{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/01-il-est-8-heures-je-ne-vis-tous-ces-gens-ensemble-qu-une-seule-fois.html", "url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/01-il-est-8-heures-je-ne-vis-tous-ces-gens-ensemble-qu-une-seule-fois.html", "title": "LVME ( La Vie Mode D'emploi )", "date_published": "2024-12-27T08:31:00Z", "date_modified": "2025-09-30T07:32:45Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

01<\/h3>\n

Il est 8 heures.
\nJe ne vis tous ces gens ensemble qu\u2019une seule fois, dans le nouveau cimeti\u00e8re de V. Ils \u00e9taient l\u00e0, r\u00e9unis d\u2019abord \u00e0 l\u2019\u00e9glise, puis les voici \u00e0 nouveau, tout autour du caveau. M\u00eame monsieur Pauvre Type est l\u00e0. La seule absente est N., elle n\u2019est pas venue, sans doute parce que c\u2019est un jour de semaine ; elle a commenc\u00e9 ses \u00e9tudes \u00e0 M. Peut-\u00eatre qu\u2019elle ne sait pas, peut-\u00eatre qu\u2019elle en a entendu parler, peut-\u00eatre pas. Sa s\u0153ur non plus n\u2019est pas l\u00e0 . Mais pour B., je comprends mieux. C\u2019est dans l\u2019ordre des choses.<\/p>\n

Il \u00e9tait 8 heures.
\nJe reviens r\u00e9guli\u00e8rement \u00e0 V. quand je pense \u00e0 l\u2019\u00e9poque de mon adolescence. J\u2019y suis retourn\u00e9 plusieurs fois depuis que la ferme de mes grands-parents a \u00e9t\u00e9 vendue, et pour une somme si ridicule que j\u2019en ai longtemps voulu \u00e0 mes parents de ne lui avoir pas accord\u00e9e une plus grande importance. C\u2019\u00e9tait un point de rep\u00e8re r\u00e9el qui, apr\u00e8s la vente, apr\u00e8s la disparition des grands-parents, quand les lieux se sont vid\u00e9s de tous leurs meubles, leur linge, leurs bibelots, s\u2019enfonce depuis lors lentement dans le n\u00e9ant, tout comme eux, tout comme moi.<\/p>\n

Ce sera 8 heures.
\nLa maison de Madame B. Ce n\u2019est plus tout \u00e0 fait une ferme, bien qu\u2019il y ait encore une grange, des d\u00e9pendances attenantes \u00e0 celle-ci. Un rideau constitu\u00e9 de bouchons multicolores de bouteilles d\u2019eau qu\u2019il faut pousser pour entrer dans la maison. Non pas pousser, ce n\u2019est pas \u00e7a, balayer de la main. Il faut balayer cette fronti\u00e8re de bouchons en plastique pour retrouver l\u2019int\u00e9rieur de la maison. L\u2019obscurit\u00e9 de cette pi\u00e8ce dans laquelle on p\u00e9n\u00e8tre l\u2019\u00e9t\u00e9, il y a tant de lumi\u00e8re au-dehors qu\u2019on a la sensation de s\u2019enfoncer dans cette obscurit\u00e9 comme dans une caverne, une grotte. Il y fait plus frais. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, le bruit d\u2019une grande horloge ponctue le silence, l\u2019ennui. On y est bien, au calme. Madame B. a des joues roses, elle p\u00e8te la forme dit mon grand-p\u00e8re, \u00e0 plus de 70 ans c\u2019est une nature.<\/p>\n

Il est encore 8 heures.
\nPlus loin, la ferme de Monsieur Pauvre Type, c\u2019est le nom que lui donne mon grand-p\u00e8re. Et pas que lui. La silhouette de la maison se d\u00e9coupe sur le fond d\u2019un ciel orang\u00e9, le p\u00eacher devant la maison, les oiseaux piaillent dans l\u2019arbre. Il y a un nid de merles dans l\u2019arbre, dans le p\u00eacher, ils viennent de na\u00eetre dans mon souvenir. Monsieur Pauvre Type les saisit l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre et leur cogne le cr\u00e2ne sur la margelle du puits.<\/p>\n

Il \u00e9tait presque 8 heures.
\nLa ferme des D. On y parvient le soir, au cr\u00e9puscule. Les b\u00eates sont rentr\u00e9es dans la grange, Madame D. est l\u00e0 pr\u00e8s d\u2019elles, assise sur un tabouret, en train de traire. Je ne sais plus si les vaches ont un nom, j\u2019aimerais que oui, j\u2019aimerais tant, pour que \u00e7a colle \u00e0 mon souvenir et \u00e0 l\u2019odeur de cette grange, que les vaches ne soient pas que des b\u00eates mais qu\u2019elles portent un nom qui leur appartiennent \u00e0 chacune. Et que Madame D., lorsqu\u2019elle presse leurs mamelles, leur pis, dise quelque chose comme le nom de la b\u00eate, qu\u2019elle s\u2019adresse \u00e0 elle en la trayant. Quelque chose comme « — aller \u00e0 toi ma Rose ou ma marguerite c\u2019est \u00e0 ton tour » et d\u2019entendre pisser le lait dans le seau de fer rel\u00e8ve jusqu\u2019\u00e0 la candeur la g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 de l\u2019\u00e9v\u00e9nement y a pas \u00e0 dire.<\/p>\n

Il est 8 heures encore une fois.
\nAu loin, sur la route d\u2019Epineuil, \u00e0 moins que ce ne soit celle de Saint-Amant, se dresse l\u2019\u00e9tonnante apparition d\u2019un ch\u00e2teau et son vaste domaine. L\u2019odeur de l\u2019essence de la mobylette flotte dans l\u2019air et se m\u00e9lange \u00e0 celle des cheveux de N. Tout est irr\u00e9el bien s\u00fbr, je n\u2019ai pas encore lu le livre d\u2019Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes. Plus tard, le ch\u00e2teau d\u00e9crit sera celui-ci, exactement celui-ci, au loin, dans la chaleur qui tremble en s\u2019\u00e9levant du goudron, sur la route d\u2019Epineuil ou celle de Saint-Amant, ne sais plus tr\u00e8s bien.<\/p>\n

02<\/h3>\n

(Un espace vide. Une lumi\u00e8re froide \u00e9claire des ombres ind\u00e9finies. Par instants, une ombre massive s\u2019impose, \u00e9voquant la silhouette d\u2019un ch\u00e2teau. Les voix se succ\u00e8dent, parfois se chevauchent. Elles apparaissent comme des entit\u00e9s autonomes. Pas de corps visibles, sauf pour l\u2019ENFANT et le RECTEUR G., qui entrent et sortent de l\u2019espace \u00e0 leur rythme.)<\/p>\n

LE CH\u00c2TEAU
\n(Voix grave, lente, r\u00e9sonnante.)
\nJe suis ici depuis toujours.
\nPierre sur pierre, m\u00e9moire sur m\u00e9moire.
\nIls passent. Je reste.
\nJe les observe sans bouger,
\net je les d\u00e9vore.<\/p>\n

LE PARC
\n(Voix mouvante, \u00e9parpill\u00e9e, presque m\u00e9lodique.)
\nJe fr\u00e9mis\u202f ! Je murmure\u202f ! Je m\u2019\u00e9tire dans le vent\u202f !
\nIls courent\u202f ! Ils chutent\u202f !
\nIls m\u2019arrachent des feuilles,
\net je les rends toujours.
\nFranchis-moi, si tu oses\u202f !<\/p>\n

L\u2019ENFANT
\n(Entr\u00e9e en courant. Voix vive mais h\u00e9sitante.)
\nC\u2019est ici\u202f !
\nC\u2019est ici qu\u2019ils sont morts.
\nEt pourtant, c\u2019est ici qu\u2019on joue.
\nPourquoi les murs nous regardent\u202f ? Pourquoi les pierres respirent\u202f ?
\nJe cours, je cours,
\nmais les arbres sont si grands,
\net derri\u00e8re eux, il y a\u2026 il y a\u2026<\/p>\n

LA LIMITE
\n(Un murmure qui surgit, coupant l\u2019ENFANT. Elle parle par fragments, comme une pens\u00e9e qui traverse l\u2019esprit.)
\nNe viens pas.
\nViens.
\nTu vois la ligne\u202f ? Non, tu ne la vois pas.
\nViens quand m\u00eame.
\nTu veux me toucher\u202f ? Tu veux me briser\u202f ?
\nViens\u202f ! Mais laisse tout derri\u00e8re toi.
\n(Murmure plus fort, comme une incantation.)
\nLes os. Les corps. Les ombres. Les rires.<\/p>\n

LE RECTEUR G.
\n(Entr\u00e9e brusque. Il parle avec une rigidit\u00e9 presque m\u00e9canique, ses mots tombent comme des pierres.)
\nSilence.
\nLes r\u00e8gles ne bougent pas.
\nLa pri\u00e8re avant tout.
\nLe parc est interdit.
\n(Le regard fixe, vers l\u2019ENFANT.)
\nTu crois pouvoir courir\u202f ? Franchir\u202f ?
\nMais les pierres te regardent.
\nElles te regardent.<\/p>\n

UN PR\u00caTRE
\n(Voix monocorde, d\u00e9tach\u00e9e, presque sans vie.)
\nLes enfants grattent les murs.
\nIls cherchent des secrets dans les fissures.
\nMais il n\u2019y a que du vide.
\nDu vide et des souvenirs qui ne leur appartiennent pas.
\n(Pause.)
\nNous avons surv\u00e9cu, mais nous ne vivons pas.
\nNous gardons ce qui ne peut \u00eatre gard\u00e9.
\nNous reconstruisons, chaque matin, le ch\u00e2teau qui s\u2019\u00e9croule.<\/p>\n

L\u2019ENFANT
\n(Regardant le RECTEUR G., mais s\u2019adressant au public.)
\nPourquoi est-il si grand\u202f ?
\nOu bien\u2026 suis-je si petit\u202f ?
\n(Se tournant vers les ombres du parc.)
\nLes pr\u00eatres disent que c\u2019est interdit,
\nmais c\u2019est pour \u00e7a qu\u2019on y va.
\nOn y court, on y tombe,
\net parfois, on n\u2019en revient pas.<\/p>\n

LA LIMITE
\n(Toujours murmurante, mais plus insistante. Elle semble r\u00e9pondre \u00e0 l\u2019ENFANT.)
\nTu crois franchir\u202f ? Tu crois passer\u202f ?
\nMais je suis partout.
\nAu bord de ton regard.
\nAu fond de tes r\u00eaves.
\n(Elle rit, d\u2019un rire fragment\u00e9.)
\nTu m\u2019aimes, n\u2019est-ce pas\u202f ?
\nParce que je te d\u00e9fie.<\/p>\n

LE RECTEUR G.
\n(Fermement, avec col\u00e8re.)
\nRetourne en arri\u00e8re\u202f !
\n(\u00c0 l\u2019ENFANT, mais aussi \u00e0 lui-m\u00eame.)
\nTu ne vois pas\u202f ? Ces ombres t\u2019engloutissent\u202f !
\nElles t\u2019appellent, mais elles te briseront.
\nElles m\u2019ont bris\u00e9.
\n(Se reprend brusquement.)
\nSilence. Discipline.<\/p>\n

LE CH\u00c2TEAU
\n(Reprenant, lentement, comme une sentence.)
\nIls sont tous pass\u00e9s.
\nTous ont cru franchir,
\nmais ils sont rest\u00e9s ici, en moi.
\n(Le ton se fait presque m\u00e9lancolique.)
\nJe suis pierre. Je suis m\u00e9moire.
\nJe garde tout, m\u00eame ce qu\u2019ils veulent oublier.
\n(Plus bas, presque inaudible.)
\nLes enfants courent. Les pr\u00eatres prient.
\nMais moi, je veille. Toujours.<\/p>\n

LE PARC
\n(Avec un souffle l\u00e9ger, comme un \u00e9cho.)
\nCours, enfant. Cours\u202f !
\nLes limites n\u2019existent pas.
\nOu peut-\u00eatre que si.
\nMais tu ne le sauras qu\u2019apr\u00e8s les avoir franchies.<\/p>\n

L\u2019ENFANT
\n(S\u2019arr\u00eatant, h\u00e9sitant \u00e0 franchir une ligne invisible.)
\nJe vois les limites.
\nJe ne vois rien.
\n(Se tournant vers le public, en chuchotant.)
\nEt si ce n\u2019\u00e9taient pas elles qui me retenaient\u202f ?
\nEt si c\u2019\u00e9tait moi\u202f ?<\/p>\n

(L\u2019ENFANT tend une main vers un point invisible, mais n\u2019avance pas. Un long silence s\u2019installe. Les lumi\u00e8res s\u2019\u00e9teignent progressivement, laissant le murmure de LA LIMITE r\u00e9sonner dans le noir.)<\/p>\n

03<\/h3>\n

Refrain absurde
\nSaupoudre et remue ! Tourne la louche et fais danser la soupe !
\nLes fourchettes trottent, les assiettes chantent,
\nEt le chaudron, l\u00e0-bas, murmure : « Encore ! Encore ! »<\/p>\n

Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons
\nGamelles, marmites, faitouts, chaudrons.
\nCocottes noires, casseroles caboss\u00e9es, po\u00eales ventrues.
\nSaladiers \u00e9br\u00e9ch\u00e9s, plats creux, plats ronds, plats longs.
\nBassines en acier, cuves en plastique, bidons griff\u00e9s de signes,
\nEt les chaudrons encore, ventre ouvert sur les flammes.<\/p>\n

Refrain absurde
\nSoupe \u00e0 l\u2019envers, rago\u00fbt qui s\u2019enfuit !
\nLa louche s\u2019\u00e9goutte et la po\u00eale applaudit.
\nFrappe la table et chante les restes !<\/p>\n

Mati\u00e8res premi\u00e8res
\nFarines de bl\u00e9, de seigle, de rien. Riz blanc, riz brun, riz sans \u00e2ge.
\nPommes de terre terreuses, betteraves endormies, oignons qui pleurent.
\nCarottes torses, choux qui grincent, navets oubli\u00e9s.
\nEt l\u00e0 : lentilles par sacs, pois cass\u00e9s, haricots durs comme la faim.<\/p>\n

Refrain absurde
\nOignons au plafond, carottes en pri\u00e8re,
\nHaricots qui rient et navets qui se perdent !
\nLes miettes courent et le pain fait des bonds !<\/p>\n

\u00c9pices et condiments
\nHuile ancienne, et rances, vinaigre acide, sel blanc comme l\u2019oubli.
\nPaprika des jours gris, cumin fendu, muscade endormie dans un r\u00eave d\u2019enfance.
\nBouillons noirs, cubes dor\u00e9s, herbes invisibles froiss\u00e9es par des mains qui n\u2019existent plus.
\nSauces acides, ketchup sucr\u00e9, relents d\u2019\u00e9pices venues d\u2019un autre monde.<\/p>\n

Refrain absurde
\nSel qui danse, poivre qui tousse !
\nLa muscade s\u2019\u00e9chappe et le vinaigre siffle.
\nCoups de louche, tambour des casseroles !<\/p>\n

Couverts
\nCouteaux lourds, couteaux fins, couteaux tordus.
\nCuill\u00e8res larges, cuill\u00e8res longues, louches qui tournent sans fin.
\nFourchettes maigres, piques cass\u00e9es, passoires perc\u00e9es.
\n\u00c9cumoires et r\u00e2pes, ciseaux rouill\u00e9s, fouets fouettant l\u2019air comme des sorts.<\/p>\n

Refrain absurde
\nFouet qui crie, \u00e9cumoire qui d\u00e9graisse !
\nCouteaux bavards et louches timides !
\nSilence des r\u00e2pes, et voil\u00e0 qu\u2019elles mordent !<\/p>\n

Recettes
\nEt les recettes ? Ah ! Les recettes, elles aussi \u00e2nonnent leur litanie :
\nSoupe claire, soupe \u00e9paisse, soupe de restes.
\nRiz coll\u00e9, riz saut\u00e9, riz br\u00fbl\u00e9.
\nRago\u00fbt d\u2019hier, omelette d\u2019aujourd\u2019hui, pain noir du jour, pain dur de demain.<\/p>\n

Refrain absurde
\nLa soupe rigole, le riz rougit !
\nLes restes murmurent : « Mangez-nous, mangez-nous ! »
\nEt l\u2019omelette s\u2019\u00e9tale, sans fin ni d\u00e9but.<\/p>\n

Convives
\nIci, dans cette cuisine, dans cette cantine sans lumi\u00e8re,
\nles assiettes se tendent vers les m\u00eames noms :
\nL\u2019Innommable \u00e0 Pieds Nus,
\nCelui-Qui-Marche-Dans-La-Pluie,
\nFaim-Noire, Gorge-Ferm\u00e9e,
\nPetit-Poing-Dans-La-Poche.<\/p>\n

Les yeux regardent sans voir, ils appartiennent \u00e0 :
\nGrande-Larme-Coulante,
\nLa Vieille-\u00c9chine,
\nNez-Coup\u00e9, L\u00e8vres-Blanches,
\nSilence-Des-Deux-Jours.<\/p>\n

Ils attendent tous, ces convives-l\u00e0, des portions chant\u00e9es.
\nIls m\u00e2chent des pri\u00e8res au sel, avalent des morceaux de rires oubli\u00e9s.
\nChaque bouche appelle. Chaque bouche b\u00e9nit :
\nla louche, le rago\u00fbt, la soupe encore chaude.<\/p>\n

Refrain absurde
\nMains tendues, bouches ouvertes,
\nLa faim crie, les assiettes chantent,
\nEt le chaudron murmure encore : « Encore ! Encore ! »<\/p>\n

Chorale de fin
\nDans cette cantine aux casseroles caboss\u00e9es,
\nchaque gamelle n\u2019a pas de pot.
\nChaque couteau trace un cercle.
\nChaque assiette tr\u00e9pigne.
\nChaque nom, chaque corps, chaque bouche :
\nun refrain acide ,
\nun \u00e9cho qui reste,
\nune note de soupe Knorr \u00e9ternue dans le silence du soir.<\/p>\n

04<\/h3>\n

Un mur.
\nBlanc.
\nVide.
\nRien \u00e0 dire d\u2019autre. Peut-\u00eatre lisse. Peut-\u00eatre pas. Je ne vais pas v\u00e9rifier. Pas aujourd\u2019hui.<\/p>\n

Il y a un sol.
\nUn mur, un sol, un angle droit. Tout ce qu\u2019il faut. Ni plus, ni moins. La perfection. Ou l\u2019ennui. Quelle diff\u00e9rence.<\/p>\n

Il y a un clou.<\/p>\n

Ah. Oui. Un clou. Plant\u00e9 dans le mur Est. Pas au centre. L\u00e9g\u00e8rement \u00e0 droite. Ou peut-\u00eatre pas. Je ne sais plus. En tout cas, il n\u2019est pas droit. Pas tout \u00e0 fait. Un clou de travers. C\u2019est d\u00e9j\u00e0 quelque chose.<\/p>\n

Qu\u2019est-ce qu\u2019il fait l\u00e0 ? Ce clou. Rien. Rien du tout. Il attend. Comme moi. C\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a, son utilit\u00e9. Attendre. Et il le fait bien. Mieux que moi. Moi, je bouge encore.<\/p>\n

Il ne soutient rien. C\u2019est s\u00fbr. Rien \u00e0 porter, rien \u00e0 retenir. Et pourtant, il est l\u00e0. Une t\u00eate arrondie, plant\u00e9e dans la chair du mur. Une t\u00eate qui brille faiblement. Un \u00e9clat. Pas de quoi se vanter.<\/p>\n

Pas tr\u00e8s loin, il y a une mouche.<\/p>\n

Une mouche. Oui. Une petite chose noire qui marche. \u00c0 la verticale. Sur le mur. Sur son mur. Ce mur qui est tout pour elle. Elle marche. Lentement. Toujours lentement. Une patte, puis une autre, puis une autre. Elle monte. Elle s\u2019arr\u00eate. Elle repart. Elle descend. Elle ne va nulle part.<\/p>\n

Parfois, elle tourne. Un cercle imparfait. Une arabesque mal foutue. On pourrait croire qu\u2019elle danse. Mais non. C\u2019est une mouche. Les mouches ne dansent pas.<\/p>\n

Je la regarde. Je ne peux pas m\u2019en emp\u00eacher. Ses petites pattes. Ses petites ventouses. Comment font-elles ? Elles d\u00e9fient la gravit\u00e9. Moi, je m\u2019y accroche. Elle, non. Elle s\u2019en fout. Elle est au-dessus de \u00e7a.<\/p>\n

Elle est presque au-dessus du clou. Mais pas tout \u00e0 fait. Elle ne le touche pas. Elle ne le voit pas. Le clou ne l\u2019int\u00e9resse pas. Elle a raison. Pourquoi s\u2019int\u00e9resserait-elle \u00e0 un clou ? Pourquoi moi, d\u2019ailleurs ?<\/p>\n

Il y a une fen\u00eatre.<\/p>\n

Perc\u00e9e dans le mur nord. Une fen\u00eatre carr\u00e9e, ou rectangulaire, je ne sais plus. Une fen\u00eatre, quoi. Par laquelle une lumi\u00e8re entre. Oblique. Toujours oblique. Une lumi\u00e8re qui glisse. Sur le mur. Sur le sol.<\/p>\n

Elle avance lentement. Presque pas. Mais assez pour qu\u2019on sache qu\u2019elle avance. Si on la regarde assez longtemps. Mais qui fait \u00e7a ? Qui reste l\u00e0 \u00e0 regarder la lumi\u00e8re bouger ?<\/p>\n

Le sol est gel\u00e9.<\/p>\n

Le froid passe \u00e0 travers les chaussures. Il remonte. Pieds. Chevilles. Genoux. Corps. Voil\u00e0 ce qu\u2019il fait, le froid. Il monte, doucement, mais s\u00fbrement. Il s\u2019installe. Pas besoin de l\u2019inviter.<\/p>\n

Je regarde le clou. Je regarde la mouche. La lumi\u00e8re. Le froid.<\/p>\n

Et voil\u00e0.
\nIl y a un mur, et il y a un sol. Ensemble, ils forment un angle de quatre-vingt-dix degr\u00e9s. Cette image se r\u00e9p\u00e8te, inlassablement, quatre fois, dans chaque coin de la pi\u00e8ce. L\u2019angle droit est toujours le m\u00eame, entre le sol et chacun des murs. Mais si l\u2019on l\u00e8ve les yeux, cette g\u00e9om\u00e9trie s\u2019inverse : les angles de quatre-vingt-dix degr\u00e9s se d\u00e9ploient entre le plafond et les murs, orient\u00e9s cette fois vers le bas. Il y a un bas, et il y a un haut. Du moins, c\u2019est ainsi que nous le concevons.<\/p>\n

Il y a une sorte d\u2019uniformit\u00e9 qui r\u00e8gne sur le sol, sur chaque mur, et au plafond. Une uniformit\u00e9 voulue, pens\u00e9e pour effacer les diff\u00e9rences. Une surface homog\u00e8ne, sans reliefs marqu\u00e9s, qui insiste sur elle-m\u00eame, comme pour mieux affirmer sa qualit\u00e9 de surface. Rien ne doit d\u00e9tourner l\u2019attention de cette continuit\u00e9 lisse et sans asp\u00e9rit\u00e9.<\/p>\n

Il y a une tache. Une tache qui interrompt cette neutralit\u00e9 . Elle n\u2019est pas qu\u2019une tache : elle attire l\u2019oeil. Elle devient un \u00e9v\u00e9nement dans ce vide uniforme. De la m\u00eame mani\u00e8re, il y a un clou. Plant\u00e9 dans le mur, il n\u2019est pas qu\u2019un clou. Il transforme l\u2019espace. Il sugg\u00e8re l\u2019id\u00e9e d\u2019un usage, d\u2019un manque, d\u2019un objet absent qu\u2019il aurait pu soutenir. Ce clou, ce n\u2019est pas juste du m\u00e9tal dans la surface ; c\u2019est un point d\u2019accroche, une possibilit\u00e9 de pivot autour duquel le mur cesse d\u2019\u00eatre simplement un mur.<\/p>\n

Il y a peut-\u00eatre une veste parfois accroch\u00e9e \u00e0 ce clou. Une casquette, un bonnet, un b\u00e9ret. Il y a l\u2019imagination et le souvenir se partageant toutes les id\u00e9es possibles jusqu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e9puisement. A la fin il y a la m\u00eame chose qu\u2019au d\u00e9but. Il y a un clou plant\u00e9 dans ce mur Est.<\/p>\n

il ya un l\u00e9ger mouvement p\u00e9riph\u00e9rique. Dans celle de l\u2019oeil fatigu\u00e9 de voir le clou. Il y a une mouche. Une mouche qui marche \u00e0 la verticale, sur l\u2019un des quatre murs. Pas tr\u00e8s loin du clou. On aurait pu la prendre pour un autre clou. Vite fait. Mais la mouche ne reste pas en place. Pour elle, le haut et le bas n\u2019existent pas comme pour nous. Ses petites ventouses au bout des pattes d\u00e9fient l\u2019 id\u00e9e de la gravit\u00e9, de l\u2019ordre des choses. Ce que nous appelons bas, haut, ou m\u00eame sol, perd tout son sens dans sa perception. Cette mouche, insignifiante en apparence, bouleverse le sens commun. Qu\u2019elle est aga\u00e7ante cette mouche. Ce que nous, humains—et peut-\u00eatre m\u00eame les mammif\u00e8res en g\u00e9n\u00e9ral—avons l\u2019habitude de penser, de dire, de notre place dans l\u2019espace. Elle \u00e9nerve. Elle d\u00e9forme l\u2019\u00e9vidence de notre monde droit et structur\u00e9, r\u00e9v\u00e9lant \u00e0 quel point le haut et le bas sont des notions relatives, fragiles, probablement arbitraires.<\/p>\n

Il y a une fen\u00eatre dans le mur nord de la pi\u00e8ce. Il y a un paysage que l\u2019on peut observer. Il y a un paysage sur lequel l\u2019oeil peut se poser pour se donner un instant l\u2019impression de s\u2019\u00e9vader de la pi\u00e8ce. Il y a un dehors. Il y a un dedans. Il y a une fronti\u00e8re mat\u00e9rialis\u00e9e par le mur nord. Il y a une projection de lumi\u00e8re oblique sur le sol, il y a l\u00e0 aussi un angle \u00e0 calculer. Il y a la question de savoir le calculer car cet angle ne cesse de se m\u00e9tamorphoser. Il y a une dur\u00e9e durant laquelle on peut s\u2019amuser \u00e0 chercher une solution. Il y a une dur\u00e9e dont on peut profiter pour s\u2019\u00e9vader dans une s\u00e9rie interminable de questions sans r\u00e9ponse. Il y a le sol gel\u00e9. Il y a les pieds pos\u00e9s \u00e0 plat sur le sol gel\u00e9. Il y a cette sensation de froid qui arrive au travers de la semelle de la chaussure et qui progressivement monte aux chevilles aux mollets, au corps tout entier.<\/p>\n

Il y a ce mur, l\u2019un des quatre. Pourquoi ce mur ci et pas ce mur l\u00e0. Et il y a un sol. Ce ne sera pas un fa ni un do pas un fado, pas cette fois. Un sol et un mur il \u00e9tait une fois font toujours un angle droit. Il y a quatre murs, un sol, un plafond, c\u2019est ce que l\u2019on appelle une pi\u00e8ce, une salle, un lieu, un espace, un volume — Ce volume mazette quel formidable potence ciel ! Et puis oh myst\u00e8re, que voyons nous l\u00e0 fich\u00e9 dans la paroi nord ( il ne faut pas perdre le nord de vue) un clou. Un clou tordu comme un cigare tordu, un clou \u00e9teint, mais probablement en acier. Il en acier des ronds de chapeau ce vieux clou avant qu\u2019oncque ne le visse. Et puis il y a le froid qui monte du sol, comme quelque chose d\u2019hostile mais de n\u00e9cessaire pour frapper la plante des pieds, se souvenir que nous sommes l\u00e0 pas ailleurs. Utilit\u00e9 des choses hostiles. Et des semelles trop fines. Tiens il y a une mouche. N\u00e9cessaire aussi pour oublier le froid qui monte depuis le centre de la terre jusqu\u2019aux os \u00e0 travers les chaussures bon march\u00e9. Une mouche avec au bout de ses pattes de mouche un genre de ventouse. Ne dites donc rien sur le genre dit une voix assexu\u00e9e. Comment sait-on qu\u2019une voix est assexu\u00e9e d\u2019ailleurs. J\u2019ai le nez qui coule donc je me mouche. Il vaut mieux se concentrer sur le paysage. Sur la d\u00e9coupe de lumi\u00e8res ou d\u2019ombres mouvantes, \u00e7a va \u00e7a vient, des grands arbres devant la fen\u00eatre et qui se projettent \u00e0 l\u2019oblique sur le sol de la classe.<\/p>\n

05<\/h3>\n

R\u00eave math\u00e9matique ; \u00e9quation d\u2019apparence simple, trop simple. Peut-\u00eatre un d\u00e9but de grippe ou de rhume. Le mot « kal\u00e9idoscope ». Des images de fleurs arrang\u00e9es en rond et un bruit de lamelles m\u00e9talliques lorsque l\u2019image change, ce qui renvoie \u00e0 ces motifs de la tapisserie. Mais o\u00f9 et quand ? Impossible de le dire sans commettre d\u2019erreur. Marcher sur le haut du mur, au fond d\u2019un jardin, pour r\u00e9colter des cerises. (Des queues de cerises aigres et acides dans le go\u00fbt, et les taches violac\u00e9es : le dessin d\u2019un Buc\u00e9phale aux yeux noirs, effray\u00e9.) La d\u00e9formation d\u2019une ligne d\u2019horizon sur la rotondit\u00e9 d\u2019un \u0153il \u00e9quin. Le soir tombe. Des fleurs de pissenlit s\u2019\u00e9l\u00e8vent, les ombres progressent, les bl\u00e9s sont fauch\u00e9s. Dans le bleu du noir de l\u2019aile d\u2019un corbeau, une l\u00e9g\u00e8re pointe de rouge carmin : un op\u00e9ra de Bizet, une chemise blanche qu\u2019on arrache avec violence pour mettre en \u00e9vidence un c\u0153ur \u00e0 assassiner. Une Micheline peinte en blanc et rouge. L\u2019odeur des cheveux mouill\u00e9s, les couinements des culs pos\u00e9s sur la moleskine, le claquement des porti\u00e8res. Le roulis des mondes, et mon visage renvoy\u00e9 par le reflet commun qui d\u00e9file. Des sc\u00e8nes de la ville de nuit, au temps des brumes et des \u00e9clairages au gaz ou au benz\u00e8ne. Le temps des chapeaux mous et des bas de nylon, la Seine et ses reflets changeants comme un d\u00e9cor sans cesse renouvel\u00e9. Kal\u00e9idoscope.<\/p>\n

— Vous ai-je d\u00e9j\u00e0 dit que je suis de Saint-Pour\u00e7ain-sur-Sioule ? — demanda la dame, pour dire quelque chose \u00e0 l\u2019autre dame en face.
\nCela fait penser aux nappes Vichy, \u00e0 ces carreaux blancs et rouges, \u00e0 ce petit bouquet pos\u00e9 au centre de la table, g\u00e9n\u00e9ralement carr\u00e9e, dans ce restaurant pr\u00e8s de l\u2019All\u00e9e des Soupirs. Doucement, il ne faut pas faire de bruit, ne pas se faire rep\u00e9rer, soulever lentement les feuilles pour avoir une chance de ne pas les rater.<\/p>\n

La sixi\u00e8me corde de la guitare peine toujours \u00e0 s\u2019accorder ; chanterelle et c\u00e8pes dans la propri\u00e9t\u00e9 priv\u00e9e. Gare au garde-champ\u00eatre ! La loi, omnipr\u00e9sente, chapeau mou sur les sourcils, guette le faux-pas. Faut pas ci, faut pas \u00e7a. \u00c0 Passy, cela me ram\u00e8ne \u00e0 une chanson de B\u00e9ranger, et, si l\u2019on insiste un tout petit peu plus, \u00e0 un pont : un pont jet\u00e9 par-dessus le fleuve, large \u00e0 cet endroit. Les beaux quartiers. La clart\u00e9, celle qu\u2019on nous a de tout temps vol\u00e9e. De ce pont et de ce pas, on se jetterait dans les reflets du ciel courant sur la surface glac\u00e9e. Mais les rambardes, les parapets ne sont pas faits pour les chiens.<\/p>\n

Le coussin du chien se trouve au bout du canap\u00e9 : il a sa place, il tr\u00f4ne. Impossible d\u2019en vouloir au chien. « C\u2019est un concours de circonstances malheureux », dit-on en r\u00e9chauffant un cognac dans la paume d\u2019une grosse main. Odeur de cigare, forte, \u00e9c\u0153urante. Un vieux cigare tordu, lacanien ou freudien. Il faut toujours que le nain sorte du jardin pour faire son malin.<\/p>\n

Je tourne encore une page. J\u2019aimerais bien revoir les lieux dans leur ensemble, me tenir enfin dans une paisible \u00e9quidistance. Tranquille, comme on dit : comment tu vas ? Tranquille.<\/p>\n

06<\/h3>\n

1.
\nC\u2019est un fait av\u00e9r\u00e9, archiv\u00e9 dans les registres officiels, grav\u00e9 dans le marbre. Le recteur R., oui, toujours lui, avait d\u2019ailleurs toujours dans une de ses poches un mouchoir, un n\u0153ud nou\u00e9 de fa\u00e7on si particuli\u00e8re \u00e0 son mouchoir Vichy. Un n\u0153ud, un n\u0153ud petit mais si pr\u00e9cis. Un comble pour un ancien d\u00e9port\u00e9, mais la vie, la vie est ainsi, non\u202f ? Oui, un n\u0153ud, et tout cela pour s\u2019en souvenir. Se souvenir de quoi, exactement\u202f ? C\u2019est l\u00e0 toute la difficult\u00e9. \u00c0 bon escient, disait-on. L\u2019escient. L\u2019escient. Enfin, qu\u2019est-ce que l\u2019escient\u202f ? Chez les romip\u00e8tes, qu\u2019est-ce que c\u2019est\u202f ? Qu\u2019est-ce que \u00e7a a \u00e9t\u00e9\u202f ? On ne sait pas. On ne sait plus. On n\u2019a jamais su. Mais peut-\u00eatre qu\u2019on aurait d\u00fb l\u2019inventer pour que \u00e7a soit plus commode. Et aujourd\u2019hui, voyez, on se le demande encore, cinq cents ans apr\u00e8s, n\u2019est-ce pas\u202f ? Les mots flottent, ils flottent toujours. Et mille ans de plus ne suffiront pas. \u00c0 condition bien s\u00fbr que le ciel, ce grand ciel, parfois gris, parfois bleu, un grand ciel de Normandie \u00e0 la Boudin, ne nous tombe pas sur la t\u00eate. Un ciel lourd, toujours si lourd, comme un silence qui menace. Mais pas en Normandie, \u00e0 l\u2019Institution Saint-S. \u00e0 Osny, pr\u00e8s de Pontoise, vingt minutes de marche depuis la gare, on traverse la Viosne, un petit pont \u00e0 la Monet, on y est. Mais il reste des gens, des braves gens, pour le craindre. Que le ciel au-dessus de Pontoise ou d\u2019ailleurs tombe. Qui le craignent, oui. Ou qui font semblant. Et les dieux, oh, les dieux\u202f ! Les dieux sont l\u00e0 aussi, bien s\u00fbr. Ils sont tellement r\u00e9els dans notre imagination. Ils regardent. Ils observent. Peut-\u00eatre qu\u2019ils rient. Ou peut-\u00eatre qu\u2019ils attendent. Mais quoi, au juste\u202f ? La v\u00e9rit\u00e9 est qu\u2019on ne le sait pas, on ne sait rien. Il faut se r\u00e9soudre sur ce plan et tant d\u2019autres encore \u00e0 la seule m\u00e9diocrit\u00e9. C\u2019est un fait.<\/p>\n

Voil\u00e0 donc le moment venu, bonnes gens. Bonnes gens qui \u00e9coutez. Qui ne comprenez pas. Et moi non plus, apr\u00e8s tout. Comment partir d\u2019un fait av\u00e9r\u00e9 et s\u2019\u00e9garer\u202f ? S\u2019\u00e9garer, oui. Toujours s\u2019\u00e9garer. Ou encore partir d\u2019un point quelque part dans l\u2019imaginaire et retrouver ce petit mouchoir Vichy, peut-\u00eatre n\u2019\u00e9tait-il seulement qu\u2019\u00e0 carreaux, on ne peut plus en \u00eatre si longtemps apr\u00e8s tout \u00e0 fait s\u00fbr, pas tout \u00e0 fait, m\u00eame pas presque, comme de savoir si ce mouchoir \u00e9tait dans la poche d\u2019une veste, d\u2019un pantalon, dans la poche d\u2019un ancien d\u00e9port\u00e9.<\/p>\n

2.
\nUne chose \u00e9tait s\u00fbre, oui, s\u00fbre. Indiscutable. On ne pouvait pas dire le contraire. Non, on ne pouvait pas. Madame Magdal\u00e9na, professeur d\u2019anglais, « a rose is a rose is a rose », dormait au m\u00eame \u00e9tage que les troisi\u00e8mes. \u00c7a, c\u2019\u00e9tait certain. Au m\u00eame \u00e9tage, pas plus haut, pas plus bas. Toujours l\u00e0, toujours au m\u00eame endroit. Une petite chambre, une chambre minuscule. Deux m\u00e8tres, trois m\u00e8tres. Pas plus. Une cellule\u202f ? Peut-\u00eatre. Oui, une cellule. Mais une chambre quand m\u00eame. Un lit, une table, une chaise. Une armoire aussi. Pas grande, l\u2019armoire. Une penderie \u00e0 gauche, des \u00e9tag\u00e8res \u00e0 droite. Tout \u00e9tait \u00e0 sa place. Rien ne bougeait. Magdal\u00e9na ne bougeait pas non plus. Quel \u00e2ge avait-elle\u202f ? Impossible de le savoir. On disait « la vieille Magdal\u00e9na ». On dit toujours une m\u00e9chancet\u00e9 quand on ne sait pas. Elle corrigeait. Elle dormait. Elle corrigeait encore. De fa\u00e7on tr\u00e8s british, sans s\u2019\u00e9nerver, sans m\u00eame le moindre « oh my God ». Et aussi\u202f : « Oh guys, be gentle and kind to each other and if possible to me too. » C\u2019\u00e9tait tordant. Toujours dans le m\u00eame ordre. Comme nous nous le disions. Les jours passaient, mais ils ne changeaient pas. Pas ici. Pas \u00e0 Saint-S. D\u2019ailleurs, certains disaient qu\u2019elle avait toujours \u00e9t\u00e9 l\u00e0. Toujours. Depuis quand, exactement\u202f ? Personne ne savait. Mais elle \u00e9tait l\u00e0, c\u2019\u00e9tait s\u00fbr. Et si elle \u00e9tait l\u00e0 depuis toujours, alors peut-\u00eatre que le b\u00e2timent, oui, tout le b\u00e2timent, avait \u00e9t\u00e9 construit autour d\u2019elle. Autour d\u2019elle. Une prison\u202f ? Non, pas une prison. On n\u2019arrivait pas \u00e0 l\u2019imaginer prisonni\u00e8re, plut\u00f4t nonne ou du\u00e8gne. On avait b\u00e2ti le dortoir tout autour d\u2019elle, comme on fait des cath\u00e9drales autour de vieux os. Elle vieillissait. Lentement, presque en silence. Une ride, une autre. On ne les voyait pas vraiment. On ne voyait rien, \u00e0 vrai dire. Mais elles \u00e9taient l\u00e0. Elles arrivaient, doucement. Comme un vieux telex sur sa peau. Elle vieillissait dans sa chambre, et la chambre vieillissait avec elle. Tout restait pareil. Rien ne changeait. Pourtant, tout changeait. Les brancardiers, le brancard qui sort lentement de la chambre, l\u2019ambulance avec son girophare bleu, la sonnette indiquant qu\u2019il est l\u2019heure d\u2019aller dormir\u202f : seules informations qui ne changeront plus.<\/p>\n

3.
\nMais l\u2019inertie, l\u2019inertie des murs n\u2019arr\u00eate pas les rumeurs. Non, jamais. Elle les nourrit. Oui, elle les nourrit. L\u2019hiver 1972. Revenons quelques mois \u00e0 peine en arri\u00e8re. Un hiver froid, un hiver long. Les troisi\u00e8mes s\u2019ennuyaient. Ils s\u2019ennuyaient tellement. Certains ne savaient m\u00eame pas encore \u00e0 quel point ils s\u2019ennuyaient. Rien \u00e0 faire, rien \u00e0 dire, rien \u00e0 penser. Juste un peu de folie, si l\u2019on veut, de tenter l\u2019\u00e9vasion dans les livres. Et encore. Difficile de se concentrer avec cette masse d\u2019ennui \u00e0 proximit\u00e9. Et puis, quelqu\u2019un a eu une id\u00e9e. Une id\u00e9e loufoque, une id\u00e9e dingue, une id\u00e9e dr\u00f4le. Et la rumeur est n\u00e9e. Juste comme \u00e7a. Oui, juste comme \u00e7a. Une bonne dose d\u2019ennui et juste une petite phrase lanc\u00e9e. Vous la voyez. Elle est l\u00e0, elle est lanc\u00e9e. Une petite phrase, mais elle devient grande. Elle devient \u00e9norme. « Magdal\u00e9na et le recteur R. »\u202f ! Voil\u00e0 ce qu\u2019on a dit. On l\u2019a dit une fois. Puis une deuxi\u00e8me. Et puis encore, et encore. Voil\u00e0 comment une id\u00e9e cr\u00e9\u00e9e dans l\u2019ennui devient une sorte de v\u00e9rit\u00e9. Magdal\u00e9na et R., oui, une histoire. Pas vraiment une histoire d\u2019amour, non. Une histoire salace, bien s\u00fbr. Un genre de scandale. Une histoire qu\u2019on a invent\u00e9e, mais elle est devenue vraie. Parce que tout le monde l\u2019a r\u00e9p\u00e9t\u00e9e. Parce qu\u2019elle a d\u00e9val\u00e9 les escaliers. Trois \u00e9tages. Trois, comme les classes. Elle est descendue jusqu\u2019aux quatri\u00e8mes. Puis aux cinqui\u00e8mes. Puis encore plus bas. Jusqu\u2019aux sixi\u00e8mes. \u00c0 chaque \u00e9tage, la rumeur grossissait, s\u2019\u00e9toffait. Elle prenait de la force. Un bruit. Puis un souffle. Puis une temp\u00eate.<\/p>\n

Personne n\u2019a vu quoi que ce soit. Non, personne. Mais tout le monde savait. Tout le monde savait quelque chose. Parce que c\u2019\u00e9tait \u00e9vident. \u00c9vident, oui. « Je l\u2019ai vu », disait-on. « Je l\u2019ai entendu. » Mais ce n\u2019\u00e9tait pas vrai. Ce n\u2019\u00e9tait jamais vrai. La rumeur n\u2019avait pas besoin de preuves. Elle n\u2019avait besoin de rien. Juste d\u2019\u00eatre l\u00e0. Juste d\u2019\u00eatre dite.<\/p>\n

Et Magdal\u00e9na\u202f ? Elle ne disait rien. Rien du tout. Elle corrigeait ses copies, assise sur sa chaise devant la table o\u00f9 \u00e9tait pos\u00e9 le gros tas de copies. Jamais elle n\u2019avait eu dans le tiroir la moindre lettre enflamm\u00e9e ni m\u00eame coquine, pas m\u00eame un mouchoir Vichy ou \u00e0 carreaux avec un petit n\u0153ud nou\u00e9 comme un pense-b\u00eate. Rien de tout \u00e7a. Elle vivait. Elle dormait. Elle corrigeait encore. Et R.\u202f ? R. ajustait son mouchoir. Toujours ce mouchoir. Il nouait, il d\u00e9nouait. Il nouait encore. Et il ne savait rien. Il ne savait pas, jusqu\u2019au moment o\u00f9 lui aussi a vu les brancardiers sortir le brancard de l\u2019ambulance un soir de novembre. Ils se d\u00e9p\u00eachaient car il faisait grand froid, les lumi\u00e8res du gyrophare inondaient de lueurs bleut\u00e9es les fa\u00e7ades ext\u00e9rieures du dortoir. Le pion fumait son clope sur le seuil avec son col de veste relev\u00e9. Le recteur R. s\u2019\u00e9tait redress\u00e9 et avait emprunt\u00e9 le grand escalier. C\u2019est l\u00e0 qu\u2019il avait ouvert la porte de la chambre de Madame Magdal\u00e9na, professeur d\u2019anglais embauch\u00e9e en CDI depuis l\u2019origine de l\u2019institution. « A rose is a rose is a rose », fan\u00e9e d\u00e9sormais. Nevermore. Et tous les \u00e9l\u00e8ves en pyjama essayaient de voir alors qu\u2019on ne cessait de dire\u202f : circulez, il n\u2019y a rien \u00e0 voir.<\/p>\n

07<\/h3>\n

Aller hop !
\nPrenons l\u2019h\u00f4tel au 35, rue des Poissonniers, Paris 18e. Trente ans plus tard, ils sont tous morts et enterr\u00e9s, oubli\u00e9s. Ce qui fait que, justement, cela devient un lieu mythique. La loge de la concierge, Madame De la Serpilli\u00e8re, est toujours l\u00e0. Elle vit seule jusqu\u2019au jugement dernier. Pas de chat, pas de chien. Deux canaris ins\u00e9parables. Je pourrais lui flanquer un perroquet, c\u2019est un c\u0153ur simple.<\/p>\n

Au premier \u00e9tage, ce sont des voyageurs qui changent tout le temps. On pourrait les nommer Courandair, Vaquejtepousse, Kerouac, London, Miller. \u00c0 gauche. Sur la droite, je ne me souviens plus. Monsieur C\u00e9line \u00e9tait-il de droite ? Il \u00e9tait juste gueulard, \u00e7a c\u2019est s\u00fbr. Une fois sa porte ferm\u00e9e, il s\u2019engueulait lui-m\u00eame, tr\u00e8s copieusement. Sinon, c\u2019\u00e9tait un homme doux la plupart du temps, voire serviable, dans certaines limites toutefois.<\/p>\n

Mademoiselle Choublanc vivait au second \u00e9tage, porte gauche. Elle n\u2019avait pas d\u2019\u00e2ge, et sa vie n\u2019\u00e9tait qu\u2019une succession de naufrages. Voyageuse m\u00e9dicale, elle approvisionnait une bonne partie des locataires de l\u2019h\u00f4tel en cachetons et en revues sp\u00e9cialis\u00e9es sur le cancer, la prostate, le panaris et les r\u00e9gimes Seignalet.<\/p>\n

En face logeait un grand Noir, fort comme un Turc, qui bossait sur les chantiers de travaux publics comme grouillot. Un grouillot avec une belle t\u00eate de griot. Il s\u2019appelait Akim, \u00e9tait mari\u00e9, avait cinq enfants. Le dimanche, il faisait frire des sardines dans un faitout.<\/p>\n

Au troisi\u00e8me \u00e9tage, il y avait des water-closets au fond du couloir. Juste en face de la porte de Madame Macmich, une veuve \u00e9cossaise qui tirait le diable par la queue. Sa retraite \u00e9tait si maigre qu\u2019une fois le terme pay\u00e9, elle devait faire les fins de march\u00e9s. Elle s\u2019entendait bien avec Jimmy, qui vivait \u00e0 l\u2019entresol, porte droite. Ensemble, ils chantaient du Bob Marley en buvant des Desp\u00e9s. \u00c7a formait un couple insolite au d\u00e9but, mais au bout de six mois, on n\u2019y pensait m\u00eame plus.<\/p>\n

Apr\u00e8s, au-dessus du 3\u00e8me l\u2019escalier devenait plus \u00e9troit. On parvenait aux archives akashiques, lieu de m\u00e9moire de tous les ex-voyageurs ou habitants de cet h\u00f4tel. Peut-\u00eatre m\u00eame que ces lieux r\u00e9unissaient tous les habitants de tous les h\u00f4tels de la ville. Et pourquoi pas de tous les h\u00f4tels de toutes les villes du monde. Des couches historiques \u00e0 n\u2019en plus finir, un v\u00e9ritable millefeuille. On pouvait y trouver p\u00eale-m\u00eale Ravaillac, quelques jours avant le passage du chariot d\u2019Henri IV le queutard. La belle S\u00e9miramis, d\u00e9guis\u00e9e en petite bonne bretonne, jouait \u00e0 la coinche avec la marquise de Brinvilliers, femme de lettres et empoisonneuse, fra\u00eechement extrad\u00e9e depuis Li\u00e8ge vers la Conciergerie.Un genre d\u2019h\u00f4tel, d\u2019ailleurs, o\u00f9 s\u00e9vissait jadis la Justice, aveugle comme on le sait. Ronsard venu visiter les roses de Bagatelle, Fran\u00e7ois Villon s\u2019en revenant de Londres, tr\u00e8s \u00e2g\u00e9 et un peu d\u00e9sabus\u00e9. Le clown Grock partageant le boulet de canon du baron de Munchaussen. La petite Anne Franck en train d\u2019\u00e9crire son journal intime, derri\u00e8re la fen\u00eatre de sa chambre on peut voir encore un g\u00e9ranium en fleur, et au-del\u00e0 un Gracht avec de belles p\u00e9niches color\u00e9es \u00e0 Amsterdam. Quand on commence \u00e0 voir on voit tant de choses. Surtout au pr\u00e9sent. La solution est de se r\u00e9fugier dans le pass\u00e9, astuce connue des nostalgiques et des autruches. Il suffit donc d\u2019\u00e9crire « on pouvait voir, on pouvait apercevoir »<\/p>\n

On pouvait aussi, sans grande peine, apercevoir des fumeurs d\u2019opium et de haschich, allong\u00e9s sur des lits une place. Ils n\u2019ont pas de noms, ce sont des anonymes. C\u2019est l\u00e0, dans les volutes des pipes \u00e0 eau et des narguil\u00e9s, que se forment les noms de po\u00e8tes c\u00e9l\u00e8bres comme Baudelaire, Nietzsche ou Pastoureau.<\/p>\n

Au bout de l\u2019horizon du 3\u00e8me se dresse une autre porte, qui donne sur un lieu sans nom. L\u00e0 vivent des personnages \u00e0 venir. Ils sont les \u00e9manations des \u00e9gouts des villes, grimpant par les conduits en plomb depuis l\u2019ab\u00eeme du temps vers la surface. Ils s\u2019agrippent comme des cafards aux cloisons, mais se heurtent \u00e0 un plafond de verre situ\u00e9 \u00e0 la hauteur du troisi\u00e8me \u00e9tage. Juste apr\u00e8s, on ne sait pas ce qui advient. Peut-\u00eatre qu\u2019on ne le saura jamais.<\/p>\n

08<\/h3>\n

Histoire du premier pas, o\u00f9 l\u2019on verra tomber, tomber encore, retomber, et tomber \u00e0 nouveau un petit gar\u00e7on qui apprend \u00e0 marcher.<\/p>\n

Histoire de l\u2019enfant qui r\u00eave de voler et qui, par une \u00e9trange torsion de l\u2019esprit, finit par confondre « vol » et « vol ».<\/p>\n

Histoire de la petite fille qui voulait lancer un grappin, mais qui s\u2019emp\u00eatra dans la corde.<\/p>\n

Histoire du champ \u00e0 traverser dans la nuit pour aller chercher du lait \u00e0 la ferme voisine.<\/p>\n

Histoire d\u2019un vieil homme qui conna\u00eet tous les mots du dictionnaire par c\u0153ur, mais qui ne dit jamais rien.<\/p>\n

Histoire du vieux jardinier qui taille lentement un b\u00e2ton de r\u00e9glisse pour tenter d\u2019apprivoiser un enfant en col\u00e8re en lui racontant des salades.<\/p>\n

Histoire de l\u2019homme qui s\u2019en va p\u00eacher loin de chez lui pour finalement se demander pourquoi il reste chez lui.<\/p>\n

Histoire de l\u2019ami imaginaire qui s\u2019efface de la m\u00e9moire en s\u2019apercevant que tout le monde a, au fond, la m\u00eame histoire.<\/p>\n

Histoire des pivoines, du bulbe, de la tonnelle, de l\u2019arc, et du mot « \u00e9plucher », sans oublier celle de l\u2019archer qui ne voulait jamais faire de mal \u00e0 sa cible, mais qui faisait pire.<\/p>\n

Histoire de l\u2019oseille qui ne pousse jamais tr\u00e8s loin des salades.<\/p>\n

Histoire de la collection d\u2019empreintes d\u2019\u00e9corces pour conserver le souvenir des arbres.<\/p>\n

Histoire de l\u2019homme qui tue les oiseaux parce qu\u2019il ne peut pas voler.<\/p>\n

Histoire d\u2019un matin d\u2019hiver, de quelques gouttes de sang \u00e9parpill\u00e9es sur la neige, et de l\u2019atroce surprise d\u2019aimer l\u2019odeur de la poudre.<\/p>\n

Histoire de la violence qu\u2019on ne veut pas voir en soi et qu\u2019on ne cesse d\u2019apercevoir chez les autres.<\/p>\n

Histoire de la d\u00e9couverte de l\u2019autre comme \u00e9tranget\u00e9, et du semblable comme pire monstruosit\u00e9.<\/p>\n

Histoire du tuyau d\u2019\u00e9vacuation sanitaire qui aspirait \u00e0 devenir fl\u00fbte de bambou.<\/p>\n

Histoire des r\u00e9volutions qui tournent en rond, parce que c\u2019est dans leur d\u00e9finition.<\/p>\n

Histoire du ridicule comme outil d\u2019exploration du s\u00e9rieux.<\/p>\n

Histoire torride qu\u2019on se raconte en apart\u00e9 pour \u00e9conomiser le chauffage.<\/p>\n

Histoire de la d\u00e9couverte du « rien » au cours d\u2019une initiation \u00e0 l\u2019astronomie, avec un bel \u00e9vanouissement \u00e0 la cl\u00e9.<\/p>\n

Histoire d\u2019une impasse dont on trouve tout \u00e0 fait par hasard l\u2019issue.<\/p>\n

Histoire de ce qu\u2019il se passe sur le pont qui enjambe le Cher, au-dessus des abattoirs, un jour de brouillard.<\/p>\n

Histoire d\u2019un homme qui ne cesse jamais de raconter les m\u00eames histoires pour ne pas se risquer \u00e0 en raconter d\u2019autres.<\/p>\n

Histoire de Sh\u00e9h\u00e9razade qui interrompt son r\u00e9cit pour faire durer \u00e0 la fois l\u2019envie de meurtre et le plaisir.<\/p>\n

09<\/h3>\n

L\u2019interphone est \u00e0 gauche de la porte vitr\u00e9e. Le s\u00e9same n\u2019est pas n\u00e9cessaire. Il suffit d\u2019appuyer sur le bouton en regard de « Cabinet M\u00e9dical ». Personne ne vous r\u00e9pondra, donc nul besoin de se racler la gorge : on n\u2019aura rien \u00e0 dire. Mais il est n\u00e9cessaire d\u2019\u00eatre attentif : le d\u00e9clic indiquant l\u2019acc\u00e8s autoris\u00e9 est discret. Le hall est vaste, presque lumineux, des bo\u00eetes aux lettres en m\u00e9tal sur la droite, un sol dall\u00e9 de couleur marronnasse. Trois marches, et l\u2019on acc\u00e8de \u00e0 l\u2019entresol. Le cabinet est sur la droite. « Sonnez et entrez. » C\u2019est une lourde porte, mais elle pivote sans difficult\u00e9. Une entr\u00e9e, changement de rev\u00eatement de sol, pas tout \u00e0 fait du linol\u00e9um, et, au bout d\u2019un court couloir, le comptoir, la secr\u00e9taire m\u00e9dicale, interchangeable, entre quarante et cinquante ans, souvent avec un chignon.<\/p>\n

— Bonjour ? Vous aviez pris rendez-vous ?
\nIl faut d\u00e9cliner son nom. Elle le v\u00e9rifiera sur l\u2019\u00e9cran de son ordinateur. \u00c0 partir de l\u00e0, on aura droit \u00e0 un sourire ou pas. On sait d\u00e9j\u00e0 o\u00f9 se trouve la salle d\u2019attente : on est d\u00e9j\u00e0 venu, vous savez, depuis le temps, et aussi \u00e0 l\u2019ancienne adresse. L\u00e0-bas, il y avait deux \u00e9tages \u00e0 monter, sans ascenseur. Mais c\u2019\u00e9tait aussi difficile pour se garer. On se rend compte, un peu penaud, qu\u2019on parle seul, et on s\u2019engouffre dans la salle d\u2019attente.<\/p>\n

Il vaut mieux dire bonjour, en g\u00e9n\u00e9ral, rien que pour observer la fa\u00e7on dont chacun r\u00e9pond \u00e0 un bonjour. Il faut bien s\u2019occuper. Certains r\u00e9pondent avec un bonjour minuscule, qui a tellement de mal \u00e0 franchir la barri\u00e8re des l\u00e8vres. D\u2019autres ne r\u00e9pliquent m\u00eame pas. La plupart des gens, assis en rang d\u2019oignons, ont une mine de personnes tr\u00e8s affair\u00e9es : sourcils fronc\u00e9s, jambes qui se croisent, se d\u00e9croisent, se recroisent, petite toux intempestive qu\u2019on aurait bien aim\u00e9 contr\u00f4ler, ou alors \u00e9ternuement sonore avec s\u00e9quelles humides, dont il faudra prendre garde pour ne pas empirer les choses. Le bruit des feuilles en papier glac\u00e9 d\u2019un magazine feuillet\u00e9 prend ici une dimension impudique. On fait plus attention en tournant la page la fois d\u2019apr\u00e8s. Les murs sont d\u2019un vert anglais peu rago\u00fbtant. C\u2019est \u00e9tonnant qu\u2019ils n\u2019aient pas mis une photographie de New York ou encore une reproduction de Van Gogh. Il y a juste le r\u00e8glement affich\u00e9 pr\u00e8s de la porte, les tarifs. Quand on entre dans la salle d\u2019attente, on cherche un si\u00e8ge isol\u00e9. On ne voudrait pas se retrouver coinc\u00e9 entre deux patient(e)s. La bulle dont on s\u2019entoure g\u00e9n\u00e9ralement se r\u00e9tr\u00e9cit grandement : elle devient d\u2019une fragilit\u00e9 de cristal, aga\u00e7ante.<\/p>\n

Il faut, en tout cas, faire rapidement un choix entre une chaise simple en plastique extrud\u00e9 ou un fauteuil crapaud, dont on se demande d\u00e9j\u00e0 si on pourra se relever sans perdre sa dignit\u00e9. Le temps passe bizarrement. C\u2019est toujours trop long, comme \u00e0 l\u2019\u00e9cole. De temps \u00e0 autre, on entend une porte qui s\u2019ouvre, des voix, des pas qui se rapprochent, la porte d\u2019entr\u00e9e qui s\u2019ouvre et se referme. Puis le m\u00e9decin appara\u00eet dans l\u2019encadrement de la porte. Il conna\u00eet le nom, il le dit sans h\u00e9sitation. Le patient se l\u00e8ve et se dirige vers le couloir, comme on doit s\u2019amener vers Saint-Pierre, avec ce petit air mi-figue mi-raisin. Est-ce qu\u2019on doit tendre la main \u00e0 un m\u00e9decin ou pas ? Lui dire bonjour docteur, bonjour monsieur ? On n\u2019est pas \u00e0 l\u2019aise. Pour un peu, on serait malade.<\/p>\n

Le bureau dans lequel on est re\u00e7u est lumineux. Par la fen\u00eatre, on aper\u00e7oit le fleuve et, au-del\u00e0, les immeubles aux couleurs ocre et terre de Sienne. Encore au-del\u00e0, une colline avec une petite tour Eiffel, parce que Lyon voudrait \u00eatre Paris. On raconte ses petits soucis. Peut-\u00eatre pas trop en d\u00e9tail non plus. On paie pour une certaine id\u00e9e que l\u2019on se fait de l\u2019expertise. Ils sont nouveaux, ces tableaux. Du coup, voil\u00e0 que \u00e7a vous \u00e9chappe.<\/p>\n

— Ah bon, et vous les trouvez comment ?<\/p>\n

Encha\u00eene aussit\u00f4t le toubib, en rejetant lentement le corps en arri\u00e8re sur son fauteuil de gamer. Zut de zut, on va parler encore peinture. Chaque fois, on se fait avoir, c\u2019est plus fort que soi. Et \u00e0 la fin, il prendra juste la tension, imprimera l\u2019ordonnance, ajoutera que pour le toucher rectal, on peut attendre les r\u00e9sultats du bilan sanguin, ce qui soulage \u00e9norm\u00e9ment sur le coup. Puis on y repense en sortant sur le palier. Ce n\u2019est pas qu\u2019on est soulag\u00e9 tant que \u00e7a. On regarde sa montre : tout l\u2019apr\u00e8s-midi y est pass\u00e9.<\/p>\n

10<\/h3>\n

C\u2019est la derni\u00e8re photographie qu\u2019il a prise ensuite il a commenc\u00e9 \u00e0 pleuvoir.<\/p>\n

On aurait dit une silhouette, \u00e7a a dur\u00e9 quoi je dirais \u00e0 peine une minute, je me suis demand\u00e9e ce que mon mari photographiait je me suis lev\u00e9e du canap\u00e9 pour me diriger vers la baie vitr\u00e9e, et j\u2019ai lev\u00e9 les yeux vers ce qu\u2019il photographiait et ensuite j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 entendre le bruit de la pluie sur le carrelage, il a commenc\u00e9 \u00e1 pleuvoir, mais lui je ne l\u2019ai plus vu il avait disparu.<\/p>\n

il faisait sombre et de grosses gouttes commen\u00e7aient \u00e0 tomber sur le parasol, j\u2019ai voulu le replier et c\u2019est \u00e0 ce moment que j\u2019ai vu l\u2019iPhone sur la table . je l\u2019ai attrap\u00e9 pour pas qu\u2019il se mouille et j\u2019ai vu que l\u2019appli photo \u00e9tait ouverte, il y avait cette image bizarre un morceau du toit avec ce personnage mena\u00e7ant derriere, on aurait dit une reine noire avec sa longue robe.<\/p>\n

Il fait chaud l\u00e0-dedans \u00e7a te viendrait m\u00eame pas \u00e0 l\u2019id\u00e9e d\u2019ouvrir la fen\u00eatre elle a dit mais lui il continuait \u00e0 jouer sur sa play-station comme s\u2019il m\u2019entendait pas . j\u2019ai ouvert en grand il n\u2019y avait pas un brin d\u2019air mais j\u2019ai aper\u00e7u ce type le voisin qui photographiait quelque chose que je ne pouvais pas voir. Puis le t\u00e9l\u00e9phone a sonn\u00e9 et j\u2019ai d\u00fb d\u00e9crocher \u00e0 cause de ma mere qui est malade , il devait \u00eatre autour de vingt heures et le temps que je regarde par la fen\u00eatre il pleuvait plus fort et le type avait disparu.<\/p>\n

on aurait dit la femme sur les paquets de gitanes, de profil, pareille avec une jolie cambrure, un cote fier, ca a dur\u00e9 quelques secondes juste le temps de prendre une photo et au moment ou j\u2019ai repos\u00e9 l\u2019appareil j\u2019ai senti un truc qui clochait. ensuite tout est devenu sombre j\u2019ai entendu une fen\u00eatre s\u2019ouvrir sur la facade d\u2019en face et la musique horripilante du jeu video du gamin des voisins. puis je me suis senti aspir\u00e9 vers le haut j\u2019ai vu le paysage basculer d\u2019un coup , j\u2019\u00e9tais dans la puree de pois. Tout noir autour de moi et soudain une voix de gitane qui disait il est l\u2019heure je suis ta mort, j\u2019ai juste eu le temps d\u2019avoir une pens\u00e9e pout mon \u00e9pouse et pour le gosse, puis le bruit de la pluie \u00e0 rempli ma t\u00eate il s\u2019est mis a pleuvoir de plus en plus fort mais moi je n\u2019\u00e9tais plus nulle part.<\/p>\n

11<\/h3>\n

Il y a un tout petit lit, des barreaux tout autour, il y a une armoire \u00e0 glace dont un angle de la corniche est ab\u00eem\u00e9. Il y a aussi do r\u00e9 mi fa sol l\u00e0, au-dessus de celle-ci, une panth\u00e8re en pl\u00e2tre. Son corps est noir, presque vif, sauf une t\u00e2che blanche sur l\u2019oreille droite. Il y a un morceau de l\u2019oreille qui manque. Il y a une gitane blanche sans filtre qui fume dans un cendrier Cinzano. Il y a une table de chevet, dite aussi table de nuit. Il y a un livre de la collection Fleuve Noir, pos\u00e9 sur la table de nuit.<\/p>\n

Il y a un long couloir dont le sol est recouvert d\u2019un lino vert. Il y a une cuisine sur la droite, pr\u00e8s de l\u2019entr\u00e9e. Il y a peu de place dans la cuisine. Il y a une cuisini\u00e8re, un frigidaire, il y a bien s\u00fbr un \u00e9vier avec un robinet dont on a allong\u00e9 le nez pour \u00e9conomiser l\u2019eau. Il y a la radio, tous les matins il y a RTL. Il y a une table en formica, des chaises en formica. Il y a du carrelage au sol. Il y a mes grands-parents attabl\u00e9s en silence. Ils boivent le caf\u00e9 en \u00e9coutant la radio.<\/p>\n

Il y a une fen\u00eatre, avec un balcon et du bambou tout autour. Il y a une rue que l\u2019on peut sentir derri\u00e8re les bambous. Il y a une ville. Cette ville se nomme Paris. Il y a un marchand de couleur de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la rue. Il y a un renflement au milieu de la rue Jobb\u00e9 Duval. Il y a un arbre entour\u00e9 \u00e0 son pied d\u2019une plaque ajour\u00e9e en m\u00e9tal de forme circulaire. Il y a des chiens que leurs ma\u00eetresses et ma\u00eetres laissent pisser l\u00e0.<\/p>\n

Il y a les abattoirs, juste apr\u00e8s la rue Dantzig. Il y a, \u00e0 l\u2019angle de la rue Dantzig, le b\u00e2timent des objets trouv\u00e9s. Il y a, au bout de la rue Dantzig, le boulevard Brune. Il y a le march\u00e9 tous les samedis. Il y a longtemps que je n\u2019y suis pas retourn\u00e9. Il y a un bassin o\u00f9 l\u2019on peut croire que l\u2019eau est bleue, mais c\u2019est \u00e0 cause de la couleur du liner. Il y a des pigeons, « cons comme des manches », et des moineaux agiles et rapides.<\/p>\n

Il y a \u00e0 la t\u00e9l\u00e9 Illya Kouriakine, dans des agents tr\u00e9s sp\u00e9ciaux. Il y a qu\u2019il faut lui couper les cheveux comme \u00e7a.<\/p>\n

Il y a du vent qui soul\u00e8ve les emballages de fruits et l\u00e9gumes au sol. Il y a du papier gras, du papier craft, du film plastique, des fruits tal\u00e9s, des fruits pourris, de vieilles salades cuites et recuites, des concombres en compote, des poireaux blancs, livides. Il y a le camion-benne des \u00e9boueurs. Il y a la borne d\u2019incendie qu\u2019on ouvre \u00e0 la fin du march\u00e9. Il y a le jet puissant qu\u2019il faut parfois deux hommes pour tenir. Ils lavent les trottoirs. Il y a une lumi\u00e8re qui sourd du gris, \u00e0 Paris uniquement, jamais vue ailleurs.<\/p>", "content_text": " {{{01}}} Il est 8 heures. Je ne vis tous ces gens ensemble qu\u2019une seule fois, dans le nouveau cimeti\u00e8re de V. Ils \u00e9taient l\u00e0, r\u00e9unis d\u2019abord \u00e0 l\u2019\u00e9glise, puis les voici \u00e0 nouveau, tout autour du caveau. M\u00eame monsieur Pauvre Type est l\u00e0. La seule absente est N., elle n\u2019est pas venue, sans doute parce que c\u2019est un jour de semaine ; elle a commenc\u00e9 ses \u00e9tudes \u00e0 M. Peut-\u00eatre qu\u2019elle ne sait pas, peut-\u00eatre qu\u2019elle en a entendu parler, peut-\u00eatre pas. Sa s\u0153ur non plus n\u2019est pas l\u00e0 . Mais pour B., je comprends mieux. C\u2019est dans l\u2019ordre des choses. Il \u00e9tait 8 heures. Je reviens r\u00e9guli\u00e8rement \u00e0 V. quand je pense \u00e0 l\u2019\u00e9poque de mon adolescence. J\u2019y suis retourn\u00e9 plusieurs fois depuis que la ferme de mes grands-parents a \u00e9t\u00e9 vendue, et pour une somme si ridicule que j\u2019en ai longtemps voulu \u00e0 mes parents de ne lui avoir pas accord\u00e9e une plus grande importance. C\u2019\u00e9tait un point de rep\u00e8re r\u00e9el qui, apr\u00e8s la vente, apr\u00e8s la disparition des grands-parents, quand les lieux se sont vid\u00e9s de tous leurs meubles, leur linge, leurs bibelots, s\u2019enfonce depuis lors lentement dans le n\u00e9ant, tout comme eux, tout comme moi. Ce sera 8 heures. La maison de Madame B. Ce n\u2019est plus tout \u00e0 fait une ferme, bien qu\u2019il y ait encore une grange, des d\u00e9pendances attenantes \u00e0 celle-ci. Un rideau constitu\u00e9 de bouchons multicolores de bouteilles d\u2019eau qu\u2019il faut pousser pour entrer dans la maison. Non pas pousser, ce n\u2019est pas \u00e7a, balayer de la main. Il faut balayer cette fronti\u00e8re de bouchons en plastique pour retrouver l\u2019int\u00e9rieur de la maison. L\u2019obscurit\u00e9 de cette pi\u00e8ce dans laquelle on p\u00e9n\u00e8tre l\u2019\u00e9t\u00e9, il y a tant de lumi\u00e8re au-dehors qu\u2019on a la sensation de s\u2019enfoncer dans cette obscurit\u00e9 comme dans une caverne, une grotte. Il y fait plus frais. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, le bruit d\u2019une grande horloge ponctue le silence, l\u2019ennui. On y est bien, au calme. Madame B. a des joues roses, elle p\u00e8te la forme dit mon grand-p\u00e8re, \u00e0 plus de 70 ans c\u2019est une nature. Il est encore 8 heures. Plus loin, la ferme de Monsieur Pauvre Type, c\u2019est le nom que lui donne mon grand-p\u00e8re. Et pas que lui. La silhouette de la maison se d\u00e9coupe sur le fond d\u2019un ciel orang\u00e9, le p\u00eacher devant la maison, les oiseaux piaillent dans l\u2019arbre. Il y a un nid de merles dans l\u2019arbre, dans le p\u00eacher, ils viennent de na\u00eetre dans mon souvenir. Monsieur Pauvre Type les saisit l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre et leur cogne le cr\u00e2ne sur la margelle du puits. Il \u00e9tait presque 8 heures. La ferme des D. On y parvient le soir, au cr\u00e9puscule. Les b\u00eates sont rentr\u00e9es dans la grange, Madame D. est l\u00e0 pr\u00e8s d\u2019elles, assise sur un tabouret, en train de traire. Je ne sais plus si les vaches ont un nom, j\u2019aimerais que oui, j\u2019aimerais tant, pour que \u00e7a colle \u00e0 mon souvenir et \u00e0 l\u2019odeur de cette grange, que les vaches ne soient pas que des b\u00eates mais qu\u2019elles portent un nom qui leur appartiennent \u00e0 chacune. Et que Madame D., lorsqu\u2019elle presse leurs mamelles, leur pis, dise quelque chose comme le nom de la b\u00eate, qu\u2019elle s\u2019adresse \u00e0 elle en la trayant. Quelque chose comme \u00ab \u2014 aller \u00e0 toi ma Rose ou ma marguerite c\u2019est \u00e0 ton tour \u00bb et d\u2019entendre pisser le lait dans le seau de fer rel\u00e8ve jusqu\u2019\u00e0 la candeur la g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 de l\u2019\u00e9v\u00e9nement y a pas \u00e0 dire. Il est 8 heures encore une fois. Au loin, sur la route d\u2019Epineuil, \u00e0 moins que ce ne soit celle de Saint-Amant, se dresse l\u2019\u00e9tonnante apparition d\u2019un ch\u00e2teau et son vaste domaine. L\u2019odeur de l\u2019essence de la mobylette flotte dans l\u2019air et se m\u00e9lange \u00e0 celle des cheveux de N. Tout est irr\u00e9el bien s\u00fbr, je n\u2019ai pas encore lu le livre d\u2019Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes. Plus tard, le ch\u00e2teau d\u00e9crit sera celui-ci, exactement celui-ci, au loin, dans la chaleur qui tremble en s\u2019\u00e9levant du goudron, sur la route d\u2019Epineuil ou celle de Saint-Amant, ne sais plus tr\u00e8s bien. {{{02}}} (Un espace vide. Une lumi\u00e8re froide \u00e9claire des ombres ind\u00e9finies. Par instants, une ombre massive s\u2019impose, \u00e9voquant la silhouette d\u2019un ch\u00e2teau. Les voix se succ\u00e8dent, parfois se chevauchent. Elles apparaissent comme des entit\u00e9s autonomes. Pas de corps visibles, sauf pour l\u2019ENFANT et le RECTEUR G., qui entrent et sortent de l\u2019espace \u00e0 leur rythme.) LE CH\u00c2TEAU (Voix grave, lente, r\u00e9sonnante.) Je suis ici depuis toujours. Pierre sur pierre, m\u00e9moire sur m\u00e9moire. Ils passent. Je reste. Je les observe sans bouger, et je les d\u00e9vore. LE PARC (Voix mouvante, \u00e9parpill\u00e9e, presque m\u00e9lodique.) Je fr\u00e9mis ! Je murmure ! Je m\u2019\u00e9tire dans le vent ! Ils courent ! Ils chutent ! Ils m\u2019arrachent des feuilles, et je les rends toujours. Franchis-moi, si tu oses ! L\u2019ENFANT (Entr\u00e9e en courant. Voix vive mais h\u00e9sitante.) C\u2019est ici ! C\u2019est ici qu\u2019ils sont morts. Et pourtant, c\u2019est ici qu\u2019on joue. Pourquoi les murs nous regardent ? Pourquoi les pierres respirent ? Je cours, je cours, mais les arbres sont si grands, et derri\u00e8re eux, il y a\u2026 il y a\u2026 LA LIMITE (Un murmure qui surgit, coupant l\u2019ENFANT. Elle parle par fragments, comme une pens\u00e9e qui traverse l\u2019esprit.) Ne viens pas. Viens. Tu vois la ligne ? Non, tu ne la vois pas. Viens quand m\u00eame. Tu veux me toucher ? Tu veux me briser ? Viens ! Mais laisse tout derri\u00e8re toi. (Murmure plus fort, comme une incantation.) Les os. Les corps. Les ombres. Les rires. LE RECTEUR G. (Entr\u00e9e brusque. Il parle avec une rigidit\u00e9 presque m\u00e9canique, ses mots tombent comme des pierres.) Silence. Les r\u00e8gles ne bougent pas. La pri\u00e8re avant tout. Le parc est interdit. (Le regard fixe, vers l\u2019ENFANT.) Tu crois pouvoir courir ? Franchir ? Mais les pierres te regardent. Elles te regardent. UN PR\u00caTRE (Voix monocorde, d\u00e9tach\u00e9e, presque sans vie.) Les enfants grattent les murs. Ils cherchent des secrets dans les fissures. Mais il n\u2019y a que du vide. Du vide et des souvenirs qui ne leur appartiennent pas. (Pause.) Nous avons surv\u00e9cu, mais nous ne vivons pas. Nous gardons ce qui ne peut \u00eatre gard\u00e9. Nous reconstruisons, chaque matin, le ch\u00e2teau qui s\u2019\u00e9croule. L\u2019ENFANT (Regardant le RECTEUR G., mais s\u2019adressant au public.) Pourquoi est-il si grand ? Ou bien\u2026 suis-je si petit ? (Se tournant vers les ombres du parc.) Les pr\u00eatres disent que c\u2019est interdit, mais c\u2019est pour \u00e7a qu\u2019on y va. On y court, on y tombe, et parfois, on n\u2019en revient pas. LA LIMITE (Toujours murmurante, mais plus insistante. Elle semble r\u00e9pondre \u00e0 l\u2019ENFANT.) Tu crois franchir ? Tu crois passer ? Mais je suis partout. Au bord de ton regard. Au fond de tes r\u00eaves. (Elle rit, d\u2019un rire fragment\u00e9.) Tu m\u2019aimes, n\u2019est-ce pas ? Parce que je te d\u00e9fie. LE RECTEUR G. (Fermement, avec col\u00e8re.) Retourne en arri\u00e8re ! (\u00c0 l\u2019ENFANT, mais aussi \u00e0 lui-m\u00eame.) Tu ne vois pas ? Ces ombres t\u2019engloutissent ! Elles t\u2019appellent, mais elles te briseront. Elles m\u2019ont bris\u00e9. (Se reprend brusquement.) Silence. Discipline. LE CH\u00c2TEAU (Reprenant, lentement, comme une sentence.) Ils sont tous pass\u00e9s. Tous ont cru franchir, mais ils sont rest\u00e9s ici, en moi. (Le ton se fait presque m\u00e9lancolique.) Je suis pierre. Je suis m\u00e9moire. Je garde tout, m\u00eame ce qu\u2019ils veulent oublier. (Plus bas, presque inaudible.) Les enfants courent. Les pr\u00eatres prient. Mais moi, je veille. Toujours. LE PARC (Avec un souffle l\u00e9ger, comme un \u00e9cho.) Cours, enfant. Cours ! Les limites n\u2019existent pas. Ou peut-\u00eatre que si. Mais tu ne le sauras qu\u2019apr\u00e8s les avoir franchies. L\u2019ENFANT (S\u2019arr\u00eatant, h\u00e9sitant \u00e0 franchir une ligne invisible.) Je vois les limites. Je ne vois rien. (Se tournant vers le public, en chuchotant.) Et si ce n\u2019\u00e9taient pas elles qui me retenaient ? Et si c\u2019\u00e9tait moi ? (L\u2019ENFANT tend une main vers un point invisible, mais n\u2019avance pas. Un long silence s\u2019installe. Les lumi\u00e8res s\u2019\u00e9teignent progressivement, laissant le murmure de LA LIMITE r\u00e9sonner dans le noir.) {{{03}}} Refrain absurde Saupoudre et remue ! Tourne la louche et fais danser la soupe ! Les fourchettes trottent, les assiettes chantent, Et le chaudron, l\u00e0-bas, murmure : \u00ab Encore ! Encore ! \u00bb Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons. Cocottes noires, casseroles caboss\u00e9es, po\u00eales ventrues. Saladiers \u00e9br\u00e9ch\u00e9s, plats creux, plats ronds, plats longs. Bassines en acier, cuves en plastique, bidons griff\u00e9s de signes, Et les chaudrons encore, ventre ouvert sur les flammes. Refrain absurde Soupe \u00e0 l\u2019envers, rago\u00fbt qui s\u2019enfuit ! La louche s\u2019\u00e9goutte et la po\u00eale applaudit. Frappe la table et chante les restes ! Mati\u00e8res premi\u00e8res Farines de bl\u00e9, de seigle, de rien. Riz blanc, riz brun, riz sans \u00e2ge. Pommes de terre terreuses, betteraves endormies, oignons qui pleurent. Carottes torses, choux qui grincent, navets oubli\u00e9s. Et l\u00e0 : lentilles par sacs, pois cass\u00e9s, haricots durs comme la faim. Refrain absurde Oignons au plafond, carottes en pri\u00e8re, Haricots qui rient et navets qui se perdent ! Les miettes courent et le pain fait des bonds ! \u00c9pices et condiments Huile ancienne, et rances, vinaigre acide, sel blanc comme l\u2019oubli. Paprika des jours gris, cumin fendu, muscade endormie dans un r\u00eave d\u2019enfance. Bouillons noirs, cubes dor\u00e9s, herbes invisibles froiss\u00e9es par des mains qui n\u2019existent plus. Sauces acides, ketchup sucr\u00e9, relents d\u2019\u00e9pices venues d\u2019un autre monde. Refrain absurde Sel qui danse, poivre qui tousse ! La muscade s\u2019\u00e9chappe et le vinaigre siffle. Coups de louche, tambour des casseroles ! Couverts Couteaux lourds, couteaux fins, couteaux tordus. Cuill\u00e8res larges, cuill\u00e8res longues, louches qui tournent sans fin. Fourchettes maigres, piques cass\u00e9es, passoires perc\u00e9es. \u00c9cumoires et r\u00e2pes, ciseaux rouill\u00e9s, fouets fouettant l\u2019air comme des sorts. Refrain absurde Fouet qui crie, \u00e9cumoire qui d\u00e9graisse ! Couteaux bavards et louches timides ! Silence des r\u00e2pes, et voil\u00e0 qu\u2019elles mordent ! Recettes Et les recettes ? Ah ! Les recettes, elles aussi \u00e2nonnent leur litanie : Soupe claire, soupe \u00e9paisse, soupe de restes. Riz coll\u00e9, riz saut\u00e9, riz br\u00fbl\u00e9. Rago\u00fbt d\u2019hier, omelette d\u2019aujourd\u2019hui, pain noir du jour, pain dur de demain. Refrain absurde La soupe rigole, le riz rougit ! Les restes murmurent : \u00ab Mangez-nous, mangez-nous ! \u00bb Et l\u2019omelette s\u2019\u00e9tale, sans fin ni d\u00e9but. Convives Ici, dans cette cuisine, dans cette cantine sans lumi\u00e8re, les assiettes se tendent vers les m\u00eames noms : L\u2019Innommable \u00e0 Pieds Nus, Celui-Qui-Marche-Dans-La-Pluie, Faim-Noire, Gorge-Ferm\u00e9e, Petit-Poing-Dans-La-Poche. Les yeux regardent sans voir, ils appartiennent \u00e0 : Grande-Larme-Coulante, La Vieille-\u00c9chine, Nez-Coup\u00e9, L\u00e8vres-Blanches, Silence-Des-Deux-Jours. Ils attendent tous, ces convives-l\u00e0, des portions chant\u00e9es. Ils m\u00e2chent des pri\u00e8res au sel, avalent des morceaux de rires oubli\u00e9s. Chaque bouche appelle. Chaque bouche b\u00e9nit : la louche, le rago\u00fbt, la soupe encore chaude. Refrain absurde Mains tendues, bouches ouvertes, La faim crie, les assiettes chantent, Et le chaudron murmure encore : \u00ab Encore ! Encore ! \u00bb Chorale de fin Dans cette cantine aux casseroles caboss\u00e9es, chaque gamelle n\u2019a pas de pot. Chaque couteau trace un cercle. Chaque assiette tr\u00e9pigne. Chaque nom, chaque corps, chaque bouche : un refrain acide , un \u00e9cho qui reste, une note de soupe Knorr \u00e9ternue dans le silence du soir. {{{04}}} Un mur. Blanc. Vide. Rien \u00e0 dire d\u2019autre. Peut-\u00eatre lisse. Peut-\u00eatre pas. Je ne vais pas v\u00e9rifier. Pas aujourd\u2019hui. Il y a un sol. Un mur, un sol, un angle droit. Tout ce qu\u2019il faut. Ni plus, ni moins. La perfection. Ou l\u2019ennui. Quelle diff\u00e9rence. Il y a un clou. Ah. Oui. Un clou. Plant\u00e9 dans le mur Est. Pas au centre. L\u00e9g\u00e8rement \u00e0 droite. Ou peut-\u00eatre pas. Je ne sais plus. En tout cas, il n\u2019est pas droit. Pas tout \u00e0 fait. Un clou de travers. C\u2019est d\u00e9j\u00e0 quelque chose. Qu\u2019est-ce qu\u2019il fait l\u00e0 ? Ce clou. Rien. Rien du tout. Il attend. Comme moi. C\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a, son utilit\u00e9. Attendre. Et il le fait bien. Mieux que moi. Moi, je bouge encore. Il ne soutient rien. C\u2019est s\u00fbr. Rien \u00e0 porter, rien \u00e0 retenir. Et pourtant, il est l\u00e0. Une t\u00eate arrondie, plant\u00e9e dans la chair du mur. Une t\u00eate qui brille faiblement. Un \u00e9clat. Pas de quoi se vanter. Pas tr\u00e8s loin, il y a une mouche. Une mouche. Oui. Une petite chose noire qui marche. \u00c0 la verticale. Sur le mur. Sur son mur. Ce mur qui est tout pour elle. Elle marche. Lentement. Toujours lentement. Une patte, puis une autre, puis une autre. Elle monte. Elle s\u2019arr\u00eate. Elle repart. Elle descend. Elle ne va nulle part. Parfois, elle tourne. Un cercle imparfait. Une arabesque mal foutue. On pourrait croire qu\u2019elle danse. Mais non. C\u2019est une mouche. Les mouches ne dansent pas. Je la regarde. Je ne peux pas m\u2019en emp\u00eacher. Ses petites pattes. Ses petites ventouses. Comment font-elles ? Elles d\u00e9fient la gravit\u00e9. Moi, je m\u2019y accroche. Elle, non. Elle s\u2019en fout. Elle est au-dessus de \u00e7a. Elle est presque au-dessus du clou. Mais pas tout \u00e0 fait. Elle ne le touche pas. Elle ne le voit pas. Le clou ne l\u2019int\u00e9resse pas. Elle a raison. Pourquoi s\u2019int\u00e9resserait-elle \u00e0 un clou ? Pourquoi moi, d\u2019ailleurs ? Il y a une fen\u00eatre. Perc\u00e9e dans le mur nord. Une fen\u00eatre carr\u00e9e, ou rectangulaire, je ne sais plus. Une fen\u00eatre, quoi. Par laquelle une lumi\u00e8re entre. Oblique. Toujours oblique. Une lumi\u00e8re qui glisse. Sur le mur. Sur le sol. Elle avance lentement. Presque pas. Mais assez pour qu\u2019on sache qu\u2019elle avance. Si on la regarde assez longtemps. Mais qui fait \u00e7a ? Qui reste l\u00e0 \u00e0 regarder la lumi\u00e8re bouger ? Le sol est gel\u00e9. Le froid passe \u00e0 travers les chaussures. Il remonte. Pieds. Chevilles. Genoux. Corps. Voil\u00e0 ce qu\u2019il fait, le froid. Il monte, doucement, mais s\u00fbrement. Il s\u2019installe. Pas besoin de l\u2019inviter. Je regarde le clou. Je regarde la mouche. La lumi\u00e8re. Le froid. Et voil\u00e0. Il y a un mur, et il y a un sol. Ensemble, ils forment un angle de quatre-vingt-dix degr\u00e9s. Cette image se r\u00e9p\u00e8te, inlassablement, quatre fois, dans chaque coin de la pi\u00e8ce. L\u2019angle droit est toujours le m\u00eame, entre le sol et chacun des murs. Mais si l\u2019on l\u00e8ve les yeux, cette g\u00e9om\u00e9trie s\u2019inverse : les angles de quatre-vingt-dix degr\u00e9s se d\u00e9ploient entre le plafond et les murs, orient\u00e9s cette fois vers le bas. Il y a un bas, et il y a un haut. Du moins, c\u2019est ainsi que nous le concevons. Il y a une sorte d\u2019uniformit\u00e9 qui r\u00e8gne sur le sol, sur chaque mur, et au plafond. Une uniformit\u00e9 voulue, pens\u00e9e pour effacer les diff\u00e9rences. Une surface homog\u00e8ne, sans reliefs marqu\u00e9s, qui insiste sur elle-m\u00eame, comme pour mieux affirmer sa qualit\u00e9 de surface. Rien ne doit d\u00e9tourner l\u2019attention de cette continuit\u00e9 lisse et sans asp\u00e9rit\u00e9. Il y a une tache. Une tache qui interrompt cette neutralit\u00e9 . Elle n\u2019est pas qu\u2019une tache : elle attire l\u2019oeil. Elle devient un \u00e9v\u00e9nement dans ce vide uniforme. De la m\u00eame mani\u00e8re, il y a un clou. Plant\u00e9 dans le mur, il n\u2019est pas qu\u2019un clou. Il transforme l\u2019espace. Il sugg\u00e8re l\u2019id\u00e9e d\u2019un usage, d\u2019un manque, d\u2019un objet absent qu\u2019il aurait pu soutenir. Ce clou, ce n\u2019est pas juste du m\u00e9tal dans la surface ; c\u2019est un point d\u2019accroche, une possibilit\u00e9 de pivot autour duquel le mur cesse d\u2019\u00eatre simplement un mur. Il y a peut-\u00eatre une veste parfois accroch\u00e9e \u00e0 ce clou. Une casquette, un bonnet, un b\u00e9ret. Il y a l\u2019imagination et le souvenir se partageant toutes les id\u00e9es possibles jusqu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e9puisement. A la fin il y a la m\u00eame chose qu\u2019au d\u00e9but. Il y a un clou plant\u00e9 dans ce mur Est. il ya un l\u00e9ger mouvement p\u00e9riph\u00e9rique. Dans celle de l\u2019oeil fatigu\u00e9 de voir le clou. Il y a une mouche. Une mouche qui marche \u00e0 la verticale, sur l\u2019un des quatre murs. Pas tr\u00e8s loin du clou. On aurait pu la prendre pour un autre clou. Vite fait. Mais la mouche ne reste pas en place. Pour elle, le haut et le bas n\u2019existent pas comme pour nous. Ses petites ventouses au bout des pattes d\u00e9fient l\u2019 id\u00e9e de la gravit\u00e9, de l\u2019ordre des choses. Ce que nous appelons bas, haut, ou m\u00eame sol, perd tout son sens dans sa perception. Cette mouche, insignifiante en apparence, bouleverse le sens commun. Qu\u2019elle est aga\u00e7ante cette mouche. Ce que nous, humains\u2014et peut-\u00eatre m\u00eame les mammif\u00e8res en g\u00e9n\u00e9ral\u2014avons l\u2019habitude de penser, de dire, de notre place dans l\u2019espace. Elle \u00e9nerve. Elle d\u00e9forme l\u2019\u00e9vidence de notre monde droit et structur\u00e9, r\u00e9v\u00e9lant \u00e0 quel point le haut et le bas sont des notions relatives, fragiles, probablement arbitraires. Il y a une fen\u00eatre dans le mur nord de la pi\u00e8ce. Il y a un paysage que l\u2019on peut observer. Il y a un paysage sur lequel l\u2019oeil peut se poser pour se donner un instant l\u2019impression de s\u2019\u00e9vader de la pi\u00e8ce. Il y a un dehors. Il y a un dedans. Il y a une fronti\u00e8re mat\u00e9rialis\u00e9e par le mur nord. Il y a une projection de lumi\u00e8re oblique sur le sol, il y a l\u00e0 aussi un angle \u00e0 calculer. Il y a la question de savoir le calculer car cet angle ne cesse de se m\u00e9tamorphoser. Il y a une dur\u00e9e durant laquelle on peut s\u2019amuser \u00e0 chercher une solution. Il y a une dur\u00e9e dont on peut profiter pour s\u2019\u00e9vader dans une s\u00e9rie interminable de questions sans r\u00e9ponse. Il y a le sol gel\u00e9. Il y a les pieds pos\u00e9s \u00e0 plat sur le sol gel\u00e9. Il y a cette sensation de froid qui arrive au travers de la semelle de la chaussure et qui progressivement monte aux chevilles aux mollets, au corps tout entier. Il y a ce mur, l\u2019un des quatre. Pourquoi ce mur ci et pas ce mur l\u00e0. Et il y a un sol. Ce ne sera pas un fa ni un do pas un fado, pas cette fois. Un sol et un mur il \u00e9tait une fois font toujours un angle droit. Il y a quatre murs, un sol, un plafond, c\u2019est ce que l\u2019on appelle une pi\u00e8ce, une salle, un lieu, un espace, un volume \u2014 Ce volume mazette quel formidable potence ciel ! Et puis oh myst\u00e8re, que voyons nous l\u00e0 fich\u00e9 dans la paroi nord ( il ne faut pas perdre le nord de vue) un clou. Un clou tordu comme un cigare tordu, un clou \u00e9teint, mais probablement en acier. Il en acier des ronds de chapeau ce vieux clou avant qu\u2019oncque ne le visse. Et puis il y a le froid qui monte du sol, comme quelque chose d\u2019hostile mais de n\u00e9cessaire pour frapper la plante des pieds, se souvenir que nous sommes l\u00e0 pas ailleurs. Utilit\u00e9 des choses hostiles. Et des semelles trop fines. Tiens il y a une mouche. N\u00e9cessaire aussi pour oublier le froid qui monte depuis le centre de la terre jusqu\u2019aux os \u00e0 travers les chaussures bon march\u00e9. Une mouche avec au bout de ses pattes de mouche un genre de ventouse. Ne dites donc rien sur le genre dit une voix assexu\u00e9e. Comment sait-on qu\u2019une voix est assexu\u00e9e d\u2019ailleurs. J\u2019ai le nez qui coule donc je me mouche. Il vaut mieux se concentrer sur le paysage. Sur la d\u00e9coupe de lumi\u00e8res ou d\u2019ombres mouvantes, \u00e7a va \u00e7a vient, des grands arbres devant la fen\u00eatre et qui se projettent \u00e0 l\u2019oblique sur le sol de la classe. {{{05}}} R\u00eave math\u00e9matique ; \u00e9quation d\u2019apparence simple, trop simple. Peut-\u00eatre un d\u00e9but de grippe ou de rhume. Le mot \u00ab kal\u00e9idoscope \u00bb. Des images de fleurs arrang\u00e9es en rond et un bruit de lamelles m\u00e9talliques lorsque l\u2019image change, ce qui renvoie \u00e0 ces motifs de la tapisserie. Mais o\u00f9 et quand ? Impossible de le dire sans commettre d\u2019erreur. Marcher sur le haut du mur, au fond d\u2019un jardin, pour r\u00e9colter des cerises. (Des queues de cerises aigres et acides dans le go\u00fbt, et les taches violac\u00e9es : le dessin d\u2019un Buc\u00e9phale aux yeux noirs, effray\u00e9.) La d\u00e9formation d\u2019une ligne d\u2019horizon sur la rotondit\u00e9 d\u2019un \u0153il \u00e9quin. Le soir tombe. Des fleurs de pissenlit s\u2019\u00e9l\u00e8vent, les ombres progressent, les bl\u00e9s sont fauch\u00e9s. Dans le bleu du noir de l\u2019aile d\u2019un corbeau, une l\u00e9g\u00e8re pointe de rouge carmin : un op\u00e9ra de Bizet, une chemise blanche qu\u2019on arrache avec violence pour mettre en \u00e9vidence un c\u0153ur \u00e0 assassiner. Une Micheline peinte en blanc et rouge. L\u2019odeur des cheveux mouill\u00e9s, les couinements des culs pos\u00e9s sur la moleskine, le claquement des porti\u00e8res. Le roulis des mondes, et mon visage renvoy\u00e9 par le reflet commun qui d\u00e9file. Des sc\u00e8nes de la ville de nuit, au temps des brumes et des \u00e9clairages au gaz ou au benz\u00e8ne. Le temps des chapeaux mous et des bas de nylon, la Seine et ses reflets changeants comme un d\u00e9cor sans cesse renouvel\u00e9. Kal\u00e9idoscope. \u2014 Vous ai-je d\u00e9j\u00e0 dit que je suis de Saint-Pour\u00e7ain-sur-Sioule ? \u2014 demanda la dame, pour dire quelque chose \u00e0 l\u2019autre dame en face. Cela fait penser aux nappes Vichy, \u00e0 ces carreaux blancs et rouges, \u00e0 ce petit bouquet pos\u00e9 au centre de la table, g\u00e9n\u00e9ralement carr\u00e9e, dans ce restaurant pr\u00e8s de l\u2019All\u00e9e des Soupirs. Doucement, il ne faut pas faire de bruit, ne pas se faire rep\u00e9rer, soulever lentement les feuilles pour avoir une chance de ne pas les rater. La sixi\u00e8me corde de la guitare peine toujours \u00e0 s\u2019accorder ; chanterelle et c\u00e8pes dans la propri\u00e9t\u00e9 priv\u00e9e. Gare au garde-champ\u00eatre ! La loi, omnipr\u00e9sente, chapeau mou sur les sourcils, guette le faux-pas. Faut pas ci, faut pas \u00e7a. \u00c0 Passy, cela me ram\u00e8ne \u00e0 une chanson de B\u00e9ranger, et, si l\u2019on insiste un tout petit peu plus, \u00e0 un pont : un pont jet\u00e9 par-dessus le fleuve, large \u00e0 cet endroit. Les beaux quartiers. La clart\u00e9, celle qu\u2019on nous a de tout temps vol\u00e9e. De ce pont et de ce pas, on se jetterait dans les reflets du ciel courant sur la surface glac\u00e9e. Mais les rambardes, les parapets ne sont pas faits pour les chiens. Le coussin du chien se trouve au bout du canap\u00e9 : il a sa place, il tr\u00f4ne. Impossible d\u2019en vouloir au chien. \u00ab C\u2019est un concours de circonstances malheureux \u00bb, dit-on en r\u00e9chauffant un cognac dans la paume d\u2019une grosse main. Odeur de cigare, forte, \u00e9c\u0153urante. Un vieux cigare tordu, lacanien ou freudien. Il faut toujours que le nain sorte du jardin pour faire son malin. Je tourne encore une page. J\u2019aimerais bien revoir les lieux dans leur ensemble, me tenir enfin dans une paisible \u00e9quidistance. Tranquille, comme on dit : comment tu vas ? Tranquille. {{{06}}} 1. C\u2019est un fait av\u00e9r\u00e9, archiv\u00e9 dans les registres officiels, grav\u00e9 dans le marbre. Le recteur R., oui, toujours lui, avait d\u2019ailleurs toujours dans une de ses poches un mouchoir, un n\u0153ud nou\u00e9 de fa\u00e7on si particuli\u00e8re \u00e0 son mouchoir Vichy. Un n\u0153ud, un n\u0153ud petit mais si pr\u00e9cis. Un comble pour un ancien d\u00e9port\u00e9, mais la vie, la vie est ainsi, non ? Oui, un n\u0153ud, et tout cela pour s\u2019en souvenir. Se souvenir de quoi, exactement ? C\u2019est l\u00e0 toute la difficult\u00e9. \u00c0 bon escient, disait-on. L\u2019escient. L\u2019escient. Enfin, qu\u2019est-ce que l\u2019escient ? Chez les romip\u00e8tes, qu\u2019est-ce que c\u2019est ? Qu\u2019est-ce que \u00e7a a \u00e9t\u00e9 ? On ne sait pas. On ne sait plus. On n\u2019a jamais su. Mais peut-\u00eatre qu\u2019on aurait d\u00fb l\u2019inventer pour que \u00e7a soit plus commode. Et aujourd\u2019hui, voyez, on se le demande encore, cinq cents ans apr\u00e8s, n\u2019est-ce pas ? Les mots flottent, ils flottent toujours. Et mille ans de plus ne suffiront pas. \u00c0 condition bien s\u00fbr que le ciel, ce grand ciel, parfois gris, parfois bleu, un grand ciel de Normandie \u00e0 la Boudin, ne nous tombe pas sur la t\u00eate. Un ciel lourd, toujours si lourd, comme un silence qui menace. Mais pas en Normandie, \u00e0 l\u2019Institution Saint-S. \u00e0 Osny, pr\u00e8s de Pontoise, vingt minutes de marche depuis la gare, on traverse la Viosne, un petit pont \u00e0 la Monet, on y est. Mais il reste des gens, des braves gens, pour le craindre. Que le ciel au-dessus de Pontoise ou d\u2019ailleurs tombe. Qui le craignent, oui. Ou qui font semblant. Et les dieux, oh, les dieux ! Les dieux sont l\u00e0 aussi, bien s\u00fbr. Ils sont tellement r\u00e9els dans notre imagination. Ils regardent. Ils observent. Peut-\u00eatre qu\u2019ils rient. Ou peut-\u00eatre qu\u2019ils attendent. Mais quoi, au juste ? La v\u00e9rit\u00e9 est qu\u2019on ne le sait pas, on ne sait rien. Il faut se r\u00e9soudre sur ce plan et tant d\u2019autres encore \u00e0 la seule m\u00e9diocrit\u00e9. C\u2019est un fait. Voil\u00e0 donc le moment venu, bonnes gens. Bonnes gens qui \u00e9coutez. Qui ne comprenez pas. Et moi non plus, apr\u00e8s tout. Comment partir d\u2019un fait av\u00e9r\u00e9 et s\u2019\u00e9garer ? S\u2019\u00e9garer, oui. Toujours s\u2019\u00e9garer. Ou encore partir d\u2019un point quelque part dans l\u2019imaginaire et retrouver ce petit mouchoir Vichy, peut-\u00eatre n\u2019\u00e9tait-il seulement qu\u2019\u00e0 carreaux, on ne peut plus en \u00eatre si longtemps apr\u00e8s tout \u00e0 fait s\u00fbr, pas tout \u00e0 fait, m\u00eame pas presque, comme de savoir si ce mouchoir \u00e9tait dans la poche d\u2019une veste, d\u2019un pantalon, dans la poche d\u2019un ancien d\u00e9port\u00e9. 2. Une chose \u00e9tait s\u00fbre, oui, s\u00fbre. Indiscutable. On ne pouvait pas dire le contraire. Non, on ne pouvait pas. Madame Magdal\u00e9na, professeur d\u2019anglais, \u00ab a rose is a rose is a rose \u00bb, dormait au m\u00eame \u00e9tage que les troisi\u00e8mes. \u00c7a, c\u2019\u00e9tait certain. Au m\u00eame \u00e9tage, pas plus haut, pas plus bas. Toujours l\u00e0, toujours au m\u00eame endroit. Une petite chambre, une chambre minuscule. Deux m\u00e8tres, trois m\u00e8tres. Pas plus. Une cellule ? Peut-\u00eatre. Oui, une cellule. Mais une chambre quand m\u00eame. Un lit, une table, une chaise. Une armoire aussi. Pas grande, l\u2019armoire. Une penderie \u00e0 gauche, des \u00e9tag\u00e8res \u00e0 droite. Tout \u00e9tait \u00e0 sa place. Rien ne bougeait. Magdal\u00e9na ne bougeait pas non plus. Quel \u00e2ge avait-elle ? Impossible de le savoir. On disait \u00ab la vieille Magdal\u00e9na \u00bb. On dit toujours une m\u00e9chancet\u00e9 quand on ne sait pas. Elle corrigeait. Elle dormait. Elle corrigeait encore. De fa\u00e7on tr\u00e8s british, sans s\u2019\u00e9nerver, sans m\u00eame le moindre \u00ab oh my God \u00bb. Et aussi : \u00ab Oh guys, be gentle and kind to each other and if possible to me too. \u00bb C\u2019\u00e9tait tordant. Toujours dans le m\u00eame ordre. Comme nous nous le disions. Les jours passaient, mais ils ne changeaient pas. Pas ici. Pas \u00e0 Saint-S. D\u2019ailleurs, certains disaient qu\u2019elle avait toujours \u00e9t\u00e9 l\u00e0. Toujours. Depuis quand, exactement ? Personne ne savait. Mais elle \u00e9tait l\u00e0, c\u2019\u00e9tait s\u00fbr. Et si elle \u00e9tait l\u00e0 depuis toujours, alors peut-\u00eatre que le b\u00e2timent, oui, tout le b\u00e2timent, avait \u00e9t\u00e9 construit autour d\u2019elle. Autour d\u2019elle. Une prison ? Non, pas une prison. On n\u2019arrivait pas \u00e0 l\u2019imaginer prisonni\u00e8re, plut\u00f4t nonne ou du\u00e8gne. On avait b\u00e2ti le dortoir tout autour d\u2019elle, comme on fait des cath\u00e9drales autour de vieux os. Elle vieillissait. Lentement, presque en silence. Une ride, une autre. On ne les voyait pas vraiment. On ne voyait rien, \u00e0 vrai dire. Mais elles \u00e9taient l\u00e0. Elles arrivaient, doucement. Comme un vieux telex sur sa peau. Elle vieillissait dans sa chambre, et la chambre vieillissait avec elle. Tout restait pareil. Rien ne changeait. Pourtant, tout changeait. Les brancardiers, le brancard qui sort lentement de la chambre, l\u2019ambulance avec son girophare bleu, la sonnette indiquant qu\u2019il est l\u2019heure d\u2019aller dormir : seules informations qui ne changeront plus. 3. Mais l\u2019inertie, l\u2019inertie des murs n\u2019arr\u00eate pas les rumeurs. Non, jamais. Elle les nourrit. Oui, elle les nourrit. L\u2019hiver 1972. Revenons quelques mois \u00e0 peine en arri\u00e8re. Un hiver froid, un hiver long. Les troisi\u00e8mes s\u2019ennuyaient. Ils s\u2019ennuyaient tellement. Certains ne savaient m\u00eame pas encore \u00e0 quel point ils s\u2019ennuyaient. Rien \u00e0 faire, rien \u00e0 dire, rien \u00e0 penser. Juste un peu de folie, si l\u2019on veut, de tenter l\u2019\u00e9vasion dans les livres. Et encore. Difficile de se concentrer avec cette masse d\u2019ennui \u00e0 proximit\u00e9. Et puis, quelqu\u2019un a eu une id\u00e9e. Une id\u00e9e loufoque, une id\u00e9e dingue, une id\u00e9e dr\u00f4le. Et la rumeur est n\u00e9e. Juste comme \u00e7a. Oui, juste comme \u00e7a. Une bonne dose d\u2019ennui et juste une petite phrase lanc\u00e9e. Vous la voyez. Elle est l\u00e0, elle est lanc\u00e9e. Une petite phrase, mais elle devient grande. Elle devient \u00e9norme. \u00ab Magdal\u00e9na et le recteur R. \u00bb ! Voil\u00e0 ce qu\u2019on a dit. On l\u2019a dit une fois. Puis une deuxi\u00e8me. Et puis encore, et encore. Voil\u00e0 comment une id\u00e9e cr\u00e9\u00e9e dans l\u2019ennui devient une sorte de v\u00e9rit\u00e9. Magdal\u00e9na et R., oui, une histoire. Pas vraiment une histoire d\u2019amour, non. Une histoire salace, bien s\u00fbr. Un genre de scandale. Une histoire qu\u2019on a invent\u00e9e, mais elle est devenue vraie. Parce que tout le monde l\u2019a r\u00e9p\u00e9t\u00e9e. Parce qu\u2019elle a d\u00e9val\u00e9 les escaliers. Trois \u00e9tages. Trois, comme les classes. Elle est descendue jusqu\u2019aux quatri\u00e8mes. Puis aux cinqui\u00e8mes. Puis encore plus bas. Jusqu\u2019aux sixi\u00e8mes. \u00c0 chaque \u00e9tage, la rumeur grossissait, s\u2019\u00e9toffait. Elle prenait de la force. Un bruit. Puis un souffle. Puis une temp\u00eate. Personne n\u2019a vu quoi que ce soit. Non, personne. Mais tout le monde savait. Tout le monde savait quelque chose. Parce que c\u2019\u00e9tait \u00e9vident. \u00c9vident, oui. \u00ab Je l\u2019ai vu \u00bb, disait-on. \u00ab Je l\u2019ai entendu. \u00bb Mais ce n\u2019\u00e9tait pas vrai. Ce n\u2019\u00e9tait jamais vrai. La rumeur n\u2019avait pas besoin de preuves. Elle n\u2019avait besoin de rien. Juste d\u2019\u00eatre l\u00e0. Juste d\u2019\u00eatre dite. Et Magdal\u00e9na ? Elle ne disait rien. Rien du tout. Elle corrigeait ses copies, assise sur sa chaise devant la table o\u00f9 \u00e9tait pos\u00e9 le gros tas de copies. Jamais elle n\u2019avait eu dans le tiroir la moindre lettre enflamm\u00e9e ni m\u00eame coquine, pas m\u00eame un mouchoir Vichy ou \u00e0 carreaux avec un petit n\u0153ud nou\u00e9 comme un pense-b\u00eate. Rien de tout \u00e7a. Elle vivait. Elle dormait. Elle corrigeait encore. Et R. ? R. ajustait son mouchoir. Toujours ce mouchoir. Il nouait, il d\u00e9nouait. Il nouait encore. Et il ne savait rien. Il ne savait pas, jusqu\u2019au moment o\u00f9 lui aussi a vu les brancardiers sortir le brancard de l\u2019ambulance un soir de novembre. Ils se d\u00e9p\u00eachaient car il faisait grand froid, les lumi\u00e8res du gyrophare inondaient de lueurs bleut\u00e9es les fa\u00e7ades ext\u00e9rieures du dortoir. Le pion fumait son clope sur le seuil avec son col de veste relev\u00e9. Le recteur R. s\u2019\u00e9tait redress\u00e9 et avait emprunt\u00e9 le grand escalier. C\u2019est l\u00e0 qu\u2019il avait ouvert la porte de la chambre de Madame Magdal\u00e9na, professeur d\u2019anglais embauch\u00e9e en CDI depuis l\u2019origine de l\u2019institution. \u00ab A rose is a rose is a rose \u00bb, fan\u00e9e d\u00e9sormais. Nevermore. Et tous les \u00e9l\u00e8ves en pyjama essayaient de voir alors qu\u2019on ne cessait de dire : circulez, il n\u2019y a rien \u00e0 voir. {{{07}}} Aller hop ! Prenons l\u2019h\u00f4tel au 35, rue des Poissonniers, Paris 18e. Trente ans plus tard, ils sont tous morts et enterr\u00e9s, oubli\u00e9s. Ce qui fait que, justement, cela devient un lieu mythique. La loge de la concierge, Madame De la Serpilli\u00e8re, est toujours l\u00e0. Elle vit seule jusqu\u2019au jugement dernier. Pas de chat, pas de chien. Deux canaris ins\u00e9parables. Je pourrais lui flanquer un perroquet, c\u2019est un c\u0153ur simple. Au premier \u00e9tage, ce sont des voyageurs qui changent tout le temps. On pourrait les nommer Courandair, Vaquejtepousse, Kerouac, London, Miller. \u00c0 gauche. Sur la droite, je ne me souviens plus. Monsieur C\u00e9line \u00e9tait-il de droite ? Il \u00e9tait juste gueulard, \u00e7a c\u2019est s\u00fbr. Une fois sa porte ferm\u00e9e, il s\u2019engueulait lui-m\u00eame, tr\u00e8s copieusement. Sinon, c\u2019\u00e9tait un homme doux la plupart du temps, voire serviable, dans certaines limites toutefois. Mademoiselle Choublanc vivait au second \u00e9tage, porte gauche. Elle n\u2019avait pas d\u2019\u00e2ge, et sa vie n\u2019\u00e9tait qu\u2019une succession de naufrages. Voyageuse m\u00e9dicale, elle approvisionnait une bonne partie des locataires de l\u2019h\u00f4tel en cachetons et en revues sp\u00e9cialis\u00e9es sur le cancer, la prostate, le panaris et les r\u00e9gimes Seignalet. En face logeait un grand Noir, fort comme un Turc, qui bossait sur les chantiers de travaux publics comme grouillot. Un grouillot avec une belle t\u00eate de griot. Il s\u2019appelait Akim, \u00e9tait mari\u00e9, avait cinq enfants. Le dimanche, il faisait frire des sardines dans un faitout. Au troisi\u00e8me \u00e9tage, il y avait des water-closets au fond du couloir. Juste en face de la porte de Madame Macmich, une veuve \u00e9cossaise qui tirait le diable par la queue. Sa retraite \u00e9tait si maigre qu\u2019une fois le terme pay\u00e9, elle devait faire les fins de march\u00e9s. Elle s\u2019entendait bien avec Jimmy, qui vivait \u00e0 l\u2019entresol, porte droite. Ensemble, ils chantaient du Bob Marley en buvant des Desp\u00e9s. \u00c7a formait un couple insolite au d\u00e9but, mais au bout de six mois, on n\u2019y pensait m\u00eame plus. Apr\u00e8s, au-dessus du 3\u00e8me l\u2019escalier devenait plus \u00e9troit. On parvenait aux archives akashiques, lieu de m\u00e9moire de tous les ex-voyageurs ou habitants de cet h\u00f4tel. Peut-\u00eatre m\u00eame que ces lieux r\u00e9unissaient tous les habitants de tous les h\u00f4tels de la ville. Et pourquoi pas de tous les h\u00f4tels de toutes les villes du monde. Des couches historiques \u00e0 n\u2019en plus finir, un v\u00e9ritable millefeuille. On pouvait y trouver p\u00eale-m\u00eale Ravaillac, quelques jours avant le passage du chariot d\u2019Henri IV le queutard. La belle S\u00e9miramis, d\u00e9guis\u00e9e en petite bonne bretonne, jouait \u00e0 la coinche avec la marquise de Brinvilliers, femme de lettres et empoisonneuse, fra\u00eechement extrad\u00e9e depuis Li\u00e8ge vers la Conciergerie.Un genre d\u2019h\u00f4tel, d\u2019ailleurs, o\u00f9 s\u00e9vissait jadis la Justice, aveugle comme on le sait. Ronsard venu visiter les roses de Bagatelle, Fran\u00e7ois Villon s\u2019en revenant de Londres, tr\u00e8s \u00e2g\u00e9 et un peu d\u00e9sabus\u00e9. Le clown Grock partageant le boulet de canon du baron de Munchaussen. La petite Anne Franck en train d\u2019\u00e9crire son journal intime, derri\u00e8re la fen\u00eatre de sa chambre on peut voir encore un g\u00e9ranium en fleur, et au-del\u00e0 un Gracht avec de belles p\u00e9niches color\u00e9es \u00e0 Amsterdam. Quand on commence \u00e0 voir on voit tant de choses. Surtout au pr\u00e9sent. La solution est de se r\u00e9fugier dans le pass\u00e9, astuce connue des nostalgiques et des autruches. Il suffit donc d\u2019\u00e9crire \u00ab on pouvait voir, on pouvait apercevoir \u00bb On pouvait aussi, sans grande peine, apercevoir des fumeurs d\u2019opium et de haschich, allong\u00e9s sur des lits une place. Ils n\u2019ont pas de noms, ce sont des anonymes. C\u2019est l\u00e0, dans les volutes des pipes \u00e0 eau et des narguil\u00e9s, que se forment les noms de po\u00e8tes c\u00e9l\u00e8bres comme Baudelaire, Nietzsche ou Pastoureau. Au bout de l\u2019horizon du 3\u00e8me se dresse une autre porte, qui donne sur un lieu sans nom. L\u00e0 vivent des personnages \u00e0 venir. Ils sont les \u00e9manations des \u00e9gouts des villes, grimpant par les conduits en plomb depuis l\u2019ab\u00eeme du temps vers la surface. Ils s\u2019agrippent comme des cafards aux cloisons, mais se heurtent \u00e0 un plafond de verre situ\u00e9 \u00e0 la hauteur du troisi\u00e8me \u00e9tage. Juste apr\u00e8s, on ne sait pas ce qui advient. Peut-\u00eatre qu\u2019on ne le saura jamais. {{{08}}} Histoire du premier pas, o\u00f9 l\u2019on verra tomber, tomber encore, retomber, et tomber \u00e0 nouveau un petit gar\u00e7on qui apprend \u00e0 marcher. Histoire de l\u2019enfant qui r\u00eave de voler et qui, par une \u00e9trange torsion de l\u2019esprit, finit par confondre \u00ab vol \u00bb et \u00ab vol \u00bb. Histoire de la petite fille qui voulait lancer un grappin, mais qui s\u2019emp\u00eatra dans la corde. Histoire du champ \u00e0 traverser dans la nuit pour aller chercher du lait \u00e0 la ferme voisine. Histoire d\u2019un vieil homme qui conna\u00eet tous les mots du dictionnaire par c\u0153ur, mais qui ne dit jamais rien. Histoire du vieux jardinier qui taille lentement un b\u00e2ton de r\u00e9glisse pour tenter d\u2019apprivoiser un enfant en col\u00e8re en lui racontant des salades. Histoire de l\u2019homme qui s\u2019en va p\u00eacher loin de chez lui pour finalement se demander pourquoi il reste chez lui. Histoire de l\u2019ami imaginaire qui s\u2019efface de la m\u00e9moire en s\u2019apercevant que tout le monde a, au fond, la m\u00eame histoire. Histoire des pivoines, du bulbe, de la tonnelle, de l\u2019arc, et du mot \u00ab \u00e9plucher \u00bb, sans oublier celle de l\u2019archer qui ne voulait jamais faire de mal \u00e0 sa cible, mais qui faisait pire. Histoire de l\u2019oseille qui ne pousse jamais tr\u00e8s loin des salades. Histoire de la collection d\u2019empreintes d\u2019\u00e9corces pour conserver le souvenir des arbres. Histoire de l\u2019homme qui tue les oiseaux parce qu\u2019il ne peut pas voler. Histoire d\u2019un matin d\u2019hiver, de quelques gouttes de sang \u00e9parpill\u00e9es sur la neige, et de l\u2019atroce surprise d\u2019aimer l\u2019odeur de la poudre. Histoire de la violence qu\u2019on ne veut pas voir en soi et qu\u2019on ne cesse d\u2019apercevoir chez les autres. Histoire de la d\u00e9couverte de l\u2019autre comme \u00e9tranget\u00e9, et du semblable comme pire monstruosit\u00e9. Histoire du tuyau d\u2019\u00e9vacuation sanitaire qui aspirait \u00e0 devenir fl\u00fbte de bambou. Histoire des r\u00e9volutions qui tournent en rond, parce que c\u2019est dans leur d\u00e9finition. Histoire du ridicule comme outil d\u2019exploration du s\u00e9rieux. Histoire torride qu\u2019on se raconte en apart\u00e9 pour \u00e9conomiser le chauffage. Histoire de la d\u00e9couverte du \u00ab rien \u00bb au cours d\u2019une initiation \u00e0 l\u2019astronomie, avec un bel \u00e9vanouissement \u00e0 la cl\u00e9. Histoire d\u2019une impasse dont on trouve tout \u00e0 fait par hasard l\u2019issue. Histoire de ce qu\u2019il se passe sur le pont qui enjambe le Cher, au-dessus des abattoirs, un jour de brouillard. Histoire d\u2019un homme qui ne cesse jamais de raconter les m\u00eames histoires pour ne pas se risquer \u00e0 en raconter d\u2019autres. Histoire de Sh\u00e9h\u00e9razade qui interrompt son r\u00e9cit pour faire durer \u00e0 la fois l\u2019envie de meurtre et le plaisir. {{{09}}} L\u2019interphone est \u00e0 gauche de la porte vitr\u00e9e. Le s\u00e9same n\u2019est pas n\u00e9cessaire. Il suffit d\u2019appuyer sur le bouton en regard de \u00ab Cabinet M\u00e9dical \u00bb. Personne ne vous r\u00e9pondra, donc nul besoin de se racler la gorge : on n\u2019aura rien \u00e0 dire. Mais il est n\u00e9cessaire d\u2019\u00eatre attentif : le d\u00e9clic indiquant l\u2019acc\u00e8s autoris\u00e9 est discret. Le hall est vaste, presque lumineux, des bo\u00eetes aux lettres en m\u00e9tal sur la droite, un sol dall\u00e9 de couleur marronnasse. Trois marches, et l\u2019on acc\u00e8de \u00e0 l\u2019entresol. Le cabinet est sur la droite. \u00ab Sonnez et entrez. \u00bb C\u2019est une lourde porte, mais elle pivote sans difficult\u00e9. Une entr\u00e9e, changement de rev\u00eatement de sol, pas tout \u00e0 fait du linol\u00e9um, et, au bout d\u2019un court couloir, le comptoir, la secr\u00e9taire m\u00e9dicale, interchangeable, entre quarante et cinquante ans, souvent avec un chignon. \u2014 Bonjour ? Vous aviez pris rendez-vous ? Il faut d\u00e9cliner son nom. Elle le v\u00e9rifiera sur l\u2019\u00e9cran de son ordinateur. \u00c0 partir de l\u00e0, on aura droit \u00e0 un sourire ou pas. On sait d\u00e9j\u00e0 o\u00f9 se trouve la salle d\u2019attente : on est d\u00e9j\u00e0 venu, vous savez, depuis le temps, et aussi \u00e0 l\u2019ancienne adresse. L\u00e0-bas, il y avait deux \u00e9tages \u00e0 monter, sans ascenseur. Mais c\u2019\u00e9tait aussi difficile pour se garer. On se rend compte, un peu penaud, qu\u2019on parle seul, et on s\u2019engouffre dans la salle d\u2019attente. Il vaut mieux dire bonjour, en g\u00e9n\u00e9ral, rien que pour observer la fa\u00e7on dont chacun r\u00e9pond \u00e0 un bonjour. Il faut bien s\u2019occuper. Certains r\u00e9pondent avec un bonjour minuscule, qui a tellement de mal \u00e0 franchir la barri\u00e8re des l\u00e8vres. D\u2019autres ne r\u00e9pliquent m\u00eame pas. La plupart des gens, assis en rang d\u2019oignons, ont une mine de personnes tr\u00e8s affair\u00e9es : sourcils fronc\u00e9s, jambes qui se croisent, se d\u00e9croisent, se recroisent, petite toux intempestive qu\u2019on aurait bien aim\u00e9 contr\u00f4ler, ou alors \u00e9ternuement sonore avec s\u00e9quelles humides, dont il faudra prendre garde pour ne pas empirer les choses. Le bruit des feuilles en papier glac\u00e9 d\u2019un magazine feuillet\u00e9 prend ici une dimension impudique. On fait plus attention en tournant la page la fois d\u2019apr\u00e8s. Les murs sont d\u2019un vert anglais peu rago\u00fbtant. C\u2019est \u00e9tonnant qu\u2019ils n\u2019aient pas mis une photographie de New York ou encore une reproduction de Van Gogh. Il y a juste le r\u00e8glement affich\u00e9 pr\u00e8s de la porte, les tarifs. Quand on entre dans la salle d\u2019attente, on cherche un si\u00e8ge isol\u00e9. On ne voudrait pas se retrouver coinc\u00e9 entre deux patient(e)s. La bulle dont on s\u2019entoure g\u00e9n\u00e9ralement se r\u00e9tr\u00e9cit grandement : elle devient d\u2019une fragilit\u00e9 de cristal, aga\u00e7ante. Il faut, en tout cas, faire rapidement un choix entre une chaise simple en plastique extrud\u00e9 ou un fauteuil crapaud, dont on se demande d\u00e9j\u00e0 si on pourra se relever sans perdre sa dignit\u00e9. Le temps passe bizarrement. C\u2019est toujours trop long, comme \u00e0 l\u2019\u00e9cole. De temps \u00e0 autre, on entend une porte qui s\u2019ouvre, des voix, des pas qui se rapprochent, la porte d\u2019entr\u00e9e qui s\u2019ouvre et se referme. Puis le m\u00e9decin appara\u00eet dans l\u2019encadrement de la porte. Il conna\u00eet le nom, il le dit sans h\u00e9sitation. Le patient se l\u00e8ve et se dirige vers le couloir, comme on doit s\u2019amener vers Saint-Pierre, avec ce petit air mi-figue mi-raisin. Est-ce qu\u2019on doit tendre la main \u00e0 un m\u00e9decin ou pas ? Lui dire bonjour docteur, bonjour monsieur ? On n\u2019est pas \u00e0 l\u2019aise. Pour un peu, on serait malade. Le bureau dans lequel on est re\u00e7u est lumineux. Par la fen\u00eatre, on aper\u00e7oit le fleuve et, au-del\u00e0, les immeubles aux couleurs ocre et terre de Sienne. Encore au-del\u00e0, une colline avec une petite tour Eiffel, parce que Lyon voudrait \u00eatre Paris. On raconte ses petits soucis. Peut-\u00eatre pas trop en d\u00e9tail non plus. On paie pour une certaine id\u00e9e que l\u2019on se fait de l\u2019expertise. Ils sont nouveaux, ces tableaux. Du coup, voil\u00e0 que \u00e7a vous \u00e9chappe. \u2014 Ah bon, et vous les trouvez comment ? Encha\u00eene aussit\u00f4t le toubib, en rejetant lentement le corps en arri\u00e8re sur son fauteuil de gamer. Zut de zut, on va parler encore peinture. Chaque fois, on se fait avoir, c\u2019est plus fort que soi. Et \u00e0 la fin, il prendra juste la tension, imprimera l\u2019ordonnance, ajoutera que pour le toucher rectal, on peut attendre les r\u00e9sultats du bilan sanguin, ce qui soulage \u00e9norm\u00e9ment sur le coup. Puis on y repense en sortant sur le palier. Ce n\u2019est pas qu\u2019on est soulag\u00e9 tant que \u00e7a. On regarde sa montre : tout l\u2019apr\u00e8s-midi y est pass\u00e9. {{{10}}} C\u2019est la derni\u00e8re photographie qu\u2019il a prise ensuite il a commenc\u00e9 \u00e0 pleuvoir. On aurait dit une silhouette, \u00e7a a dur\u00e9 quoi je dirais \u00e0 peine une minute, je me suis demand\u00e9e ce que mon mari photographiait je me suis lev\u00e9e du canap\u00e9 pour me diriger vers la baie vitr\u00e9e, et j\u2019ai lev\u00e9 les yeux vers ce qu\u2019il photographiait et ensuite j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 entendre le bruit de la pluie sur le carrelage, il a commenc\u00e9 \u00e1 pleuvoir, mais lui je ne l\u2019ai plus vu il avait disparu. il faisait sombre et de grosses gouttes commen\u00e7aient \u00e0 tomber sur le parasol, j\u2019ai voulu le replier et c\u2019est \u00e0 ce moment que j\u2019ai vu l\u2019iPhone sur la table . je l\u2019ai attrap\u00e9 pour pas qu\u2019il se mouille et j\u2019ai vu que l\u2019appli photo \u00e9tait ouverte, il y avait cette image bizarre un morceau du toit avec ce personnage mena\u00e7ant derriere, on aurait dit une reine noire avec sa longue robe. Il fait chaud l\u00e0-dedans \u00e7a te viendrait m\u00eame pas \u00e0 l\u2019id\u00e9e d\u2019ouvrir la fen\u00eatre elle a dit mais lui il continuait \u00e0 jouer sur sa play-station comme s\u2019il m\u2019entendait pas . j\u2019ai ouvert en grand il n\u2019y avait pas un brin d\u2019air mais j\u2019ai aper\u00e7u ce type le voisin qui photographiait quelque chose que je ne pouvais pas voir. Puis le t\u00e9l\u00e9phone a sonn\u00e9 et j\u2019ai d\u00fb d\u00e9crocher \u00e0 cause de ma mere qui est malade , il devait \u00eatre autour de vingt heures et le temps que je regarde par la fen\u00eatre il pleuvait plus fort et le type avait disparu. on aurait dit la femme sur les paquets de gitanes, de profil, pareille avec une jolie cambrure, un cote fier, ca a dur\u00e9 quelques secondes juste le temps de prendre une photo et au moment ou j\u2019ai repos\u00e9 l\u2019appareil j\u2019ai senti un truc qui clochait. ensuite tout est devenu sombre j\u2019ai entendu une fen\u00eatre s\u2019ouvrir sur la facade d\u2019en face et la musique horripilante du jeu video du gamin des voisins. puis je me suis senti aspir\u00e9 vers le haut j\u2019ai vu le paysage basculer d\u2019un coup , j\u2019\u00e9tais dans la puree de pois. Tout noir autour de moi et soudain une voix de gitane qui disait il est l\u2019heure je suis ta mort, j\u2019ai juste eu le temps d\u2019avoir une pens\u00e9e pout mon \u00e9pouse et pour le gosse, puis le bruit de la pluie \u00e0 rempli ma t\u00eate il s\u2019est mis a pleuvoir de plus en plus fort mais moi je n\u2019\u00e9tais plus nulle part. {{{11}}} Il y a un tout petit lit, des barreaux tout autour, il y a une armoire \u00e0 glace dont un angle de la corniche est ab\u00eem\u00e9. Il y a aussi do r\u00e9 mi fa sol l\u00e0, au-dessus de celle-ci, une panth\u00e8re en pl\u00e2tre. Son corps est noir, presque vif, sauf une t\u00e2che blanche sur l\u2019oreille droite. Il y a un morceau de l\u2019oreille qui manque. Il y a une gitane blanche sans filtre qui fume dans un cendrier Cinzano. Il y a une table de chevet, dite aussi table de nuit. Il y a un livre de la collection Fleuve Noir, pos\u00e9 sur la table de nuit. Il y a un long couloir dont le sol est recouvert d\u2019un lino vert. Il y a une cuisine sur la droite, pr\u00e8s de l\u2019entr\u00e9e. Il y a peu de place dans la cuisine. Il y a une cuisini\u00e8re, un frigidaire, il y a bien s\u00fbr un \u00e9vier avec un robinet dont on a allong\u00e9 le nez pour \u00e9conomiser l\u2019eau. Il y a la radio, tous les matins il y a RTL. Il y a une table en formica, des chaises en formica. Il y a du carrelage au sol. Il y a mes grands-parents attabl\u00e9s en silence. Ils boivent le caf\u00e9 en \u00e9coutant la radio. Il y a une fen\u00eatre, avec un balcon et du bambou tout autour. Il y a une rue que l\u2019on peut sentir derri\u00e8re les bambous. Il y a une ville. Cette ville se nomme Paris. Il y a un marchand de couleur de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la rue. Il y a un renflement au milieu de la rue Jobb\u00e9 Duval. Il y a un arbre entour\u00e9 \u00e0 son pied d\u2019une plaque ajour\u00e9e en m\u00e9tal de forme circulaire. Il y a des chiens que leurs ma\u00eetresses et ma\u00eetres laissent pisser l\u00e0. Il y a les abattoirs, juste apr\u00e8s la rue Dantzig. Il y a, \u00e0 l\u2019angle de la rue Dantzig, le b\u00e2timent des objets trouv\u00e9s. Il y a, au bout de la rue Dantzig, le boulevard Brune. Il y a le march\u00e9 tous les samedis. Il y a longtemps que je n\u2019y suis pas retourn\u00e9. Il y a un bassin o\u00f9 l\u2019on peut croire que l\u2019eau est bleue, mais c\u2019est \u00e0 cause de la couleur du liner. Il y a des pigeons, \u00ab cons comme des manches \u00bb, et des moineaux agiles et rapides. Il y a \u00e0 la t\u00e9l\u00e9 Illya Kouriakine, dans des agents tr\u00e9s sp\u00e9ciaux. Il y a qu\u2019il faut lui couper les cheveux comme \u00e7a. Il y a du vent qui soul\u00e8ve les emballages de fruits et l\u00e9gumes au sol. Il y a du papier gras, du papier craft, du film plastique, des fruits tal\u00e9s, des fruits pourris, de vieilles salades cuites et recuites, des concombres en compote, des poireaux blancs, livides. Il y a le camion-benne des \u00e9boueurs. Il y a la borne d\u2019incendie qu\u2019on ouvre \u00e0 la fin du march\u00e9. Il y a le jet puissant qu\u2019il faut parfois deux hommes pour tenir. Ils lavent les trottoirs. Il y a une lumi\u00e8re qui sourd du gris, \u00e0 Paris uniquement, jamais vue ailleurs. ", "image": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/IMG\/logo\/cantine-des-demunis.webp?1759217513", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ] }