019est pas grave. \/ Le mot habiter en anglais peut-\u00eatre « to live », je pense Hamlet, « to live or not ».<\/p>\n
03. Une gomme. Pas n\u2019importe laquelle. Une gomme mie de pain. Une gomme souple, molle, fuyante. Une gomme qui n\u2019est jamais l\u00e0. Quand je la cherche, elle n\u2019est pas l\u00e0. Quand je ne la cherche pas, elle est l\u00e0. Elle est l\u00e0. Elle est l\u00e0. Je tends la main. Je touche. C\u2019est mou. C\u2019est froid. C\u2019est elle. Je malaxe. Elle devient ti\u00e8de. Elle prend forme. Elle m\u2019\u00e9chappe. Elle roule. Elle glisse. Elle se d\u00e9robe. Elle revient. Elle attend. Elle n\u2019attend pas. Elle s\u2019en fout. Elle est l\u00e0. Elle est encore l\u00e0. Je la garde. Dans la main. Je la presse. Je la perds. Je la cherche. Non. Je ne la cherche plus. Elle revient. Elle revient toujours. Toujours la m\u00eame. Jamais la m\u00eame. Elle est l\u00e0 depuis toujours. Elle change. Je la connais. Je ne la connais pas. Elle est l\u00e0. Elle est l\u00e0. Elle est l\u00e0. Elle me regarde ? Non. Si. Elle me juge. Elle me teste. Elle s\u2019efface. Elle revient. Elle recommence. Elle recommence encore. Encore. C\u2019est une gomme. Non. C\u2019est un mot. Un mot mou. Un mot p\u00e2teux. Un mot malax\u00e9. Un mot aval\u00e9. Un mot \u00e9vit\u00e9. Un mot qui se cache. Un mot qui tombe. Un mot qui ne revient pas. Elle est tomb\u00e9e. Elle est tomb\u00e9e. Je crois. Non. Je ne suis pas s\u00fbr. Elle \u00e9tait l\u00e0. L\u00e0, juste l\u00e0. Et puis non. Plus l\u00e0. Elle est partie. Partie. Partie. Revenante. Peut-\u00eatre pas. Gomme mie de pain. Tu ne r\u00e9sous rien. Tu n\u2019effaces rien. Tu ramollis. Tu glisses. Tu colles. Tu s\u00e8ches. Tu durcis. Tu casses. Tu t\u2019effrites. Tu t\u2019\u00e9miettes. Tu deviens pierre. Tu disparais. Tu reviens. Tu reviens. Je t\u2019attrape. Je te rate. Je recommence. Je recommence. Je recommence. Tu es l\u00e0. Tu n\u2019es pas \u00e0 moi. Tu n\u2019es \u00e0 personne. Tu es tout. Tu es rien. Tu es l\u00e0. Tu es l\u00e0. Tu es l\u00e0.<\/p>\n
02. Il serait question d\u2019un doute, d\u2019un flottement. De se questionner sur l\u2019emploi du conditionnel, comme on glisse d\u2019une pi\u00e8ce \u00e0 l\u2019autre dans le noir. Par exemple : « Ils d\u00e9cachetteraient leur courrier, ouvriraient les journaux, allumeraient une cigarette. » Que change le temps, l\u2019ordre, la construction ? Quelle sensation na\u00eet de l\u2019\u00e9tranget\u00e9 grammaticale ? Il y aurait eu un point, manqu\u00e9. Le m\u00eame, toujours. Le voir, c\u2019est voir autrement. Une fen\u00eatre, un \u0153il-de-b\u0153uf, un horizon : tout se tient. Il faudrait reculer, tracer, tendre le bras, un crayon \u00e0 la main. Un homme, l\u00e0-bas. Il me ressemblerait. Un double. Il sortirait une cigarette. La flamme, la bouff\u00e9e. De l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la rue. Pile et face. Je dessinerais le salon, lentement. Certains objets : un point, un blanc. La biblioth\u00e8que, les tranches, la m\u00e9moire. Le parquet — pas du ch\u00eane. Deux chambres en une. Un appartement. Pendant qu\u2019il fume, un autre le regarde. Ou pas. Je froisserais le dessin. Ne garderais que les titres. \u00c9viterais le trou noir, l\u2019alc\u00f4ve, le sofa, l\u2019affiche. Peut-\u00eatre je reviendrais. Figures g\u00e9om\u00e9triques. Radiateur. Pesant. Froid. Porte vers une autre pi\u00e8ce. Un aquarium. Un suceur, un combattant. Lumi\u00e8re bleue. Un miroir. Un lit d\u00e9fait. Un corps de femme. Invent\u00e9. Avancer. Nourriture des poissons. \u00c9graine. Nostalgie. Entr\u00e9e. Cuisine. Agrandisseur sur frigo. Cuvettes. Baignoire sabot. Cafeti\u00e8re \u00e0 d\u00e9tartrer. Frigo \u00e0 d\u00e9givrer. Pens\u00e9es \u00e9chapp\u00e9es. Ouvrir la porte. Refermer. Descendre. Rue. Place. V\u00e9hicules. Rotation. Un point, toujours. C\u2019est tout. C\u2019est rien<\/p>\n
01. Le paysage d\u00e9file derri\u00e8re une vitre sale, d\u00e9gueulasse, instantan\u00e9e. Gifles de pluie, gicl\u00e9es de nuit. Accord\u00e9on diatonique. Ballade de John Nike ta m\u00e8re. Entre les wagons. Crissements. Parfums. Sonnette, soufflets, hal\u00e8tement. Villes, jardins, tours, terrains vagues. Couinement du ska\u00ef. Froissements d\u2019\u00e9toffes, papiers, peaux. Fr\u00f4lements, esquives, odeurs corporelles, \u00e0 tomber. Tenir. Devenir \u00eele. Agripper la barre. Oublier le poisseux. Le suant. Le merdeux. Ralentissement. Vincennes. D\u00e9gueulis de voyageurs. Cafards humains. Pagayer dans l\u2019imaginaire. Double mouvement. Entrer. Sortir. Sonnerie. Portes. Nuit jour nuit jour. Tunnel. Gare de Lyon. Se sentir rat dans une cath\u00e9drale. Verre. Acier. Masse. Foule. Danger. \u00catre assomm\u00e9. Se frayer un chemin. Pardon. Excusez. Vaciller. Se rattraper. Escalier roulant. Monter. Tomber. Recommencer. Couloirs, puis couloirs encore. Lumi\u00e8re. Ciel gris. L\u2019Europ\u00e9en. Bagnoles. Klaxons. Paris. Marcher jusqu\u2019\u00e0 Bastille. Croiser Bofinger. Souvenir diffus. Rue du Pas de la Mule. Place des Vosges. Traverser. Diagonale. Arbres. Poches. Francs. Rue de Turenne. Caf\u00e9. Debout au comptoir. Bonjour. Bonsoir. Marcher vers la gare de l\u2019Est. Prendre le temps. Au forceps. Arriver. Naus\u00e9e. Parfum des croissants. Odeur de caoutchouc, gasoil. Tout m\u00e9lang\u00e9. Secouer. Pousser la porte. Cour int\u00e9rieure. Pav\u00e9s. Poubelles. Briques. Balcons en fer. Ciel gris. Pousser une autre porte. Bruits de rotatives. Cliquets. R\u00e9glages. Voix graves. Gueule du contrema\u00eetre. Se sentir chez soi. Temporairement. D\u00e9gommer les plaques. Nettoyer l\u2019encrier. Imprimer les macules. Un paysage chinois. Regarder \u00e0 travers. Papier. Murs. R\u00e9alit\u00e9. R\u00e9ponse des coll\u00e8gues : t\u2019as pas soif ? Gulp. Ravaler. Se taire. Subir. La Roto. Caisse en bois. Caler le corps. Patienter. Prendre l\u2019encre. Le papier. Des films. Du porno. Des affiches g\u00e9antes. Surveiller l\u2019empilement. Carr\u00e9. Align\u00e9. Recommencer. Une vie enti\u00e8re \u00e0 s\u2019inventer un ami pour tenir. Le soir, m\u00eame trajet — ou pas. Changer. S\u2019inventer des jeux. Oublier. Une heure jusqu\u2019\u00e0 la cath\u00e9drale. Changer de costard. Rat de ville, rat de banlieue. Somnoler. Terminus. Une main sur l\u2019\u00e9paule : faut y aller, monsieur.<\/p>\n
00. Je recommence. Je doute. J\u2019h\u00e9site. J\u2019avance un pied. Je tombe. Je me rel\u00e8ve. J\u2019apprends. J\u2019apprivoise ce corps. Bient\u00f4t je courrai. Je vois l\u2019arbre en fleurs. Un cerisier. La blancheur de sa floraison me bouleverse. Une \u00e9motion floue monte. Comme la grenadine dans l\u2019eau : joie et peine m\u00eal\u00e9es. Je cours. Tombe. Me rel\u00e8ve. Il grandit. J\u2019ai peur et envie. D\u2019\u00eatre dans les fleurs. D\u2019\u00eatre aval\u00e9 par la beaut\u00e9 du monde. Par son horreur et sa beaut\u00e9. Le parfum entre par le nez. La lumi\u00e8re blanche par les yeux. Je chancelle. Je go\u00fbte l\u2019oseille. Une morsure. Surprise acide. Je recommence. J\u2019explore d\u2019autres feuilles. Douces, r\u00e2peuses. L\u2019acide, l\u2019amer, le sucr\u00e9. Tout va dans la bouche. Pour sentir. Pour accepter ou refuser. Pour \u00e9prouver. Les mots eux aussi ont un go\u00fbt. Salsifis, rhubarbe, groseille. Certains me d\u00e9go\u00fbtent. Cartouche, \u00e9cole, abattoir. Le d\u00e9go\u00fbt d\u00e9borde. Il se propage. Je suis au centre. Il me traverse. Je suis maladroit. Les objets tombent. Je tombe. Parfois un cri, une gifle. Parfois on m\u2019extirpe. Le noir. Je pleure. Puis je dors. Je suis n\u00e9, plac\u00e9 en couveuse. Je n\u2019en garde rien. Mais j\u2019y retourne probablement la nuit en r\u00eave. Le ventre chaud. Le geste qui m\u2019en expulse. Une faute ? Un exil ? Chass\u00e9 du paradis. Depuis, je veux grandir. Revenir. Comprendre. Peut-\u00eatre m\u00e9riter.<\/p>", "content_text": "20. Je ne sais plus o\u00f9 j\u2019ai rang\u00e9 cette photo de toi. Quand j\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 ta photographie pour cet exercice d\u2019\u00e9criture, j\u2019ai eu ce mouvement imm\u00e9diat d\u2019aller chercher la bo\u00eete dans le placard du bureau. Je n\u2019ai que tr\u00e8s peu de photos de toi, et celle-ci est particuli\u00e8rement pr\u00e9cieuse. Elle te montre \u00e0 quinze ans, debout dans un pr\u00e9, un sourire l\u00e9ger aux l\u00e8vres, entour\u00e9e de haies et d\u2019arbres sous un ciel gris. La photo a \u00e9t\u00e9 prise pendant que tu avais d\u00fb quitter Paris, envoy\u00e9e garder les vaches dans la Creuse, \u00e0 Clugnat, non loin de Boussac. Quelqu\u2019un t\u2019a prise en photo. Je ne sais pas qui. Peut-\u00eatre quelqu\u2019un qui te trouvait jolie. Quelqu\u2019un qui \u00e9tait amoureux de toi. Bien que l\u2019image soit en noir et blanc, que le tirage soit ab\u00eem\u00e9 par endroits, je t\u2019ai reconnue tout de suite \u00e0 tes taches de rousseur. J\u2019ai retrouv\u00e9 ce carton parmi les affaires laiss\u00e9es par papa. Une chose conserv\u00e9e sans savoir pourquoi. La plupart des photos trouv\u00e9es l\u00e0 ne m\u2019\u00e9voquaient rien. Des visages inconnus, ou des gens que j\u2019ai peut-\u00eatre connus bien plus tard, plus \u00e2g\u00e9s, mais que je ne suis pas parvenu \u00e0 reconna\u00eetre. Il y avait aussi des clich\u00e9s de la famille estonienne, l\u00e9gend\u00e9s \u00e0 la main, mais illisibles. Pas de l\u00e9gende sur ta photo. Juste cette fa\u00e7on de plisser les yeux, de retrousser l\u00e9g\u00e8rement les narines quand tu souris. Tu n\u2019as pas l\u2019air malheureuse. Tu sembles seule. Tes fr\u00e8res \u00e9taient diss\u00e9min\u00e9s dans d\u2019autres fermes, plus loin. Calio \u00e9tait rest\u00e9 \u00e0 Paris pour apprendre la plomberie. Henri et Arnold, eux, gardaient aussi les vaches, mais vous ne vous voyiez gu\u00e8re. Le danger de se retrouver, m\u00eame pour un anniversaire, m\u00eame pour une \u00e9treinte, vous interdisait toute visite. Dire qu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e9poque, tu \u00e9tais une jeune fille. Tu ne savais pas encore que tu allais devenir ma m\u00e8re. Voil\u00e0 ce qui me laisse pensif. Comme si tout ce que nous avons v\u00e9cu ensuite ensemble relevait du r\u00eave. Tout aura pass\u00e9 si vite. Et puis nous sommes revenus \u00e0 Clugnat. Tu voulais nous montrer, \u00e0 O. et moi, la ferme o\u00f9 tu avais v\u00e9cu l\u2019Occupation. Il y avait cet homme, dont je ne me souviens plus du nom, mais \u00e0 qui tu tenais. Il ne fallait pas en parler \u00e0 papa. On \u00e9tait partis presque en cachette, un week-end, pendant que papa vendait ses toitures ondul\u00e9es dans une autre campagne. J\u2019avais \u00e9t\u00e9 jaloux. Jaloux de vous voir si proches, de vos regards silencieux. Mais la jalousie s\u2019est dissip\u00e9e : l\u2019homme nous a fait visiter son entresol, sa salle de jeux, son grand meuble billard o\u00f9 O. et moi avons jou\u00e9, pendant que vous parliez de choses de grandes personnes. Tu \u00e9tais m\u00e9lancolique sur le chemin du retour. Tu nous avais demand\u00e9 de garder cela pour nous. Et \u00e0 la premi\u00e8re occasion, sans pr\u00e9m\u00e9ditation, j\u2019ai tout dit. Comme font les enfants. Il y eut dispute, portes qui claquent, injures, valises qu\u2019on fait \u00e0 la h\u00e2te, puis les rabibochages. Tu m\u2019as dit un jour que tu avais toujours pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 la s\u00e9curit\u00e9 \u00e0 l\u2019amour. Tu avais honte de me le dire, mais \u00e7a t\u2019a fait du bien. Puis tu m\u2019as dit d\u2019oublier, que ce n\u2019\u00e9tait pas un discours \u00e0 tenir \u00e0 un enfant. Mais je l\u2019avais d\u00e9j\u00e0 compris. C\u2019\u00e9tait limpide pour moi. J\u2019aimerais retrouver cette photographie pour te rencontrer encore une fois. Te revoir avant que tu ne deviennes ma m\u00e8re. Pour essayer de mieux te comprendre. T\u2019apercevoir d\u2019un autre point de vue : celui d\u2019un homme \u00e2g\u00e9 d\u00e9sormais, qui a fait sa vie, qui n\u2019a plus beaucoup d\u2019illusions. Un homme capable de voir un \u00eatre humain sans les jugements r\u00e9flexes qu\u2019on porte en soi, comme autant de parades contre le simple fait d\u2019exister. 19. La difficult\u00e9 vient surtout de la profusion. Il y a trop d\u2019images r\u00e9manentes. Un trop-plein qui paralyse. C\u2019est \u00e9trange : il serait si facile de les aligner, comme on enfile des perles. Mais tr\u00e8s vite, un \u201cje ne sais quoi\u201d contredit ce premier mouvement. Un refus. Plus fort qu\u2019une g\u00eane, plus profond qu\u2019une honte simple. Ce serait ind\u00e9cent, peut-\u00eatre. Honteux de livrer en vrac ces images sans queue ni t\u00eate, juste parce qu\u2019on les aurait attrap\u00e9es en passant, sans vraiment r\u00e9fl\u00e9chir. Sans leur accorder de lien. L\u2019abondance elle-m\u00eame devient suspecte, presque obsc\u00e8ne. J\u2019ai song\u00e9 \u00e0 \u00e9tablir une chronologie. \u00c0 raccrocher ces images \u00e0 des moments collectifs, \u00e0 leur donner une respiration plus large, un \u00e9cho commun. Pour qu\u2019elles ne parlent pas seulement de moi. Mais d\u00e9j\u00e0, voil\u00e0 que je disserte \u2014 non pas sur les images, mais sur l\u2019impossibilit\u00e9 de les \u00e9crire. Je pense \u00e0 ces images en noir et blanc que diffusait la t\u00e9l\u00e9vision durant mon enfance : l\u2019Alg\u00e9rie, le Vietnam, le Biafra. Un ab\u00eeme entre elles et moi. Je vivais dans un pays en paix, en croissance. Et pendant ce temps, une traction avant stationn\u00e9e dans la cour se transformait doucement sous les \u00e9clats de lumi\u00e8re des prunus. Image plus proche, plus tenace. Je pourrais ouvrir un navigateur. Taper 1960, 1965, 1972. Voir ce qui me revient. Mais ce serait une fiction. Une reconstruction. Et non que je rechigne \u00e0 la fiction \u2014 mais ce serait trop facile. Une pirouette. Un contournement. Une d\u00e9sinvolture. Pourquoi certaines images restent-elles en nous, sans qu\u2019on les convoque ? Peut-\u00eatre est-ce une fausse piste, rendue suspecte par le fait m\u00eame d\u2019\u00e9crire, par la pression de devoir livrer quelque chose. Et ce d\u00e9sir, parfois, d\u2019attraper une image spectaculaire, f\u00e9d\u00e9ratrice \u2014 juste pour qu\u2019elle tienne debout dans le texte. Alors voil\u00e0. C\u2019est un \u00e9chec. Mais un \u00e9chec qui pense. Un \u00e9chec f\u00e9cond. Derri\u00e8re lui, des dizaines de textes piaffent, que je les \u00e9crive ou non. Ce n\u2019est plus la question. Ce qui importe, c\u2019est ce non. Ce \u00ab toi, tu ne peux pas le faire, pas comme \u00e7a, pas maintenant \u00bb. Et je me dis que si un livre devait commencer un jour, il pourrait tr\u00e8s bien le faire par ce refus. C\u2019est effrayant, cette envie soudaine de se d\u00e9marquer en disant non. Effrayant et stimulant. Peut-\u00eatre qu\u2019en remontant le fil de tous mes refus, je tiendrais l\u00e0 un vrai texte. Ce serait ma mani\u00e8re, malgr\u00e9 tout, de participer. Ce n\u2019est pas une esquive. C\u2019est un effleurement, un contre-chant. Que la lectrice ou le lecteur partageant cet exercice ne m\u2019en tienne pas rigueur : ce refus ne s\u2019adresse qu\u2019\u00e0 cette part trop ob\u00e9issante de moi-m\u00eame, avec laquelle je n\u2019ai plus envie de traiter. Voici donc ma r\u00e9colte. Pauvre, mais honn\u00eate. 18. Table des mati\u00e8res photographique (\u00e0 la mani\u00e8re d\u2019Herv\u00e9 Guibert) La photographie en noir et blanc Tri X Pan, Agfa, puis Ilford. Voir monter l\u2019image dans le r\u00e9v\u00e9lateur. Les noirs surgissent d\u2019abord, plus vite que les blancs. N\u00e9gatif, passe-vue \u2014 certains le liment, fa\u00e7on Cartier-Bresson. Le fameux bord noir. \u00ab Elle est recadr\u00e9e, c\u2019est de la merde. \u00bb Les premi\u00e8res exp\u00e9riences D\u2019abord, les photos de famille. Mal cadr\u00e9es, floues. Celles qu\u2019un Gerhard Richter transposera en grandes toiles, noir et blanc, pop art allemand. Le Nikkormat, un peu moins cher que Nikon, achet\u00e9 boulevard des Filles du Calvaire. Les premi\u00e8res images : des diapos d\u2019Irlande. Coup de c\u0153ur imm\u00e9diat. Photographier des maquettes et des \u00e9v\u00e9nements Universit\u00e9 de Riyad, palais des sports de Bercy, chantiers. Festival de comedia dell\u2019arte \u00e0 Villejuif. Gassman et Dario Fo s\u2019\u00e9nervent : le miroir du Nikon claque trop fort pendant les r\u00e9p\u00e9titions. Tout revendu pour acheter un Leica M42. La photographie comme voyage Des pays en noir et blanc. La magie du labo. La chambre noire. L\u2019inqui\u00e9tude li\u00e9e \u00e0 la photographie : le temps qui passe. Qui sont ces inconnus ? La photographie argentique Bobines de 24 ou 36 poses. Des noms li\u00e9s \u00e0 une \u00e9poque : Adams, Riboud, Klein, Sieff, Dityvon, Frank, Arbus, Salgado. Hasard, maladresse Photo mal cadr\u00e9e \u2014 mais qu\u2019est-ce qu\u2019un bon cadrage ? Trop d\u2019ouverture, vitesse rat\u00e9e, double exposition par oubli. Le hasard est partout, parfois lumineux. M\u00e9moire et disparition La m\u00e9moire fond dans la photographie. Essayer de se souvenir en regardant. La bo\u00eete en carton pleine d\u2019inconnus : impossible de jeter. \u00c9pave de naufrage, ou consolation ? Nous serons oubli\u00e9s comme eux. Mensonge \u00c0 Quetta, deux hommes dans une \u00e9choppe : retouchent les n\u00e9gatifs de mariage. Ils embellissent les visages \u2014 pi\u00e9t\u00e9 douce, illusion offerte. Num\u00e9rique Une masse d\u2019images qu\u2019on regarde \u00e0 peine, voire jamais. La raret\u00e9 des 36 poses a disparu. Nostalgie ? Peut-\u00eatre. Ou simple r\u00e9action d\u2019ancien. Parler de photographie Un exercice difficile. Confusion totale sur le mot lui-m\u00eame. Comme pour l\u2019autobiographie : plus on avance, plus parler de soi devient compliqu\u00e9. Chaos organis\u00e9 Je note ce qui vient. Le classement me vertige plus que le chaos. Je photographie ainsi. Petit pocket Instamatic, personne ne le remarque. C\u2019est de l\u00e0 que surgit parfois quelque chose. Des images que les esth\u00e8tes disent rat\u00e9es. Je les laisse dire. Non-documentation Je ne l\u00e9gende pas. Juste des pochettes cristal. Je compte sur la m\u00e9moire. Grave erreur, \u00e9videmment. Mais c\u2019est aussi une mani\u00e8re de m\u2019effacer. Si plus rien ne me relie \u00e0 l\u2019image, alors la photo devient une entreprise de d\u00e9molition. Confiance Appuyer au bon moment, comme tirer une fl\u00e8che les yeux ferm\u00e9s. Une confiance \u00e9trange dans l\u2019inconscient. Dans l\u2019\u00e9preuve, le clich\u00e9, le surgissement. 17. \u00ab Le jour o\u00f9 vous cesserez de vouloir d\u00e9montrer quelque chose \u2014 en esp\u00e9rant que ce jour advienne \u2014 c\u2019est tout le malheur que je vous souhaite. Revenez me voir. \u00bb Il m\u2019avait dit \u00e7a en expulsant lentement la bouff\u00e9e d\u2019une cigarette. La spirale de fum\u00e9e, en s\u2019\u00e9levant, semblait refl\u00e9ter la profondeur de cette r\u00e9flexion. Pour dissimuler mon malaise face au silence pesant, je consultai ma montre. \u00ab Il est l\u2019heure \u00bb, dis-je d\u2019une voix effroyablement enfantine \u2014 celle qui me trahit toujours quand je me sens plus bas que terre. L\u2019homme de lettres, perdu dans la contemplation du dehors, ne tourna m\u00eame pas la t\u00eate. Quelque chose \u00e9tait clos. Timidement, mais avec irritation, je tentai de suivre son regard, de percer moi aussi l\u2019opacit\u00e9 des vitres poussi\u00e9reuses. Tout \u00e9tait flou. Lui plissait \u00e0 peine les paupi\u00e8res, et voyait au-del\u00e0. Le grand dehors. Le monde. Il y voyait des choses invisibles pour moi, inatteignables, dont l\u2019absence me manquerait affreusement. J\u2019en ressentais d\u00e9j\u00e0 la douleur physique. Je me tortillai sur ma chaise, me levai d\u2019un coup, balbutiai un au revoir, et ne re\u00e7us qu\u2019un adieu en retour. \u00ab Vous pouvez \u00eatre un des plus grands acteurs de votre g\u00e9n\u00e9ration, et \u00eatre un con achev\u00e9 dans la vie \u00bb, dit le petit jeune homme. Il l\u2019avait oubli\u00e9, l\u2019acteur. Oubli\u00e9 ce rendez-vous. Et lui avait fait tout ce chemin, d\u2019Aubervilliers jusqu\u2019\u00e0 R\u00e9publique, en nage, chemise collant au dos, sac photo des ann\u00e9es 80 en bandouli\u00e8re. Il avait insist\u00e9. \u00ab Mais puisque je vous dis que j\u2019ai rendez-vous avec monsieur F.H., c\u2019est pour un reportage. \u00bb Il \u00e9tait arriv\u00e9 pile au moment o\u00f9 Andrzej \u017bu\u0142awski engueulait C.L., puis F.H. Le visage de l\u2019acteur, bl\u00eame, fondait comme cire sous la chaleur. La sueur. Les \u00e9clats de voix. Le maquillage d\u00e9goulinant. Il le rappela quand m\u00eame. L\u2019acteur ne le regarda m\u00eame pas. Le laissa plant\u00e9 l\u00e0, dans l\u2019\u00e9troit couloir. Derri\u00e8re la porte de la loge, il avait disparu. D\u00e9finitivement. Depuis, le jeune homme ne ratait jamais une occasion : \u00ab Vous pouvez \u00eatre un des plus grands acteurs de votre g\u00e9n\u00e9ration, et \u00eatre un con fini dans la vie. \u00bb On le toisait, voulait ajouter quelque chose, puis on reprenait le fil de ses pens\u00e9es. Tout le monde oubliait si facilement. Sauf lui. \u00ab Tu devrais lui apporter des fleurs, des roses rouges, non ? \u00bb \u2014 \u00ab Mais si elle est aveugle, quelle importance ? Et m\u00eame, des fleurs moins co\u00fbteuses, on ne roule pas sur l\u2019or. Mais Arletty, tout de m\u00eame\u2026 Ce n\u2019est pas rien. \u00bb Sur la bo\u00eete aux lettres, c\u2019\u00e9tait \u00e9crit : Madame Bathiat, rue R\u00e9musat. Ce n\u2019\u00e9tait plus elle qui ouvrait. Une jeune fille aveugle \u2014 sans doute artiste, comme celles du faubourg Saint-Martin. \u00ab Moi, je suis une fleur du faubourg \u00bb, disait-elle avec malice. \u00ab Surtout une belle salet\u00e9 de collabo \u00bb, soufflait R. \u2014 \u00ab Arr\u00eate donc. T\u2019y \u00e9tais, toi ? C\u00e9line \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de Soehring le boche \u2014 ah, l\u2019amour\u2026 \u00bb Des petits pas. Une autre artiste aveugle. \u00ab Des chrysanth\u00e8mes ? Comme c\u2019est aimable \u00e0 vous. Un peu pr\u00e9coce, mais bien gentil. Madame Arletty dort. Si vous voulez, laissez une carte, repassez demain. \u00bb Mille fois, je me suis imagin\u00e9 la maison du po\u00e8te. Le car vers Omonville-la-Petite. Madame Blaisot aurait port\u00e9 sa robe beige, son imper clair, son \u00e9charpe rouge. Il pleut souvent dans la Manche. Mais ce jour-l\u00e0, j\u2019\u00e9tais malade. Alit\u00e9. Ma m\u00e8re avait appel\u00e9 \u00e0 la derni\u00e8re minute. \u00ab Il ne pourra pas venir. \u00bb J\u2019\u00e9tais pein\u00e9, et cette peine se transforma en quinte de toux. Puis en r\u00eaverie. J\u2019irais \u00e0 Pr\u00e9vert autrement. Par mes propres moyens. Par les mots. \u00ab Paroles \u00bb, son recueil, je le connaissais par c\u0153ur. J\u2019\u00e9tais \u00e0 Nantes sur un pont, \u00e0 Brest dans les ruines, les bombes, la guerre. Barbara chantait, le front gifl\u00e9 de pluie, \u00ab G\u00f6ttingen \u00bb. Ou bien j\u2019entendais le bruit de l\u2019\u0153uf dur qu\u2019on brise sur un comptoir d\u2019\u00e9tain. \u00c0 dix heures, le car fit une pause. J\u2019imaginai casser la cro\u00fbte avec les autres. Eau, sirop. Sandwich. Ce sont eux qui m\u2019ont racont\u00e9 la suite. Madame Blaisot avait enregistr\u00e9 la rencontre. Un magn\u00e9tophone. On faisait un journal radiophonique. On avait vu Kessel aussi. Enfin \u2014 pas moi. J\u2019\u00e9tais encore malade, ce jour-l\u00e0. 16. Il est. Difficile, de commencer. Trouver les mots. Si l\u2019on y pense trop. Si l\u2019on ne se laisse pas aller \u00e0 la pente naturelle. S\u2019emparer, comme \u00e7a nous chante, des premiers sons venus. Si facilement qu\u2019on les croirait naturels, vrais, authentiques. Ou, d\u2019une mani\u00e8re idiote : les miens, les tiens, les leurs, les n\u00f4tres. Elle est. Cette \u00e9tranget\u00e9, cette nouveaut\u00e9. Attirante, mais redout\u00e9e. Trop neuve, trop vive, presque violente. Elle vous saisit d\u00e8s qu\u2019on se retrouve face \u00e0 face. Vous voil\u00e0 donc timide. D\u2019un seul coup. Quelque chose dans l\u2019air le dit. Cela expliquerait tout. Et cela dure depuis longtemps, si longtemps, que l\u2019impression d\u2019\u00eatre nu, singulier, expuls\u00e9 hors d\u2019un faisceau d\u2019apparences, vous rend muet. Stup\u00e9fi\u00e9. Viande muette, mais tabass\u00e9e. Frapp\u00e9e de stupeur, attendrie. Deux statues de chair, fig\u00e9es. Tentant soudain l\u2019une vers l\u2019autre un geste. Une tentative hors des clous, hors des crochets. Un face \u00e0 face. Deux moiti\u00e9s d\u2019une m\u00eame mati\u00e8re. Le pile et le face se regardant, se jaugeant. Avant de s\u2019\u00e9treindre \u2013 tout \u00e0 coup : haine, amour, musique, bruit. La chair est fiable 15. Vous \u00eates venus sp\u00e9cialement pour l\u2019exposition\u2026 ? C\u2019est effrayant d\u2019imaginer que oui\u2026 autant dire sp\u00e9cialement pour lui, pour le peintre\u2026 et comment l\u2019ont-ils su\u2026 bien que le savoir ne r\u00e8gle encore rien\u2026 car on peut tout \u00e0 fait savoir et ne rien en faire\u2026 ne pas se d\u00e9placer\u2026 il y a quelque chose d\u2019autre\u2026 quoi\u2026 \u00ab vous \u00eates arriv\u00e9 l\u00e0 par hasard \u00bb\u2026 apporterait-il une sorte de soulagement\u2026 peut-\u00eatre\u2026 en sortirait-on rassur\u00e9, pour un moment\u2026 mais non\u2026 car \u00ab ils \u00bb le disent\u2026 nous savions\u2026 nous savions que \u00ab tu \u00bb exposais\u2026 le \u00ab vous \u00bb parfois a du bon\u2026 c\u2019est plus difficile aussi dans l\u2019autre sens\u2026 \u00ab Tu es venu sp\u00e9cialement pour voir mon exposition \u00bb\u2026 \u00ab t\u2019es venu \u00bb\u2026 \u00e7a n\u2019irait pas\u2026 \u00e7a obligerait \u00e0 soulever un li\u00e8vre\u2026 tout le poids d\u2019un \u00e2ne mort\u2026 que le peintre sorte de l\u2019ind\u00e9finissable\u2026 qu\u2019il entre dans la pi\u00e8ce\u2026 qu\u2019il me donne une tape dans le dos\u2026 ou pire\u2026 qu\u2019il se confonde avec moi\u2026 qu\u2019il soit moi\u2026 ce serait d\u2019un seul coup insupportable\u2026 \u00ab ils \u00bb diraient : le peintre\u2026 ils ajouteraient leurs foutus \u00ab c\u2019est beau\u2026 \u00bb je ne saurais quoi r\u00e9pondre\u2026 je dirais alors : \u00ab vous \u00eates venus sp\u00e9cialement pour l\u2019exposition\u2026 \u00bb je le r\u00e9p\u00e8terais en boucle\u2026 en faisant mine d\u2019en douter\u2026 par toutes les mimiques dont un peintre\u2026 pris en d\u00e9faut de s\u2019exhiber\u2026 d\u2019\u00e9taler\u2026 de se r\u00e9pandre\u2026 et comme tout cela serait ridicule\u2026 rat\u00e9\u2026 et puis je dirais, en les entra\u00eenant vers la table\u2026 du blanc\u2026 du rouge\u2026 du ros\u00e9\u2026 Vous \u00eates venus pour moi alors\u2026 et tout de suite le couac\u2026 la fausse note resterait fig\u00e9e dans l\u2019air\u2026 je ne pourrais pas la l\u00e2cher du regard\u2026 elle deviendrait comme\u2026 quel est ce mot d\u00e9j\u00e0\u2026 je n\u2019en suis plus tr\u00e8s s\u00fbr\u2026 l\u2019embl\u00e8me\u2026 le blason de mon d\u00e9sarroi\u2026 enfin\u2026 je serais d\u2019un coup nu\u2026 c\u2019est \u00e7a\u2026 vuln\u00e9rable\u2026 ils pourraient en profiter\u2026 buvez\u2026 ceci est mon sang\u2026 ceci mon corps\u2026 pi\u00e9tinez donc tout \u00e7a all\u00e8grement\u2026 si \u00e7a vous chante\u2026 Ils sont venus\u2026 je l\u2019esp\u00e9rais\u2026 je n\u2019osais pas me l\u2019avouer vraiment\u2026 ou bien\u2026 j\u2019avais la trouille qu\u2019ils ne viennent pas\u2026 que personne ne vienne\u2026 on ne peut pas dire ce genre de chose lorsqu\u2019on est seul\u2026 Ils ne sont pas venus\u2026 aucun n\u2019a trouv\u00e9 la force\u2026 l\u2019int\u00e9r\u00eat\u2026 le d\u00e9sir\u2026 ils avaient peut-\u00eatre quelque chose d\u2019autre \u00e0 faire\u2026 surtout qu\u2019il fait beau\u2026 tellement\u2026 sp\u00e9cialement aujourd\u2019hui\u2026 ce serait dommage qu\u2019ils n\u2019en profitent pas\u2026 14. Apr\u00e8s ce pr\u00e9ambule, il faut que tu saches, pour ta gouverne, qu\u2019on ne traite pas les gens de cette mani\u00e8re, qu\u2019il est de bon ton de faire un petit peu plus attention aux autres que tu ne le fais, sans oublier que \u00e7a fait pas loin de trois jours que j\u2019attends ton coup de fil. Je ne sais plus trop quoi en penser, et toi, tu en penses quoi ? Est-ce que ce sont des mani\u00e8res ? Pour ta gouverne, ici, notre devise est : chaque chose a sa place, une place pour chaque chose. Il serait tr\u00e8s malvenu de ta part de ne pas en tenir compte, nous t\u2019avons \u00e0 l\u2019\u0153il, encore que, entre nous soit dit, ici, ce n\u2019est pas le bagne. Dans une certaine mesure, tu restes tout \u00e0 fait libre de ne pas accepter ce poste, on ne te retiendra pas. Pour ta gouverne, dire ici tout haut ce genre de choses ne fera certainement pas avancer les choses, ni ton avancement, ni ta carri\u00e8re. \u00c7a n\u2019am\u00e9liorera pas ton image, bien au contraire, mais si tu veux que tout le monde te d\u00e9teste, pas de souci, tu es sur le bon chemin. Si c\u2019est effectivement ce que tu veux, tu as r\u00e9ussi ! Pour votre gouverne, je l\u2019ai pris entre quatre yeux, il ne s\u2019est pas d\u00e9fil\u00e9, \u00e0 vrai dire, j\u2019esp\u00e9rais un peu qu\u2019il le fasse. \u00c7a m\u2019aurait permis d\u2019enfoncer le clou, de lui dire ses quatre v\u00e9rit\u00e9s, puis de lui tordre le cou une bonne fois pour toutes et j\u2019aurais \u00e9t\u00e9 le premier \u00e0 crier bon d\u00e9barras. Pour ta gouverne, il faut vraiment que quelqu\u2019un te le dise. Ne le prends surtout pas mal, ici tout le monde est \u00e0 la m\u00eame enseigne. On est tous pass\u00e9s par l\u00e0 et regarde, au final on y est bien arriv\u00e9. Tu n\u2019es tout de m\u00eame pas plus b\u00eate qu\u2019un autre, c\u2019est juste une question de temps, d\u2019application, de r\u00e9gularit\u00e9, de t\u00e9nacit\u00e9\u2026 Pour ta gouverne, et je te le dis sans animosit\u00e9, quand tu tournes la cuill\u00e8re dans ton caf\u00e9, ce serait bien que tu ne frappes pas syst\u00e9matiquement contre les bords. C\u2019est un son m\u00e9tallique, \u00e7a r\u00e9veille les morts. Ce n\u2019est pas que \u00e7a me g\u00eane, mais disons que les autres, eux, n\u2019osent rien dire. Pour ta gouverne, l\u2019armoire en formica blanc, l\u00e0, dans la cuisine, elle grince toujours quand on l\u2019ouvre. Il suffirait de frotter un peu d\u2019huile ou m\u00eame de savon sur les gonds. Je sais, c\u2019est pas grand-chose. Mais \u00e0 force, tout ce petit rien finit par faire beaucoup. Pour ta gouverne, ce n\u2019est pas une question d\u2019\u00e2ge, ni de m\u00e9tier, ni de statut. Ce genre de chose arrive \u00e0 tout le monde, un jour ou l\u2019autre. Ce n\u2019est pas une honte. Ce qui serait dommage, ce serait de passer \u00e0 c\u00f4t\u00e9 sans m\u00eame avoir essay\u00e9 de comprendre. 13. L\u2019escalator et, au travers de la paroi de plexiglas, l\u2019image de la ville se distordant, tremblante, vacillante, ou bien invisible, cach\u00e9e par des gifles de pluie, des coulures, des bu\u00e9es. Toujours \u00e0 l\u2019\u00e9tage, le m\u00eame, \u00e9tait-ce bien le second ? L\u2019arr\u00eat, les quelques pas sur des grilles, puis les portes coulissantes, la moquette, l\u2019att\u00e9nuation des bruits par la moquette. Le temple que forme ici, par l\u2019absence de bruit, la biblioth\u00e8que. Le silence saute au visage et on se dirige vers l\u2019aile vitr\u00e9e qui donne sur la rue R\u00e9aumur. Les envol\u00e9es de pigeons, les jours maussades, les jours br\u00fblants. La solitude augmente \u00e0 chaque fois qu\u2019on vient ici s\u2019asseoir \u00e0 la table, presque toujours la m\u00eame, avec un livre attrap\u00e9 souvent par hasard, peut-\u00eatre pour avoir une contenance, un pr\u00e9texte, \u00e0 observer l\u2019autre, tous les autres. Les \u00e9tudiants concentr\u00e9s, leurs stylos grattant sur le papier, le bruit des pages qui se tournent m\u00e9thodiquement. Les personnes \u00e2g\u00e9es, plong\u00e9es dans la lecture, avec des lunettes au bout du nez, absorb\u00e9es par les journaux ou les magazines. Les structures m\u00e9talliques, les poutres apparentes, les ascenseurs vitr\u00e9s, les escaliers en colima\u00e7on, les rampes d\u2019acc\u00e8s, les murs color\u00e9s, les panneaux d\u2019information. Le bourdonnement constant des conversations feutr\u00e9es, les murmures \u00e9touff\u00e9s, les bruits des photocopieuses, les chariots de livres pouss\u00e9s lentement, les crayons raclant les pages. Les expositions temporaires, les vues plongeantes sur la rue anim\u00e9e ou vers le ciel, les pi\u00e9tons, les touristes, tous observ\u00e9s \u00e0 travers les grandes baies vitr\u00e9es. Les jeux de lumi\u00e8re, les ombres projet\u00e9es, les affiches d\u2019\u00e9v\u00e9nements, les files aux guichets, les enfants tirant leurs parents vers la section jeunesse. Les titres des magazines reviennent comme une litanie, intercal\u00e9s dans le fil des jours, soulignant les bouleversements de l\u2019\u00e9poque : 1981 : \u00ab La R\u00e9volution de la TV : Lancement de la Cha\u00eene Canal+ \u00bb. 1983 : \u00ab Jean-Marie Le Pen et la naissance du Front National \u00bb. 1984 : \u00ab Naissance de La Cinq : Premi\u00e8re Cha\u00eene Priv\u00e9e Gratuite \u00bb. 1985 : \u00ab Expansion : Bollor\u00e9 dans les M\u00e9dias \u00bb. 1986 : \u00ab D\u00e9r\u00e9glementation : Nouvelle \u00c8re T\u00e9l\u00e9visuelle \u00bb. 1988 : \u00ab Le Pen au second tour : Choc Pr\u00e9sidentiel \u00bb. 1990 : \u00ab Carrefour : R\u00e9volution dans la Distribution \u00bb. 1992 : \u00ab TF1, Leader Priv\u00e9 : Et le Service Public ? \u00bb. 1995 : \u00ab Le Pen aux municipales : Quel avenir ? \u00bb. Ces couvertures, comme des meurtri\u00e8res ouvertes sur le monde, d\u00e9cochent leurs projectiles d\u2019\u00e9poque : espoirs, peurs, d\u00e9go\u00fbts, jalons. La biblioth\u00e8que, refuge et t\u00e9moin impassible, filtre tout. Au fil des pages tourn\u00e9es, on traverse une dr\u00f4le d\u2019histoire. Tout change si vite autour, alors que le lieu demeure, phare silencieux. L\u2019id\u00e9e m\u00eame de biblioth\u00e8que, d\u2019un livre, d\u2019une culture dans son temps. Le temps n\u00e9cessaire pour comprendre la nature des illusions, pour trier les scories de l\u2019espoir, pour se d\u00e9faire de l\u2019exc\u00e8s, du faux, peut-\u00eatre d\u2019une jeunesse simplement. Et \u00e0 la fin, se refaire une na\u00efvet\u00e9 neuve. Il n\u2019y a pas d\u2019autre choix. 12. L\u2019arriv\u00e9e \u00e0 Santa Lucia une nuit d\u2019hiver. Apr\u00e8s une br\u00e8ve d\u00e9ambulation, flirter avec l\u2019id\u00e9e d\u2019emprunter la Ferrovia, \u00e0 cette heure tardive peu encombr\u00e9e de voyageurs. En bordure de lagune, assaillie mollement par les vaporetti quasi vides. Au loin, des silhouettes peu nombreuses par-dessus les canaux. Plus loin, mais pas tant que \u00e7a, la ville, presque enti\u00e8rement endormie, voire morte. Il suffit qu\u2019il ait plu juste avant pour que le p\u00e9trichor m\u00eal\u00e9 \u00e0 la chancissure vous attrape le nez. Dans ce charroi de sensations troubles, une vague trace d\u2019iode. Marcher est plus s\u00fbr. Le plaisir d\u2019avancer ainsi par-dessus les gondoles, leurs proues \u00e0 six quartiers servant l\u2019\u00e9quilibre dans l\u2019asym\u00e9trie, leurs couleurs noires mettant fin \u00e0 toute esclandre et rivalit\u00e9. Pr\u00e9sences flottantes, \u00e0 peine chuintantes, b\u00e2ch\u00e9es \u00e0 quai. Et soudain, le pas qui r\u00e9sonne sur les pav\u00e9s. Omnipr\u00e9sence de la mer \u00e0 l\u2019assaut de la pierre. Lenteur palpable d\u2019un d\u00e9sastre magistral. Une ville s\u2019enfonce dans la nuit comme dans l\u2019eau noire qui l\u2019entoure, la dig\u00e8re d\u00e9j\u00e0. Progression \u00e0 pas mesur\u00e9s, avec en t\u00e2che de fond la tr\u00e8s vague adresse d\u2019un h\u00f4tel, pr\u00e8s de la galerie o\u00f9 Zoran Music expose de fa\u00e7on permanente ses dessins et peintures. Souvenirs de Dachau ou Trieste, pour la plupart. L\u2019arriv\u00e9e \u00e0 Belgrade par la route : grands terrains vagues, barres d\u2019immeubles sans gr\u00e2ce. Quelque chose s\u2019est retir\u00e9, pas compl\u00e8tement encore. Comme \u00e0 quelques encablures du centre de Prague, ces pensions tenues par des matrones ou des ruffians d\u2019un autre temps. Des vitrines sales, magasins mal achaland\u00e9s, sans effort de r\u00e9clame, comme \u00e0 la Havane. Une travers\u00e9e de mauvais r\u00eaves qui d\u00e9bouchent sur d\u2019autres. Parfois un \u00e2ne rouge, un ange, une jument verte. Puis la perspective atmosph\u00e9rique : les ponts au-dessus de la Vltava. Le bouchon de champagne qui p\u00e8te la nuit de la Saint-Sylvestre sur le pont Charles. Badauds ahuris, musiciens-pitres pour 30 couronnes tch\u00e8ques. Et le lendemain, miracle : plus un papier gras, tout est propre, vierge, pr\u00eat \u00e0 recommencer. La travers\u00e9e des villes que l\u2019on ne conna\u00eet que par l\u2019odeur de leurs gares. San Sebasti\u00e1n, l\u2019Urumea charrie une invisible pourriture, qui remonte sur les berges, colonise les bancs publics, s\u2019incarne en lie humaine, qui se dresse et demande l\u2019aum\u00f4ne. La gare de Pontoise, les lundis matins : tabac froid, apr\u00e8s-rasage, craie sur tableau noir. Pas loin, l\u2019Oise, ses nappes de gazole, ses cadavres de bouteilles, ses chatons mort-n\u00e9s. Le petit sentier entre Parmain et Valmondois, la gare de poup\u00e9es, le TER qui s\u2019arr\u00eate \u00e0 toute gare. Une premi\u00e8re version de l\u2019interminable. On s\u2019invente un emploi du temps, on renifle les voyageurs, on s\u2019imagine leurs vies, on lit des romans, \u00e0 d\u00e9faut d\u2019en \u00e9crire. Gare de Lyon, pr\u00e8s de Bercy. Avant, un regroupement de maisons basses, des entrep\u00f4ts viticoles. Quand l\u2019ouvrier buvait ses 5 litres sans sourciller. Avant le grand chambardement, le grand remembrement. Quand il y avait encore des haies, pas encore r\u00e9invent\u00e9es par les eur\u00eaka p\u00e9dants. Une travers\u00e9e de vie enti\u00e8re : en train, par la route, \u00e0 pied, \u00e0 cheval, en voiture. Rarement en avion ou en mulet. Dommage. Ce serait bien de prendre le temps, les routes de traverse, les sentiers buissonniers. Le chemin Stevenson. Le chemin Walter Benjamin. Sans que l\u2019on nous oppose la fronti\u00e8re, la norme, la s\u00e9curit\u00e9, le meilleur confort utilisateur. 11. la f\u00eate s\u2019ach\u00e8vera tard dans la nuit, mais nous l\u00e0 on retraverse le pont, levant les yeux au ciel, lune et nuages, moiteur, nous elle et moi, cette fille blonde, C\u2019est comment ton nom d\u00e9j\u00e0, \u00e9t\u00e9 1975, When a Man Loves a Woman, trois accords \u00e0 la gratte, tout ce tumulte de sueur et de parfum, le soir apr\u00e8s avoir charri\u00e9 les plaques de plomb des autos tamponneuses avec les gitans, Reins en compote, guiboles qui flagellent, descend on y va, j\u2019ai envie elle a dit, vers le camping de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de l\u2019Aumance, \u00e0 Saint-Amant, la tente est l\u00e0, la fente de la porte plus noire que la nuit, d\u00e9gage, pas ce soir, suis crev\u00e9, on se verra un autre jour, mais t\u2019as quoi, qu\u2019est-ce que je t\u2019ai fait, rien de tout \u00e7a, tout en silence plut\u00f4t, je n\u2019ai sans doute m\u00eame pas dit \u00e0 voix haute tout ce que je pense \u00e0 cet instant pr\u00e9cis, tout est dans ma t\u00eate, ma bouche est close, silence, l\u2019instant de la faire entrer dans la tente, de faire ce que font tous les gamins de fa\u00e7on maladroite je cherche le mot mais c\u2019est \u00e7a en fin de compte, merdique ou d\u00e9gueulasse, mettre une fin \u00e0 la p\u00e9riode na\u00efve, se h\u00e2ter de mettre le mot fin, s\u2019il pleuvait ce serait bien, \u00e7a r\u00e9glerait le probl\u00e8me, elle s\u2019en irait s\u00fbrement, c\u2019est comme \u00e7a qu\u2019elles font, les filles n\u2019aiment pas salir leurs robes blanches, pas pour rien en tout cas, et \u00e0 ce moment c\u2019est s\u00fbr je la retiendrais s\u00fbrement, j\u2019oserais me montrer vuln\u00e9rable, mais l\u00e0 non je suffoque, barre-toi allez, fais pas suer, je le hurlerais bien, mais il fait d\u00e9j\u00e0 suffisamment chaud comme \u00e7a, non et au bout du compte c\u2019est peut-\u00eatre moi qui partirais, apr\u00e8s tout Villevendret est \u00e0 quoi, 15 kilom\u00e8tres, en Solex, c\u2019est pas si loin, et au moins je n\u2019aurais rien \u00e0 dire, juste je te laisse la tente si tu veux, moi je pars, ciao sans un mot de plus, et voil\u00e0, et je partirais pour de bon, comme je fais tout le temps, le ressort se tend se tend se compresse et d\u2019un seul coup le diable sort de la bo\u00eete, fais-le, r\u00e9fl\u00e9chis pas, ne tergiverse pas, enfourche le Solex et tire-toi, il est l\u00e0 contre un tronc, il y a encore assez d\u2019essence, et sinon marcher \u00e0 c\u00f4t\u00e9 s\u2019il est \u00e0 sec, pas grave, elle a d\u00fb comprendre, elle m\u2019a fait un petit signe de la main, demain vers 18h je serai l\u00e0, elle rit, c\u2019est aga\u00e7ant, on se verra, tu travailles demain comme aujourd\u2019hui, oui voil\u00e0 je serai l\u00e0 comme tous les jours pr\u00e9c\u00e9dents d\u2019ao\u00fbt cette ann\u00e9e-l\u00e0 \u00e0 glaner quelques ronds avec les forains, \u00e0 jouer de la gratte Be-bop-a-Lula entre deux blancs lim\u00e9s bus cul sec, trois bagarres avort\u00e9es, et tu seras encore en robe blanche, ce qui te donnera un air sale je le sais d\u00e9j\u00e0, ou \u00e0 moi, va savoir, qui d\u00e9j\u00e0 en pens\u00e9e chevauche mon cheval noir p\u00e9taradant sans m\u00eame jeter un regard en arri\u00e8re, comme dans les westerns, John Wayne avec les femmes, Ona Munson, Betty Field, Joan Blondell, Paulette Goddard, Joan Crawford, Maureen O\u2019Hara, sans omettre le regard droit la t\u00eate haute, le balai dans l\u2019cul La fra\u00eecheur de l\u2019air est arriv\u00e9e de suite \u00e0 la sortie de Saint-Amant, en bifurquant en direction d\u2019\u00c9pineuil, le bruit du moteur se r\u00e9percute sur les murs de pierre du grand domaine o\u00f9 il y a tout au bout un ch\u00e2teau, mais je ne sais pas le nom, je m\u2019en fous, elle m\u2019a entra\u00een\u00e9 d\u00e9j\u00e0 dans un autre ch\u00e2teau, il ne peut pas y avoir d\u2019autre ch\u00e2teau aussi beau, en plus pas cette fille-l\u00e0, une autre, en robe blanche aussi, on a march\u00e9 longtemps ce jour-l\u00e0 que je ne savais pas que le silence pouvait \u00eatre aussi parlant, \u00e0 ne rien savoir se dire, et qu\u2019aurions-nous pu dire qui mettent en mot la campagne, le chemin blanc, les bruits des haies, la clameur d\u2019une poule d\u2019eau, le croassement des grenouilles, c\u2019aurait toujours \u00e9t\u00e9 bien pauvre, le silence donne au moins le change, l\u2019impression d\u2019\u00eatre riche, un potentiel La route est assez droite entre le bas de Vallon et Chazemais, un long ruban d\u2019asphalte qui court par mont et par vaux, de temps en temps j\u2019attrape le levier du bloc moteur que je tire en arri\u00e8re pour faire patiner, impression d\u2019avancer un peu plus vite, mais c\u2019est une illusion, \u00e0 mi-c\u00f4te oblig\u00e9 de descendre et de marcher \u00e0 c\u00f4t\u00e9, silence, une l\u00e9g\u00e8re brise descend la vall\u00e9e, je marche contre le vent, le hameau est encore loin, la ferme des grands-parents, celle de pauvre type, le tueur d\u2019oisillons, avec son vieux cou stri\u00e9 de sillons rubiconds, sa gueule de vieille tortue, fi de garc\u2019 si tu les d\u00e9gommes point mon ptit gars c\u2019est toutes tes c\u2019rises qui y passeront, ou tes fraises, ou je ne sais quoi, mon dieu toute cette violence qui serait pr\u00eate \u00e0 nous faire tuer n\u2019importe quoi sous un grand ciel gris ici sur la colline, aucune femme ne le supporterait deux minutes, c\u2019est ce que l\u2019on dit de pauvre type, c\u2019est aussi pour \u00e7a qu\u2019on l\u2019appelle comme \u00e7a, les gens en couple, ceux qui sont civilis\u00e9s, ils s\u2019entretuent en sourdine ceux-l\u00e0 \u00e0 grands coups de qu\u2019est-ce tu fais, \u00e0 quoi que tu penses, tu viens dormir, mais qu\u2019est-ce tu fiches, la route est longue et tant mieux, arriv\u00e9 en haut de la c\u00f4te je remets les gaz, la marche m\u2019a fait un bien fou, je suis lessiv\u00e9, demain faut que j\u2019y retourne pour l\u2019apr\u00e8s-midi, on change les plaques ab\u00eem\u00e9es, et y a encore bal, vers 19-20h la f\u00eate repartira 10. Le 16 juillet 1969, un mercredi. Il est sur les routes. Une photographie au mur de la salle \u00e0 manger : noir et blanc, cadre dor\u00e9, un enfant blond aux cheveux longs, presque une petite fille, devant une for\u00eat \u2014 peut-\u00eatre Saint-Bonnet, for\u00eat de Tron\u00e7ais, r\u00e9serve de Colbert. Qui a pris cette photo ? On ne le sait pas. Il travaille pour une entreprise de couverture bitumineuse. Parfois, il dit o\u00f9 il va, parfois non : Auxerre, Saint-Jean-Pied-de-Port. Souvent absent, sauf le week-end. Cours du soir aux Arts et M\u00e9tiers \u00e0 Paris. Il veut grimper. La fus\u00e9e Apollo 11 d\u00e9colle dans un panache de flammes et de fum\u00e9es. Il ne la voit pas, il l\u2019\u00e9coute, peut-\u00eatre, dans son Ami 8 neuve. Pas encore la couleur \u00e0 la t\u00e9l\u00e9. Des chaises, du monde. Il est l\u00e0 \u00e0 travers la photo. L\u2019arri\u00e8re-grand-p\u00e8re fait ses mots crois\u00e9s, raille les Am\u00e9ricains, ne se l\u00e8ve pas quand tous sortent. Le 8 septembre 1969, on d\u00e9m\u00e9nage en r\u00e9gion parisienne. L\u2019Allier, trop loin, trop dur. Une maison neuve. Concours Chalandon. Pavillon de banlieue, muret, jardinet, all\u00e9e de graviers, tilleuls. Rien \u00e0 voir. En face, l\u2019Oise, large, taches de gasoil des p\u00e9niches. Il termine ses cours. Il travaille dur, rentre l\u2019Ami 8 dans le jardin. Phares au plafond, crissement des pneus. Un soir, il rentre t\u00f4t, \u00e9voque Chaban-Delmas. Peut-\u00eatre qu\u2019on va sortir de la chienlit. Il vient d\u2019\u00eatre promu chef des ventes. 1974. Nouveau d\u00e9m\u00e9nagement, toujours Parmain, virage en \u00e9pingle. Crise p\u00e9troli\u00e8re. L\u2019entreprise coule. Quinze ans de service. Licenciement. Tests avec taches noires sur papier blanc. Il a les cours, pas les dipl\u00f4mes. Les jeunes recruteurs le regardent avec piti\u00e9. Il se sent vieux \u00e0 39 ans. 1976 \u00e0 1986. Il ne voit pas son fils a\u00een\u00e9. Un infarctus. Un chien, un boxer. Une maison \u00e0 Limeil-Br\u00e9vannes. Directeur commercial. Ses gars l\u2019adorent, dit-il. Hors de chez lui, c\u2019est un ca\u00efd. Cancer du pancr\u00e9as. Op\u00e9ration. Refus de traitement. Pas de chimio. Il reste avec la chienne, lit des romans policiers, regarde Canal+. En f\u00e9vrier, la femme de m\u00e9nage le trouve \u00e9tendu. Pompiers. Le fils a\u00een\u00e9, pr\u00e9venu, vient de Lyon mais n\u2019entre pas dans la chambre. Le 15 f\u00e9vrier, il meurt seul \u00e0 l\u2019h\u00f4pital de Cr\u00e9teil. Cinquante-deux ans. Objectif atteint. Belle maison, 4\u00d74, chienne boxer dans le lit conjugal. Le fils a\u00een\u00e9 ? Absent. Photographe \u00e0 Paris ? Est-ce un m\u00e9tier ? Valenton. Enterrement. Des poign\u00e9es de main. Le fils a\u00een\u00e9, pr\u00e9sent, apais\u00e9. Venu de Lyon avec sa compagne. Le cadet aussi, normal. Il ne supporte pas l\u2019image du cercueil en flammes. Le type des pompes fun\u00e8bres pose une main sur l\u2019\u00e9paule, il la repousse, sort fumer. Revente des 4\u00d74. Il ach\u00e8te une vieille Mustang. Femme de m\u00e9nage. Emploi du temps strict. 09. C\u2019est-\u00e0-dire que c\u2019est la m\u00eame chose tous les jours, \u00e0 douze heures p\u00e9tantes, le bruit des assiettes sur le carrelage de la table de la cuisine, les verres, les fourchettes et les couteaux \u2013 une routine immuable \u2013 les ronds en bois grav\u00e9s chacun \u00e0 son nom, enserrant les serviettes qu\u2019on a roul\u00e9es consciencieusement la veille, il faut briser cette routine, c\u2019est devenu une telle \u00e9vidence : sans pr\u00e9venir, il faut de toute urgence s\u2019enfuir, aller si possible dans le sens oppos\u00e9, se retenir au moins de parvenir, comme si de rien n\u2019\u00e9tait \u2013 pour une fois \u2013 dans la pi\u00e8ce \u00e0 l\u2019heure pr\u00e9vue, il y a eu d\u00e9j\u00e0 quelques pr\u00e9misses, quelques coups de semonce, de subtils avertissements, les quelques minutes de retard sont d\u00e9j\u00e0 de petites victoires, on imagine, on esp\u00e8re, on souhaite non seulement les reproduire, ces victoires, mais en plus gagner du terrain, alors on garde l\u2019ou\u00efe aux aguets, on devient tr\u00e8s attentif, les chaises que l\u2019on tire pour s\u2019asseoir, les \u00e9clats assourdis d\u2019une conversation parmi les plus banales qui soient, et le concert des couvercles de po\u00eales, de casseroles, du faitout qu\u2019on l\u00e8ve et qu\u2019on repose sur la grille des fourneaux, avec en outre l\u2019horrible tic-tac de la pendule accroch\u00e9e au mur, et ce quelle que soit la saison, qu\u2019il vente pleuve fasse beau temps, toute l\u2019ann\u00e9e, durant des ann\u00e9es, toute une vie, l\u2019\u00e9vidence tout \u00e0 coup tombe comme un couperet, ce n\u2019est pas possible de continuer comme \u00e7a, \u00e7a ne va plus, le silence \u00e0 certains moments est devenu tellement intol\u00e9rable qu\u2019on ne le tol\u00e8re plus, alors on le comble comme on peut, j\u2019\u00e9coute tout en descendant les marches de l\u2019escalier, d\u00e9j\u00e0 le bruit de la mastication, la voix h\u00e9sitante de mon jeune fr\u00e8re \u2013 il a toujours cette mani\u00e8re de parler comme s\u2019il cherche ses mots \u2013 la remarque coupante de la m\u00e8re pour lui clouer le bec, la respiration g\u00ean\u00e9e par l\u2019emphys\u00e8me du p\u00e8re, le bruit du pain que l\u2019on rompt, la mastication si particuli\u00e8re que font les m\u00e2choires \u00e0 l\u2019assaut d\u2019un morceau de fromage p\u00e2teux, et soudain, je ne sais vraiment pas ce qui m\u2019arrive, c\u2019est si spontan\u00e9, une sorte de coup de t\u00eate, je dis : \u00ab \u00c7a ne vous d\u00e9range pas, tout \u00e7a, \u00e7a ne vous g\u00eane pas, que vous baffriez comme \u00e7a tous les midis \u00e0 cette table de la cuisine, \u00e0 ne rien vous dire d\u2019int\u00e9ressant sauf des banalit\u00e9s, \u00e7a ne vous d\u00e9go\u00fbte pas, cette paresse, ce manque d\u2019amour, \u00e7a ne vous emmerde pas le monde tout autour, la guerre, l\u2019argent, l\u2019exploitation des petits par les gros, tout ce d\u00e9gueulis politique \u00e7a ne vous d\u00e9becte vraiment pas, vous allez vous resservir encore de la daube, vous \u00eates s\u00fbrs, des pommes de terre baignant dans leur jus, de l\u2019agneau bien gras et juteux, tout ce vin blanc bande de salauds, \u00e7a ne vous rend pas dingo ? \u00bb et je vois \u00e0 cet instant qu\u2019ils me toisent, qu\u2019ils font bien attention cette fois \u00e0 l\u2019amorce de ma tirade, qu\u2019ils font bien gaffe de ne rien vouloir entendre, qu\u2019il vaut mieux pas \u2013 faisons donc l\u2019autruche on sait si bien faire \u2013 qu\u2019ils font coussi-coussa comme si tout cela est normal, rien de plus normal qu\u2019un gamin de quinze ans s\u2019am\u00e8ne dans la cuisine \u00e0 midi et pique sa petite crise existentielle, se revendique communiste, et pourquoi pas anarchiste, voire pis, terroriste, quoi de plus normal \u00e0 cet \u00e2ge-l\u00e0, \u00e0 moins que ce ne soient des vers, dans ce cas o\u00f9 donc ai-je flanqu\u00e9 le vermifuge, le bromure \u2013 quand \u00e7a n\u2019exc\u00e8de pas les limites, disons quand \u00e7a n\u2019empi\u00e8te pas sur la sacrosainte qui\u00e9tude du foyer, on a bien le droit de manger en paix tout de m\u00eame, manquerait plus qu\u2019un morveux nous vienne faire la morale, un branleur pareil, qui ne conna\u00eet rien \u00e0 la vie, qui n\u2019a jamais travaill\u00e9, qui ne conna\u00eet rien encore ni du chagrin ni de la peine, et nourri, log\u00e9, blanchi par-dessus le march\u00e9, rendez-vous donc compte, faites vos comptes, vos calculs, j\u2019additionne toutes les ann\u00e9es perdues et je retranche mes r\u00eaves, mes esp\u00e9rances, que reste-t-il, il ne me reste en face de moi dans l\u2019encadrure de cette putain de porte qu\u2019un sale petit con boutonneux, avec sa gueule enfarin\u00e9e et qui viendrait l\u00e0 nous faire la le\u00e7on, \u00e0 nous ses parents, \u00e0 moi sa m\u00e8re, \u00e0 moi son p\u00e8re, c\u2019est un comble non, si t\u2019es pas content tu d\u00e9gages mon petit vieux, tu prends tes cliques et tes claques, tu te tires, tu d\u00e9barrasses le plancher, non mais qui c\u2019est qui m\u2019a donn\u00e9 un petit connard pareil, le fr\u00e8re reprend l\u2019expression petit connard, il r\u00e9p\u00e8te petit connard, c\u2019est marrant, il rit, petit connard, petit connard, il le braille maintenant, exc\u00e9d\u00e9 le p\u00e8re se l\u00e8ve, il met un temps pour remettre ses pantoufles, je vois bien qu\u2019il se gourre de pied, \u00e7a l\u2019\u00e9nerve encore un peu plus, il a vu que j\u2019ai vu, dehors qu\u2019il \u00e9cume, du vent, du balai, je ne veux plus jamais te voir, sors de ma maison et ne reviens jamais, quand tu gagneras ton pain \u00e0 la sueur de ton front, que tu seras un homme on verra, en attendant, d\u00e9merde-toi donc, barre-toi, casse-toi, et de joindre le geste \u00e0 la parole, de m\u2019attraper par le colbac et de me tirer vers la porte d\u2019entr\u00e9e, me voici dehors pieds nus, \u00e7a ne va pas la t\u00eate, je rentre aussi sec, je grimpe quatre \u00e0 quatre les marches de l\u2019escalier, j\u2019attrape le sac tube, je mets ce que je peux dedans, mais je ne sais pas quoi vraiment, mes chaussures \u00e0 mes pieds \u00e7a oui, il le faut en tous cas, les fameuses Clarks qu\u2019ils d\u00e9testent parce que \u00e7a fait gauchiste, je redescends, \u00e9tat second, je vole presque, j\u2019ouvre la porte et je ressors cette fois de mon propre chef, alors qu\u2019on esp\u00e9rait certainement me voir calm\u00e9, repentant, docile, je pars la route qui descend vers la gare \u2013 c\u2019est l\u2019automne, je note, les couleurs des feuillages sont belles \u2013 je me vide la t\u00eate comme je peux pour ne plus penser \u00e0 rien d\u2019autre qu\u2019aux belles couleurs de l\u2019automne cette ann\u00e9e-l\u00e0, je fouille dans mes poches, j\u2019ai pas lourd, quelques francs pas plus, je commence \u00e0 m\u2019inqui\u00e9ter, c\u2019est normal, pourquoi ce serait normal de s\u2019inqui\u00e9ter d\u2019avoir quelques francs seulement dans les poches, \u00e7a m\u2019agace, j\u2019acc\u00e9l\u00e8re le pas, en r\u00e9ajustant sur l\u2019\u00e9paule la lani\u00e8re coupante de mon sac tube, je vais prendre le RER, arriver dans le centre-ville, gare de Lyon, bonne id\u00e9e, ensuite je marcherai dans la ville jusqu\u2019\u00e0 ce que je tombe de fatigue, que la fatigue se confonde avec le calme, et ensuite, on verra 08. Note : La fiction na\u00eet d\u2019une n\u00e9cessit\u00e9, d\u2019une intuition non choisie, d\u2019une image non soluble (F.B). Je pense au sucre. \u00c0 mon taux de sucre. Il faut que je l\u00e8ve le pied sur le sucre. Ce qui me ram\u00e8ne au mot sarkara (alors que visiblement, j\u2019ai d\u00fb m\u2019en \u00e9loigner depuis un sacr\u00e9 moment, ou bien, si je lui accorde une certaine autonomie, il s\u2019est \u00e9loign\u00e9 tout seul de moi \u2013 j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 not\u00e9 que \u00e7a arrive bien plus souvent qu\u2019on l\u2019imagine). Donc, sarkara (que c\u2019est doux \u00e0 dire, \u00e0 prononcer, on dirait du miel \u2013 sarkara), mot hindou (on peut aussi dire indou) \u2013 car bien des choses viennent des Indes, pas toujours les meilleures. Remarque : on dit hindou pour tout ce qui concerne l\u2019Inde appel\u00e9e aussi \u00ab civilisation brahmanique \u00bb, alors qu\u2019on dit \u00ab peau-rouge \u00bb ou sauvage pour tout ce qui touche de pr\u00e8s ou de loin les Indiens d\u2019Am\u00e9rique (oui, celle du Sud aussi) \u2013 vieille civilisation sortie du ventre de la Terre, selon les dires Hopi \u2013 qui ne surent \u00e9crire que fort tardivement, et encore parce qu\u2019on les aura contraints \u00e0 le faire \u2013 on ne sait ni comment ni pourquoi. Pourquoi on les nomme ainsi, ni pourquoi ils ne sont pas rest\u00e9s sous terre bien au frais ou au chaud. Mais l\u00e0 n\u2019est pas le propos. Enfin, je ne le pensais pas jusqu\u2019\u00e0 ce que le propos lui-m\u00eame retire son chapeau et le replace sur son fa\u00eet, la partie la plus relev\u00e9e de sa forme relativement tass\u00e9e de propos, ou encore son chef, son cr\u00e2ne d\u2019\u0153uf, puis me tire sa r\u00e9v\u00e9rence et la langue par-dessus le march\u00e9. Trop vite. Cocher, ralenti tes chevaux. Personne ne suit. M\u00eame pas moi. Reprenons. Il y a les chambres et il y a des issues, il y a toujours une issue. Ma mission en tant que client myst\u00e8re, d\u00e9p\u00each\u00e9 par le grand organisme s\u2019intitulant assez pompeusement Guide de la Piaule \u00e0 prix modique Tout confort \u2013 (R\u00e9cup\u00e9rable ou commandable dans toute bonne librairie, broch\u00e9, 2,50 francs, honn\u00eatement \u00e7a vaut le coup, moi-m\u00eame l\u2019ai achet\u00e9 pour que \u00e7a cesse de me turlupiner de ne pas l\u2019avoir.) Reprenons, ai-je dit. Il y a cette chambre, celle qui essaie de dispara\u00eetre sit\u00f4t que je prononce en moi-m\u00eame le mot. Je ne cherche pas \u00e0 la rattraper, je ne suis pas comme \u00e7a. Et en plus, \u00e0 la course, je suis souvent battu, je n\u2019ai aucune endurance pour quelque course que ce soit. Je me contente de faire seulement les courses une fois tous les quinze jours. Un point c\u2019est tout. Reprenons encore, soyons patient. Dans cette chambre, je m\u2019allonge sur le lit et les yeux mi-clos, je regarde comme on peut regarder de cette fa\u00e7on, le plafond. Ce n\u2019est pas la chapelle Sixtine. Mais presque. Les t\u00e2ches cr\u00e9ent des figures al\u00e9atoires. Al\u00e9atoire est une destination peu connue des gens d\u2019ici. All\u00e8grement, ils se suivent tous \u00e0 la queue leu leu de peur de se perdre, de s\u2019\u00e9garer. La raison en est, j\u2019ai fini par le penser, le co\u00fbt prohibitif du stationnement. On ne peut plus s\u2019\u00e9garer sans d\u00e9penser des fortunes dans les parcm\u00e8tres. Continuons encore. Le plafond de la chambre qui s\u2019\u00e9vanouit presque de mon souvenir ressemble \u00e0 quelque chose \u00e0 cause de toutes les t\u00e2ches brun\u00e2tres provoqu\u00e9es par : la nicotine, les fuites d\u2019eau du voisin du dessus, d\u2019autres \u00e9l\u00e9ments plus pernicieux encore comme l\u2019utilisation de mat\u00e9riaux bon march\u00e9 provoquant des d\u00e9flagrations dans la continuit\u00e9 temporelle des pl\u00e2tres et des salp\u00eatres. Sans oublier les r\u00e9sultats d\u00e9biles provoqu\u00e9s par la Chandeleur, puisque j\u2019avais retenu que la chambre \u00e9tait non seulement tout confort mais aussi gaz \u00e0 tous les \u00e9tages. Ne l\u00e2chons pas l\u2019affaire, battons le fer pendant qu\u2019il est sans d\u00e9fense. Ce plafond \u00e9tait semblable \u00e0 un cosmos. Je pouvais y plonger mon regard mi-clos, m\u2019y enfouir, et dispara\u00eetre par moments, sans qu\u2019au retour de cette \u00e9trange autohypnose je ne susse o\u00f9 je m\u2019\u00e9tais rendu, quelle nouvelle d\u00e9faite j\u2019avais encore subie car, le retour \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 laissait toujours mon corps endolori, fourbu, vid\u00e9 de toute calorie, et bien s\u00fbr de tout son suc. J\u2019\u00e9tais mou comme une chique pour r\u00e9sumer les faits. H\u00e9las, rien que d\u2019y repenser \u00e0 nouveau, je sens mes forces me trahir (salet\u00e9s). Je me demande si j\u2019en aurais encore quelques-unes de suffisamment fid\u00e8les pour me permettre de me rendre au but. Le probl\u00e8me, c\u2019est que j\u2019ai perdu dans cette aventure le sens du terrain, de l\u2019\u00e9quipe, je ne sais plus de quel bord je suis, ni si je joue au foot ou au rugby. Le but de tout \u00e7a est un essai \u00e0 transformer dans un premier temps. Par contre de quel temps s\u2019agit-il, insoluble, la conjugaison des temps, ainsi que l\u00e0 o\u00f9 nous entra\u00eenent les coups d\u2019\u0153il aux plafonds. C\u2019est \u00e0 ce moment-l\u00e0 qu\u2019un d\u00e9clic se fait entendre. M\u00e9tallique. Discret. Derri\u00e8re moi. Dans le mur oppos\u00e9 \u00e0 celui o\u00f9 je projetais jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent mes visions brun\u00e2tres. Une trappe. Une fine ligne noire, que la lumi\u00e8re de la lampe de chevet n\u2019avait jamais r\u00e9v\u00e9l\u00e9e. Une poign\u00e9e \u00e9merge lentement. Elle est l\u00e0, sans doute depuis toujours. Je ne l\u2019ai jamais vue. Et maintenant, elle attend. 07. Souvent, le mercredi soir, je n\u2019allume pas le plafonnier. Je pr\u00e9f\u00e8re appuyer sur le bouton de l\u2019\u00e9clairage de la hotte. Cette lumi\u00e8re, tombant doucement sur les fourneaux, m\u2019apaise. Peut-on nommer chaleureuse une lumi\u00e8re ? Si on le fait, c\u2019est qu\u2019elle en \u00e9voque d\u2019autres, plus anciennes. Je n\u2019ai jamais aim\u00e9 les \u00e9clairages crus. Je leur pr\u00e9f\u00e8re les lampes pos\u00e9es, les coins de pi\u00e8ce illumin\u00e9s, les \u00eelots de clart\u00e9 dans la p\u00e9nombre. J\u2019aurais peut-\u00eatre aim\u00e9 vivre avant l\u2019\u00e9lectricit\u00e9, dans cette demi-obscurit\u00e9 peupl\u00e9e de flammes et d\u2019ombres. Parfois je me dis que je n\u2019en ai pas assez profit\u00e9, de ces moments silencieux o\u00f9 l\u2019agitation du monde reflue. On ne pense plus, on per\u00e7oit. Tout flotte, tout devient fragment, ambiance, souvenir diffus. C\u2019est l\u00e0 que na\u00eet l\u2019\u00e9criture. Hier, j\u2019\u00e9tais \u00e0 Lyon, un concert en plein air dans l\u2019amphith\u00e9\u00e2tre des Trois Gaules. Il allait pleuvoir, mais il n\u2019a pas plu. Les amis, sans micro, leur voix nue, r\u00e9sonnaient. On les red\u00e9couvre ainsi, dans une lumi\u00e8re neuve. L\u2019orgue de Barbarie lan\u00e7ait ses notes, les chants, les mains qui battent. Comme une c\u00e9r\u00e9monie. Des masques, des personnages, des fictions devenues vraies. \u00c0 un moment, un ange a tendu une plume \u00e0 un ami. Le texte disait : \u00ab Si tu trouves quelqu\u2019un qui croit \u00e0 ton histoire, alors le monde entier ne sera plus jamais triste. \u00bb J\u2019ai pr\u00eat\u00e9 mon sweat \u00e0 P. Je l\u2019ai vue s\u2019\u00e9loigner seule dans la rue en pente, une tache claire, mouvante, une silhouette floue bient\u00f4t aval\u00e9e par la nuit. Puis Fourvi\u00e8re s\u2019est dress\u00e9e, ocre et dor\u00e9e. Les voitures, la musique, l\u2019agression. De retour, j\u2019ai ouvert la porte-fen\u00eatre. Le carrelage \u00e9tait mouill\u00e9. Pas de chatte. J\u2019ai \u00e9teint la lumi\u00e8re de la hotte, attendu que mes yeux s\u2019habituent. Puis je suis mont\u00e9, me suis assis. Rien. Silence. J\u2019ai appuy\u00e9 sur Entr\u00e9e. L\u2019\u00e9cran s\u2019est allum\u00e9. La lumi\u00e8re m\u2019a jailli au visage. Comme une naissance. Cette solitude-l\u00e0. 06. Sans la pr\u00e9sence des autres, je ne me sens pas seul. Mais sit\u00f4t que l\u2019un d\u2019eux surgit, je deviens Bernard-l\u2019ermite. Petit Bernard, moyen Bernard, gros et gras Bernard, gigantesque coquille fabriqu\u00e9e par la somme augment\u00e9e, de jour en jour, des impressions de solitude travers\u00e9es. Lumi\u00e8re et prisme. L\u2019ermite, l\u2019ermitage \u2014 ces mots m\u2019attirent d\u00e8s que je pense \u00e0 la pr\u00e9sence des autres. Et j\u2019y pense souvent. Trop souvent. Tout le temps. C\u2019est l\u00e0-dedans que je me r\u00e9fugie. Et puis, une fois reclus, myst\u00e8re : je les oublie. Je plonge tout entier dans l\u2019oubli des autres, je m\u2019efface, je m\u2019efface comme une tache de cambouis sur un costume tout neuf. C\u2019est peut-\u00eatre toute cette salet\u00e9 que je gratte, racle, frotte, qui fait la mati\u00e8re essentielle de ma forteresse de nacre. Ce n\u2019est pas que je d\u00e9teste les autres. C\u2019est que je ne sais ni par quel bout les prendre, ni comment les quitter. Ils surgissent, et c\u2019est danger, alerte, oppression. Ils m\u2019\u00e9crabouillent avec leurs volont\u00e9s, leurs envies, leurs invitations, leurs invectives, leurs silences \u2014 surtout leurs silences. Alors je me cache. Derri\u00e8re une fa\u00e7ade, un rideau de pluie. Dans la ville, dans les trains, dans les rues, les vignes en temps de vendanges. Je fl\u00e2ne apr\u00e8s le passage des glaneurs, et trouve la joie tranquille de tomber sur une patate oubli\u00e9e, sur cette terre d\u00e9j\u00e0 ratibois\u00e9e. Une fois l\u2019an, c\u2019est l\u2019heure des vacances. Tous les Bernard-l\u2019ermite des environs se rassemblent. Ils s\u2019alignent en rang d\u2019oignons face \u00e0 une coquille vide. C\u2019est le moment : il faut changer de cr\u00e8merie. Petit \u00e0 petit, chacun s\u2019enhardit \u00e0 sauter par-dessus son voisin. Ils cavalent tout nus sur le sable, esp\u00e9rant tenter leur chance. Et soudain, presque des ailes : tout le d\u00e9sir du monde les pousse vers un nouveau logis, une place, m\u00eame temporaire, m\u00eame \u00e9ph\u00e9m\u00e8re. Une nouvelle coquille. Ensuite, chacun retourne \u00e0 ses occupations, comme il peut. Il n\u2019y a ni vainqueur ni perdant. Seulement : avoir, ou ne pas avoir. Quelqu\u2019un finit toujours par conclure : c\u2019est la vie. Et chacun repart seul, \u00e0 sa coquille. Et c\u2019est tout. 05. L\u2019homme sans c\u0153ur appara\u00eet \u00e0 cet instant. Il marche en retrait de lui-m\u00eame, avec un air de circonstance. On enterre ses illusions apr\u00e8s les avoir vendues \u00e0 l\u2019encan, au march\u00e9 de Cent coin. \/ Grave de Poix t\u00eate des yeux les collines dans l\u2019espoir de voir Barbe Bleue venir \u00e0 son giron. Pas loin de Cannes, Nik\u00e9 allaite la truie de fer du Claude qui ne sut jamais rien faire de ses dix doigts amput\u00e9s \u00e0 la guerre des boutons. Et pendant ce temps-l\u00e0 (haut et court), Romus et Romulus, le suc, le nectar, l\u2019ar\u00f4me de Michelle (ma belle), mangent leur soupe d\u2019ortie, puis babillent, jouent et montent l\u00e0-dessus pour voir Montmartre et le pain de Sucre en bons sacripants. Un c\u0153ur br\u00fblant bat au-dessus des nuages noirs d\u2019un ciel bas. Paris siffle son clebs pour qu\u2019il ram\u00e8ne ses moutons l\u00e0-bas, au pied du mont Ida. \/ Petit \u00e0 petit, avec des avanc\u00e9es minuscules, de grands mouvements t\u00e9lescopiques d\u2019antennes et de moustaches, de grands airs majuscules, les insectes suivent le cort\u00e8ge. Certains ont d\u00e9val\u00e9 les pentes du Cluseau, d\u2019autres roulent comme des boulettes depuis Chazemais et Villevendra avec leurs gros ventres gras. D\u2019autres encore viennent \u00e0 pied ou en rampant de Montlu\u00e7on. Ils implorent qu\u2019on monte le son. \/ Le porte-parole \u00e0 qui l\u2019on a donn\u00e9 du foin pour qu\u2019il fasse l\u2019\u00e2me fait un test de porte-voix. Le Larsen ondule sur la campagne, crispe les tympans des \u00e9glises, projette une ombre sur l\u2019ombre. Des cavaliers mont\u00e9s sur des mules jaillissent depuis la rue Labas. Venus d\u2019Ombrie avec leurs bicornes, leurs fusils, leurs coupe-coupes, leurs grenailles et lances, pareilles \u00e0 des mats de cocagne \u00e9rig\u00e9s pour assassiner les r\u00eaves. \/ Tout ici pue le bobard, le crevard, la pacotille, dit l\u2019ab\u00eeme derri\u00e8re l\u2019homme sans c\u0153ur (on dirait un zombi de Zanzibar \u00e9chapp\u00e9 de la t\u00e9loche cathodique radicale). \/ Personne ne le reconna\u00eet, mais tout le monde en parle \u00e0 tort et \u00e0 travers. C\u2019est comme \u00e7a que le grand boursoufl\u00e9 du bulbe reconna\u00eet ainsi les siens \u2014 qui ne descendent ni des Huns ni des Hurons ni des Mohicans, ah \u00e7a non. Mais plut\u00f4t de la tribu des Collabes qui poussent comme du chiendent pr\u00e8s Tron\u00e7ais, Saint Bonnet, Meaulnes ou encore Saint-Amand dit de Montrond \u00e0 cause des ronds de cuir et ronds de jambes qui pullulent l\u00e0-bas. \/ Sur la route d\u2019Epineuil, la jeune Albertine verse une larme de crocodile, s\u2019\u00e9baubit, se p\u00e2me, se jette dans une danse de Saint-Guy, \u00e9perdue. Certains tentent de la retenir, tous l\u2019oublient vite. \/ L\u2019homme sans c\u0153ur va bient\u00f4t parler. Il s\u2019\u00e9chauffe les l\u00e8vres, avale sa salive, replace sa voix. Patience est chaude, et dans l\u2019azur tr\u00e9pigne d\u2019impatience. Le temps s\u2019\u00e9croule lentement, emportant les maisons, les cabanes, les ch\u00e2teaux d\u2019eau, l\u2019h\u00f4tel de ville, les nids d\u2019aigle, de poules\u2026 d\u2019\u00e9tourneaux. \/ \u00ab Attention c\u2019est parti il va parler ! \u00bb, dit un h\u00e9raut apr\u00e8s avoir sonn\u00e9 du cor au pied de la tour d\u2019H\u00e9risson. \/ Le monde retient son souffle. Silence g\u00e9n\u00e9ral. \/ \u00ab Je\u2026 Je\u2026 Je suis l\u2019homme sans c\u0153ur\u2026 Je me porte mal\u2026 Je me porte dehors\u2026 Je suis le dedans port\u00e9 \u00e0 bout de bras\u2026 \u00bb \/ Et puis, plus rien. \/ Voil\u00e0, on est \u00e0 peine arriv\u00e9 \u00e0 la fin que c\u2019est d\u00e9j\u00e0 fini. \/ Tout le monde dit : \u00ab Remboursez ! \u00bb Puis la foule se lasse, rentre chez elle, esp\u00e8re des lendemains qui chantent. \/ L\u2019ab\u00eeme grommelle derri\u00e8re l\u2019homme sans c\u0153ur. Il veut lui adresser des reproches, mais il le rate \u00e0 D\u00e9sertines. De peu. 04. Habiter La Grave, pas bien loin du Cher, dans l\u2019Allier. Les mots paraissent familiers. Ensuite, ils sont bizarres. \/ On a pos\u00e9 les valises \u00e0 l\u2019\u00e9tage. Nous habitons un entre-deux. En dessous, un vieil homme ; au-dessus, les fant\u00f4mes et les rats. \/ D. habite la petite maison juste apr\u00e8s le pont qui enjambe le Cher. Les gendarmes se sont point\u00e9s vers 20h. C\u2019\u00e9tait la premi\u00e8re fois chez lui, en plusieurs ann\u00e9es d\u2019amiti\u00e9. M\u2019y suis trouv\u00e9 si bien que j\u2019y serais rest\u00e9. La trempe que j\u2019ai prise. \/ M. habite la maison d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9. Dacot\u00e9, je crus longtemps que c\u2019\u00e9tait un nom. Comme d\u2019autres parlent de \u00ab Sam suffit \u00bb, les villas, vous savez. \/ La difficult\u00e9 d\u2019habiter un autre endroit. En quittant cette maison, j\u2019\u00e9tais \u00e0 l\u2019envers. \/ On dit de lui ou d\u2019elle et encore de cet autre : ils sont habit\u00e9s. Ce n\u2019est pas quelque chose de po\u00e9tique, ils ont des poux les pauvres. \/ Tu habites l\u00e0, donc tu suis les r\u00e8gles. \/ Vous habitez chez vos parents. H\u00e9las, oui. \/ Vous n\u2019\u00eates pas habit\u00e9, rien de tout \u00e7a ne t\u2019habite, tu finiras certainement romanichel. \/ J\u2019habite seul. J\u2019habite avec sept chats. J\u2019habite \u00e0 l\u2019\u00e9tage. J\u2019habite au septi\u00e8me \u00e9tage. J\u2019habite apr\u00e8s le coin de la rue. Au septi\u00e8me sans ascenseur. Plusieurs fois, d\u2019ailleurs. J\u2019habite tous les arrondissements de cette ville. En quelques mois. \/ On dit que je vis mal ceci ou cela. Je n\u2019habite qu\u2019avec difficult\u00e9 ce genre de situation. Je ne cherche pas \u00e0 m\u2019investir. Une maison \u00e0 moi, vous n\u2019y pensez pas. \/ La cohabitation, proche de la coagulation, \u00e0 la fin on pense \u00e0 de la sauce fig\u00e9e. Et l\u2019autre qui dit \u00ab le gras, c\u2019est la vie \u00bb. \/ Le mot cabane et le sentier des nids d\u2019araign\u00e9es, bifurcations de pens\u00e9es ou de souvenirs, la sensation de d\u00e9j\u00e0-vu. Toujours cette effrayante propension \u00e0 vouloir fuir l\u2019ennui. Habiter l\u2019ailleurs. D\u2019ailleurs, dit-on l\u2019ailleurs ou ailleurs dans ces cas-l\u00e0 ? \/ L\u2019id\u00e9e m\u2019habite un moment, un atelier de sculptures en papier m\u00e2ch\u00e9 pour les enfants. Il a plus de 30 ans. Elle a fait le tour du cosmos pour revenir m\u2019habiter il y a juste deux ou trois ans. Faut \u00eatre patient, impatient. \u00c0 fond dans l\u2019un ou l\u2019autre ? \/ La maison en Calabre. Deux \u00e9v\u00e9nements simultan\u00e9s \u00e0 ce propos : le livre de Georges H. et la r\u00e9alit\u00e9 que nous vivons. On dirait une mise au point t\u00e9l\u00e9m\u00e9trique. Sauf que lorsque les deux images co\u00efncident, on ne peut rien en faire, rien en dire ; on reste bouche b\u00e9e. \/ \u00c0 Lisbonne, j\u2019habite quel quartier d\u00e9j\u00e0, celui dont parle Cendrars. Je l\u2019ai au bout de la langue. Et d\u00e9j\u00e0 je pense \u00e0 autre chose, au fait que je croyais voir Pessoa \u00e0 chaque coin de rue. Je vois le cul du tramway \u00e0 ce moment-l\u00e0 qui gravit la colline. Rien ne m\u2019habite, tout me traverse. \/ Je repense \u00e0 cette histoire. Les trois petits cochons. Parce que je me suis demand\u00e9 ce que je pensais des maisons de paille \u00e0 cette \u00e9poque, si elles m\u2019\u00e9voquaient quelque chose. L\u2019Afrique telle qu\u2019on nous la peint dans les livres d\u2019histoire. La case de l\u2019oncle Tom. \/ Que chaque voix soit un instrument. Que l\u2019ensemble s\u2019appelle \u00ab Pierre et le Loup \u00bb, cette pens\u00e9e me traverse au moment o\u00f9 je vois les musiciens de Br\u00eame passer sous mes fen\u00eatres. \/ La folle habite de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la rue. Au m\u00eame \u00e9tage. La nuit, elle se met au balcon et hurle. \/ Derri\u00e8re la cloison fine de la chambre d\u2019h\u00f4tel, je l\u2019entends rire toute seule. C\u2019est effrayant. Parfois elle dit des choses \u00e9normes. C\u2019est une vieille dame encore coquette. Elle a les ongles peints, m\u00eame ceux des pieds. Et ce rouge \u00e0 l\u00e8vres \u2014 du gloss \u2014 nom de Dieu. On dirait parfois qu\u2019on habite ensemble. Une promiscuit\u00e9 dans l\u2019ailleurs. \/ J\u2019ai entendu \u00e7a. Il s\u2019est redress\u00e9 de toute sa hauteur ce petit bonhomme. Il m\u2019a dit : \u00ab Il serait temps que vous fabriquiez votre propre nid. \u00bb Non mais je r\u00eave, ce type me prend pour un coucou. Pauvre vieux. C\u2019\u00e9tait un Anglais. Il est mort maintenant. \/ Habiter un texte, difficile aussi. Habiter un livre, c\u2019est trop d\u2019un coup. Habiter un chapitre, une page, un paragraphe. Commence d\u00e9j\u00e0 par une phrase, apr\u00e8s on verra. \/ L\u2019errance est une question permanente sur le fait d\u2019habiter quoique ce soit. Les gens enracin\u00e9s ne savent pas de quoi je parle, ce n\u2019est pas grave. \/ Le mot habiter en anglais peut-\u00eatre \u00ab to live \u00bb, je pense Hamlet, \u00ab to live or not \u00bb. 03. Une gomme. Pas n\u2019importe laquelle. Une gomme mie de pain. Une gomme souple, molle, fuyante. Une gomme qui n\u2019est jamais l\u00e0. Quand je la cherche, elle n\u2019est pas l\u00e0. Quand je ne la cherche pas, elle est l\u00e0. Elle est l\u00e0. Elle est l\u00e0. Je tends la main. Je touche. C\u2019est mou. C\u2019est froid. C\u2019est elle. Je malaxe. Elle devient ti\u00e8de. Elle prend forme. Elle m\u2019\u00e9chappe. Elle roule. Elle glisse. Elle se d\u00e9robe. Elle revient. Elle attend. Elle n\u2019attend pas. Elle s\u2019en fout. Elle est l\u00e0. Elle est encore l\u00e0. Je la garde. Dans la main. Je la presse. Je la perds. Je la cherche. Non. Je ne la cherche plus. Elle revient. Elle revient toujours. Toujours la m\u00eame. Jamais la m\u00eame. Elle est l\u00e0 depuis toujours. Elle change. Je la connais. Je ne la connais pas. Elle est l\u00e0. Elle est l\u00e0. Elle est l\u00e0. Elle me regarde ? Non. Si. Elle me juge. Elle me teste. Elle s\u2019efface. Elle revient. Elle recommence. Elle recommence encore. Encore. C\u2019est une gomme. Non. C\u2019est un mot. Un mot mou. Un mot p\u00e2teux. Un mot malax\u00e9. Un mot aval\u00e9. Un mot \u00e9vit\u00e9. Un mot qui se cache. Un mot qui tombe. Un mot qui ne revient pas. Elle est tomb\u00e9e. Elle est tomb\u00e9e. Je crois. Non. Je ne suis pas s\u00fbr. Elle \u00e9tait l\u00e0. L\u00e0, juste l\u00e0. Et puis non. Plus l\u00e0. Elle est partie. Partie. Partie. Revenante. Peut-\u00eatre pas. Gomme mie de pain. Tu ne r\u00e9sous rien. Tu n\u2019effaces rien. Tu ramollis. Tu glisses. Tu colles. Tu s\u00e8ches. Tu durcis. Tu casses. Tu t\u2019effrites. Tu t\u2019\u00e9miettes. Tu deviens pierre. Tu disparais. Tu reviens. Tu reviens. Je t\u2019attrape. Je te rate. Je recommence. Je recommence. Je recommence. Tu es l\u00e0. Tu n\u2019es pas \u00e0 moi. Tu n\u2019es \u00e0 personne. Tu es tout. Tu es rien. Tu es l\u00e0. Tu es l\u00e0. Tu es l\u00e0. 02. Il serait question d\u2019un doute, d\u2019un flottement. De se questionner sur l\u2019emploi du conditionnel, comme on glisse d\u2019une pi\u00e8ce \u00e0 l\u2019autre dans le noir. Par exemple : \u00ab Ils d\u00e9cachetteraient leur courrier, ouvriraient les journaux, allumeraient une cigarette. \u00bb Que change le temps, l\u2019ordre, la construction ? Quelle sensation na\u00eet de l\u2019\u00e9tranget\u00e9 grammaticale ? Il y aurait eu un point, manqu\u00e9. Le m\u00eame, toujours. Le voir, c\u2019est voir autrement. Une fen\u00eatre, un \u0153il-de-b\u0153uf, un horizon : tout se tient. Il faudrait reculer, tracer, tendre le bras, un crayon \u00e0 la main. Un homme, l\u00e0-bas. Il me ressemblerait. Un double. Il sortirait une cigarette. La flamme, la bouff\u00e9e. De l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la rue. Pile et face. Je dessinerais le salon, lentement. Certains objets : un point, un blanc. La biblioth\u00e8que, les tranches, la m\u00e9moire. Le parquet \u2014 pas du ch\u00eane. Deux chambres en une. Un appartement. Pendant qu\u2019il fume, un autre le regarde. Ou pas. Je froisserais le dessin. Ne garderais que les titres. \u00c9viterais le trou noir, l\u2019alc\u00f4ve, le sofa, l\u2019affiche. Peut-\u00eatre je reviendrais. Figures g\u00e9om\u00e9triques. Radiateur. Pesant. Froid. Porte vers une autre pi\u00e8ce. Un aquarium. Un suceur, un combattant. Lumi\u00e8re bleue. Un miroir. Un lit d\u00e9fait. Un corps de femme. Invent\u00e9. Avancer. Nourriture des poissons. \u00c9graine. Nostalgie. Entr\u00e9e. Cuisine. Agrandisseur sur frigo. Cuvettes. Baignoire sabot. Cafeti\u00e8re \u00e0 d\u00e9tartrer. Frigo \u00e0 d\u00e9givrer. Pens\u00e9es \u00e9chapp\u00e9es. Ouvrir la porte. Refermer. Descendre. Rue. Place. V\u00e9hicules. Rotation. Un point, toujours. C\u2019est tout. C\u2019est rien 01. Le paysage d\u00e9file derri\u00e8re une vitre sale, d\u00e9gueulasse, instantan\u00e9e. Gifles de pluie, gicl\u00e9es de nuit. Accord\u00e9on diatonique. Ballade de John Nike ta m\u00e8re. Entre les wagons. Crissements. Parfums. Sonnette, soufflets, hal\u00e8tement. Villes, jardins, tours, terrains vagues. Couinement du ska\u00ef. Froissements d\u2019\u00e9toffes, papiers, peaux. Fr\u00f4lements, esquives, odeurs corporelles, \u00e0 tomber. Tenir. Devenir \u00eele. Agripper la barre. Oublier le poisseux. Le suant. Le merdeux. Ralentissement. Vincennes. D\u00e9gueulis de voyageurs. Cafards humains. Pagayer dans l\u2019imaginaire. Double mouvement. Entrer. Sortir. Sonnerie. Portes. Nuit jour nuit jour. Tunnel. Gare de Lyon. Se sentir rat dans une cath\u00e9drale. Verre. Acier. Masse. Foule. Danger. \u00catre assomm\u00e9. Se frayer un chemin. Pardon. Excusez. Vaciller. Se rattraper. Escalier roulant. Monter. Tomber. Recommencer. Couloirs, puis couloirs encore. Lumi\u00e8re. Ciel gris. L\u2019Europ\u00e9en. Bagnoles. Klaxons. Paris. Marcher jusqu\u2019\u00e0 Bastille. Croiser Bofinger. Souvenir diffus. Rue du Pas de la Mule. Place des Vosges. Traverser. Diagonale. Arbres. Poches. Francs. Rue de Turenne. Caf\u00e9. Debout au comptoir. Bonjour. Bonsoir. Marcher vers la gare de l\u2019Est. Prendre le temps. Au forceps. Arriver. Naus\u00e9e. Parfum des croissants. Odeur de caoutchouc, gasoil. Tout m\u00e9lang\u00e9. Secouer. Pousser la porte. Cour int\u00e9rieure. Pav\u00e9s. Poubelles. Briques. Balcons en fer. Ciel gris. Pousser une autre porte. Bruits de rotatives. Cliquets. R\u00e9glages. Voix graves. Gueule du contrema\u00eetre. Se sentir chez soi. Temporairement. D\u00e9gommer les plaques. Nettoyer l\u2019encrier. Imprimer les macules. Un paysage chinois. Regarder \u00e0 travers. Papier. Murs. R\u00e9alit\u00e9. R\u00e9ponse des coll\u00e8gues : t\u2019as pas soif ? Gulp. Ravaler. Se taire. Subir. La Roto. Caisse en bois. Caler le corps. Patienter. Prendre l\u2019encre. Le papier. Des films. Du porno. Des affiches g\u00e9antes. Surveiller l\u2019empilement. Carr\u00e9. Align\u00e9. Recommencer. Une vie enti\u00e8re \u00e0 s\u2019inventer un ami pour tenir. Le soir, m\u00eame trajet \u2014 ou pas. Changer. S\u2019inventer des jeux. Oublier. Une heure jusqu\u2019\u00e0 la cath\u00e9drale. Changer de costard. Rat de ville, rat de banlieue. Somnoler. Terminus. Une main sur l\u2019\u00e9paule : faut y aller, monsieur. 00. Je recommence. Je doute. J\u2019h\u00e9site. J\u2019avance un pied. Je tombe. Je me rel\u00e8ve. J\u2019apprends. J\u2019apprivoise ce corps. Bient\u00f4t je courrai. Je vois l\u2019arbre en fleurs. Un cerisier. La blancheur de sa floraison me bouleverse. Une \u00e9motion floue monte. Comme la grenadine dans l\u2019eau : joie et peine m\u00eal\u00e9es. Je cours. Tombe. Me rel\u00e8ve. Il grandit. J\u2019ai peur et envie. D\u2019\u00eatre dans les fleurs. D\u2019\u00eatre aval\u00e9 par la beaut\u00e9 du monde. Par son horreur et sa beaut\u00e9. Le parfum entre par le nez. La lumi\u00e8re blanche par les yeux. Je chancelle. Je go\u00fbte l\u2019oseille. Une morsure. Surprise acide. Je recommence. J\u2019explore d\u2019autres feuilles. Douces, r\u00e2peuses. L\u2019acide, l\u2019amer, le sucr\u00e9. Tout va dans la bouche. Pour sentir. Pour accepter ou refuser. Pour \u00e9prouver. Les mots eux aussi ont un go\u00fbt. Salsifis, rhubarbe, groseille. Certains me d\u00e9go\u00fbtent. Cartouche, \u00e9cole, abattoir. Le d\u00e9go\u00fbt d\u00e9borde. Il se propage. Je suis au centre. Il me traverse. Je suis maladroit. Les objets tombent. Je tombe. Parfois un cri, une gifle. Parfois on m\u2019extirpe. Le noir. Je pleure. Puis je dors. Je suis n\u00e9, plac\u00e9 en couveuse. Je n\u2019en garde rien. Mais j\u2019y retourne probablement la nuit en r\u00eave. Le ventre chaud. Le geste qui m\u2019en expulse. Une faute ? Un exil ? Chass\u00e9 du paradis. Depuis, je veux grandir. Revenir. Comprendre. Peut-\u00eatre m\u00e9riter.", "image": "", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ] }