{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/boost-2-07-il-voit-la-champagne-les-dardanelles-et-s-en-revient.html", "url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/boost-2-07-il-voit-la-champagne-les-dardanelles-et-s-en-revient.html", "title": "Boost 2 # 07 | Il voit la Champagne, les Dardanelles et s'en revient", "date_published": "2025-11-03T17:47:53Z", "date_modified": "2025-11-03T17:47:53Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
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Ce texte est n\u00e9 dans le sillage d’une proposition d’\u00e9criture de Fran\u00e7ois Bon, au sein du cycle « \u202fHistoire, Boost 2\u202f » La consigne s’inspirait de la structure de L’Atlas d’un homme inquiet<\/strong> de Christoph Ransmayr \u2013 un livre construit comme une mosa\u00efque de fragments, o\u00f9 chaque chapitre s’ouvre sur une image m\u00e9morielle fixe (« \u202fJe vis\u2026\u202f ») avant de d\u00e9ployer le paysage mental et g\u00e9ographique qui l’entoure. Je me suis empar\u00e9 de ce dispositif en le d\u00e9tournant. L\u00e0 o\u00f9 Ransmayr explore son propre parcours \u00e0 la premi\u00e8re personne, j’ai choisi de construire un personnage fictif \u00e0 la troisi\u00e8me personne, un instituteur rescap\u00e9 de la Grande Guerre. Le pr\u00e9sent de l’indicatif \u2013 « \u202fIl voit\u202f » \u2013 est devenu la cl\u00e9 de vo\u00fbte narrative, rempla\u00e7ant le « \u202fJe vis\u202f » originel. L’enjeu n’\u00e9tait pas l’autobiographie, mais la construction d’une int\u00e9riorit\u00e9 par la somme d’images g\u00e9ographiques qui forment la carte mentale d’un homme : la Champagne d\u00e9vast\u00e9e, la gare de Ch\u00e2lons, les Dardanelles, l’h\u00f4pital, le village de Saint-Bonnet-le-D\u00e9sert. Cet exercice m’a permis d’explorer une question centrale : comment raconter l’Histoire \u00e0 hauteur d’homme, par la sensation pure, lorsque le langage se d\u00e9robe face \u00e0 l’horreur ? Le texte qui en r\u00e9sulte est donc \u00e0 la fois un hommage discret au cadre propos\u00e9 et le fruit d’un travail d’\u00e9criture personnel, ( l’instituteur<\/a><\/strong>) une tentative de saisir l’indicible par le prisme d’une conscience fragment\u00e9e. <\/small><\/p>\n


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Il est l\u00e0. Et il voit. Mais les mots, dans sa t\u00eate, ce ne sont pas des phrases. C’est un mat\u00e9riau lourd et sourd qui refuse de prendre forme. La terre. Ce n’est plus de la terre. C’est une cro\u00fbte. Une chose grise, bris\u00e9e, qui a s\u00e9ch\u00e9 en formes tordues. Comme si un g\u00e9ant avait malax\u00e9 de la cendre et de la boue, et l’avait laiss\u00e9e durcir en grima\u00e7ant. Fractur\u00e9e. Le mot vient, mais il est trop propre, trop chirurgical. \u00c7a ne rend pas le craquement sous la semelle, cette impression de marcher sur des os. Le ciel. Il est bas. Il p\u00e8se. Ce n’est pas un ciel, c’est un couvercle. Un couvercle de plomb sale, qui ne s’ouvre jamais, qui \u00e9crase le regard. Parfois, une d\u00e9chirure blafarde, une lumi\u00e8re qui ne r\u00e9chauffe rien, qui souligne seulement l’immense blessure en dessous. Les arbres. Le mot « arbre » est un mensonge. Ce qu’il voit, ce sont des poteaux. Des poteaux noircis, calcin\u00e9s, qui tendent vers le couvercle des bras suppliants qui n’existent plus. Moignons. Oui. Des moignons. Comme des membres amput\u00e9s \u00e0 la hache. La s\u00e8ve, la vie, tout a \u00e9t\u00e9 br\u00fbl\u00e9, aspir\u00e9. Il reste \u00e7a : une for\u00eat de morts debout.\nLe silence. Ce n’est pas une absence. C’est une pr\u00e9sence. Une oreille g\u00e9ante coll\u00e9e contre le paysage. Un son \u00e0 l’envers, si lourd qu’il en devient \u00e9touffant. Ce silence-l\u00e0, il n’a pas de nom. Il est l’attente. L’attente de la d\u00e9chirure. L’odeur. Elle entre par le nez, mais elle colle \u00e0 la gorge. Une odeur douce\u00e2tre et putride. De la viande oubli\u00e9e au fond d’un garde-manger pourri. De la terre qui dig\u00e8re mal les morts. L’« odeur de la mort », les autres disent \u00e7a. Mais les mots sont us\u00e9s. Lui, il la sent. C’est une naus\u00e9e qui ne descend pas, qui remonte, toujours. Il voudrait dire « paysage », mais le mot est trop beau. Il voudrait dire « champ de bataille », mais c’est un terme de g\u00e9n\u00e9ral, \u00e7a sent l’encre et la carte. Lui, il est dedans. Il n’a pas de mot pour « \u00eatre dedans ». Pour cette chose qui est \u00e0 la fois dehors, partout, et qui est en train de lui emplir le cr\u00e2ne, de lui ronger les poumons. Il voit. Et ce qu’il voit, c’est un monde qui a cess\u00e9 d’\u00eatre nommable. C’est \u00e7a, l’indicible. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de mots. C’est que tous les mots qui existent mentent. Ils appartiennent \u00e0 l’avant. Ils d\u00e9crivent un monde qui n’est plus. Ici, il n’y a que la mati\u00e8re brute de l’horreur, et le silence qui la contient.<\/p>\n


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Il voit la gare de Ch\u00e2lons. Un hall immense, sombre, qui sent la suie et l’huile. La verri\u00e8re poussi\u00e9reuse laisse filtrer une lumi\u00e8re jaun\u00e2tre, \u00e9clairant des grappes de soldats qui attendent, adoss\u00e9s \u00e0 leurs sacs. Des officiers hurlent des num\u00e9ros de r\u00e9giment, des destinations incompr\u00e9hensibles. C’est un chaos organis\u00e9, un fourmillement d’hommes en gris-bleu qui se font avaler par les trains. Il voit le train. Une locomotive noire, suante, qui crache de la vapeur avec un sifflement rauque. Elle est accoupl\u00e9e \u00e0 des wagons \u00e0 bestiaux, les fameux « 40 hommes, 8 chevaux ». Les portes sont grandes ouvertes, r\u00e9v\u00e9lant un int\u00e9rieur sombre et nu. On dirait des cercueils sur roues attendant leur cargaison vivante. Il voit la ville, ou ce qu’il en reste, depuis son wagon. Une fois entass\u00e9, le regard coinc\u00e9 entre les planches :\nDes rues trop larges, trop vides. Quelques civils, des visages ferm\u00e9s, qui les regardent passer sans un sourire. Des femmes en noir. La vie a \u00e9t\u00e9 \u00e9vacu\u00e9e d’ici, ne laissant qu’une coquille vide.\nDes bless\u00e9s. Sur un quai adjacent, un train sanitaire est arr\u00eat\u00e9. On fait monter des hommes aux visages p\u00e2les, aux membres emmaillot\u00e9s de bandages sales. Certains sont sur des civi\u00e8res, les yeux vides fixant le ciel de fer. C’est un spectacle qui leur est destin\u00e9, un avant-go\u00fbt.\nLa cath\u00e9drale. Au loin, il l’aper\u00e7oit. Notre-Dame de Ch\u00e2lons. Ses pierres sont noircies, mais elle est encore debout. Un seul vitrail est rest\u00e9 intact ; il capte la lumi\u00e8re faible et la renvoie comme un dernier signal, un adieu. C’est la derni\u00e8re image belle qu’il emporte.\nLe triage. Puis le train s’\u00e9branle, quitte la gare et longe des voies de triage. Un enchev\u00eatrement de rails, de wagons vides, de montagnes de caisses et de sacs de sable. C’est la machine de guerre, la logistique monstrueuse qui broie les hommes avant m\u00eame qu’ils n’arrivent au front. L’arri\u00e8re, ce n’est pas le repos. C’est la gueule de l’ogre.<\/p>\n


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Le train s’engouffre dans la campagne. Il voit une derni\u00e8re fois des champs, des vaches. Il voit le cr\u00e9puscule tomber et d\u00e9tourne les yeux. Il voudrait dire, mais tous les mots, il les voit l\u00e0-bas, loin, tr\u00e8s loin, « au nord de l’avenir ». Puis il baisse la t\u00eate. Il n’a plus rien \u00e0 voir avec ce monde-l\u00e0. La ville n’a \u00e9t\u00e9 qu’une antichambre, un sas entre deux enfers. Le voyage vers l’inconnu a commenc\u00e9.<\/p>\n


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L’\u00e9trave fend une eau d’un bleu dur, m\u00e9tallique. La terre qui grandit n’est pas verte. Elle est ocre, br\u00fbl\u00e9e, stri\u00e9e de ravins secs. Une ligne d’ar\u00eates vives qui d\u00e9chire le ciel. La chaleur d\u00e9j\u00e0, une lourdeur qui tombe du ciel blanc et se rel\u00e8ve du rocher comme une haleine de fournaise. Le navire glisse dans un d\u00e9troit. Des collines basses de chaque c\u00f4t\u00e9. Une terre asiatique \u00e0 b\u00e2bord, une europ\u00e9enne \u00e0 tribord. Les Dardanelles. Le nom est dans sa t\u00eate, mais la chose est l\u00e0, silencieuse et min\u00e9rale. Il voit les autres bateaux, une for\u00eat de m\u00e2ts et de chemin\u00e9es, immobiles dans l’eau calme. Une attente. Puis la c\u00f4te se pr\u00e9cise. Ce n’est pas une plage de sable fin. C’est un chaos. Une langue de galets, de sable gris, surmont\u00e9e de falaises crayeuses, creus\u00e9es de ravines. Il voit la tache blanch\u00e2tre des tentes, minuscules, accroch\u00e9es \u00e0 la pente. Les cicatrices brunes des tranch\u00e9es z\u00e9brant le flanc des collines. Les fils de fer barbel\u00e9s qui accrochent le soleil, brillant comme des toiles g\u00e9antes. Le lourd navire s’arr\u00eate, vibrant encore de l’arr\u00eat des machines. L’ancre grince dans un bruit d\u00e9chirant. On est l\u00e0. On ne va pas plus loin. Il voit les p\u00e9niches. Ce ne sont pas des barges plates et passives, mais des coques \u00e0 moteur, basses sur l’eau, sales de fum\u00e9e et de rouille, leur bois \u00e9clabouss\u00e9 par des milliers de voyages. Elles dansent sur la houle l\u00e9g\u00e8re, s’approchant du flanc du paquebot comme des insectes voraces. On leur hurle de descendre. Pas d’escalier, pas de passerelle. Il faut se hisser sur le bastingage, saisir les filets de cordage jet\u00e9s sur la coque, et descendre \u00e0 reculons, le sac qui vous tire en arri\u00e8re, les pieds qui cherchent une prise dans les mailles. Le vide, l’eau verte en dessous. L’homme au-dessus de lui glisse, un juron \u00e9touff\u00e9, le bruit sourd de son corps heurtant la p\u00e9niche. On le tire vite de c\u00f4t\u00e9. Il saute \u00e0 son tour. Le choc du bois sous ses pieds. La p\u00e9niche est d\u00e9j\u00e0 pleine d’hommes, tass\u00e9s comme du b\u00e9tail, silencieux. Le moteur p\u00e9tarade, crache une fum\u00e9e \u00e2cre, et l’embarcation s’\u00e9branle, lourde, lente, vers la terre. La travers\u00e9e est courte, interminable. L’eau est d’un vert laiteux, huileuse. Elle charrie des choses : des d\u00e9bris de caisses, des morceaux d’uniformes, des excr\u00e9ments. L’odeur est pire que tout. Elle lui prend \u00e0 la gorge : la puanteur douce\u00e2tre de la gangr\u00e8ne et de la chair qui pourrit au soleil, m\u00eal\u00e9e \u00e0 une note \u00e2cre de poudre et de poussi\u00e8re br\u00fbl\u00e9e. Il voit la plage qui grandit. Ce n’est pas du sable. C’est un talus de galets gris, une pente raide qui crisse et roule sous les boots. Des tas de caisses, des sacs de sable, des files d’hommes courb\u00e9s qui montent un sentier trac\u00e9 dans la falaise crayeuse. Le choc final. L’\u00e9trave de la p\u00e9niche racle les galets. La rampe s’abat. C’est le dernier pas. Il pose le pied sur les cailloux. Le sol de Gallipoli. Un coup de sifflet aigu. Des hommes leur crient de se disperser, de monter. Le ronflement des mouches est assourdissant. Il l\u00e8ve les yeux vers les ravines poussi\u00e9reuses, les tranch\u00e9es qui griffent les pentes. L’enfer n’est plus une boue grasse et froide. C’est une fournaise de poussi\u00e8re, de pierre et de pourriture.<\/p>\n


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Il voit le blanc. Un blanc qui fait mal aux yeux. Un plafond de chaux, \u00e9clatant, cru. Pas le blanc pur des draps de la ferme, mais un blanc qui sent le chlore et la mort propre. Les murs suintent une lumi\u00e8re froide, sans ombre. Il voit les barreaux de fer du lit. Froid, lisse, industriel. Sa main, pos\u00e9e sur la couverture grise, est devenue une chose p\u00e2le, \u00e9trang\u00e8re. Les doigts ressemblent \u00e0 des racines lav\u00e9es. Ils tremblent, toujours. Un tremblement de machine d\u00e9traqu\u00e9e. Il voit les fen\u00eatres hautes, barr\u00e9es. Des rectangles de ciel trop bleu, d\u00e9coup\u00e9s comme dans un tableau. Des barreaux noirs qui grillagent le monde. Des arbres, l\u00e0-bas, mais leurs feuilles ne bougent pas. Comme peintes. Il voit les autres lits. Des formes allong\u00e9es, silencieuses, sous des draps qui \u00e9pousent des absences. Un bras pend, inerte, couleur de cire. Plus loin, un homme assis, la poitrine entour\u00e9e de bandes, fixe le mur devant lui. Il ne cligne pas des yeux. Il voit les s\u0153urs. Des cornettes blanches, immacul\u00e9es, qui glissent sans bruit sur le carrelage. Des visages lisses, sans \u00e2ge, qui sourient d’un sourire qui ne touche pas les yeux. Des mains froides qui changent les pansements, touchent sa peau br\u00fbl\u00e9e sans la sentir. Il voit son reflet dans le pot de chambre \u00e9maill\u00e9, pos\u00e9 pr\u00e8s du lit. Une face creus\u00e9e, des yeux trop grands, des l\u00e8vres gerc\u00e9es. Ce n’est pas lui. C’est un masque de terre cuite, fragile, qui pourrait se fendre.\nIl voit, la nuit, la lanterne du gardien qui passe. Un rond de lumi\u00e8re jaune qui balaie les all\u00e9es, caresse les fronts, v\u00e9rifie les pr\u00e9sences. La lumi\u00e8re touche le crucifix au mur, accroch\u00e9 l\u00e0-haut. Le corps du Christ est p\u00e2le, propre, sans blessures visibles. Une souffrance aseptis\u00e9e, muette. Il voit tout cela. Les mots comme « h\u00f4pital », « lit », « infirmi\u00e8re » sont des coquilles vides, des sons qui ne collent plus \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9. Ce qu’il voit, c’est un lieu de silence et de blancheur o\u00f9 l’on range les hommes cass\u00e9s, o\u00f9 l’on attend que la machine se remette \u00e0 tourner ou s’arr\u00eate d\u00e9finitivement. L’odeur de propre ne parvient pas \u00e0 couvrir celle, tenace, de la pourriture qui reste au fond de ses poumons. C’est un autre enfer. Un enfer blanc.<\/p>\n


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Il pousse la grille. Le fer grin\u00e7ait d\u00e9j\u00e0 ainsi avant, un son aigre et familier. Rien n’a chang\u00e9. Et pourtant, tout est devenu \u00e9tranger. Il voit le fronton de la mairie-\u00e9cole. Les lettres grav\u00e9es dans la pierre : LIBERT\u00c9, \u00c9GALIT\u00c9, FRATERNIT\u00c9. Avant, c’\u00e9tait un credo, une \u00e9vidence. Maintenant, ce sont des mots qui sonnent creux. Libert\u00e9. Celle de pourrir dans la boue ? \u00c9galit\u00e9. Celle de la mort, offerte \u00e0 tous, du lieutenant au simple troufion ? Fraternit\u00e9. Celle qui lui a arrach\u00e9 le c\u0153ur \u00e0 chaque fois qu’un gosse de vingt ans rendait son dernier souffle dans ses bras ? La pierre est froide, propre. Les mots sont intacts. Lui ne l’est plus. Il voit le monument aux morts, tout neuf. La pierre est encore p\u00e2le, elle n’a pas pris la patine des si\u00e8cles. Il s’approche. Ses doigts effleurent les noms. Il les connaissait \u00e0 peine, ces gar\u00e7ons d’un autre canton, et pourtant, il a vu mourir leurs doubles par milliers. Ce monument, c’est un mensonge de ciment . Une tentative d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e de mettre de l’ordre dans le chaos, de donner un sens \u00e0 l’indicible. La R\u00e9publique enterre ses morts et grave ses valeurs, mais elle ne peut pas graver l’odeur de la gangr\u00e8ne.<\/p>\n

Il voit la cour de l’\u00e9cole.\nLes marronniers, la marelle effac\u00e9e sur le sol. Le portemanteau o\u00f9 s’aligneront les blouses. Le tableau noir, vide, attendant les le\u00e7ons de morale. « Aimez-vous les uns les autres. » Comment peut-il \u00e9crire cela, lui qui a vu des hommes s’entretuer pour dix m\u00e8tres de terre gorg\u00e9e de sang ? Il voit son reflet dans la vitre de la classe. Un homme en costume sombre, trop grand, trop raide. Le « hussard noir ». Son uniforme d’avant \u00e9tait bleu horizon, tach\u00e9 de sang et de boue. Maintenant, il porte l’uniforme du savoir, de la raison. Un d\u00e9guisement. Ses mains veulent trembler. Il les tient crois\u00e9es dans son dos. Il entre dans la classe. L’odeur de la craie et de l’encre. Un sanctuaire. Un mensonge n\u00e9cessaire. Demain, il devra ouvrir le livre d’Histoire. Parler de la patrie, du droit, des Lumi\u00e8res. Il devra regarder en face les visages innocents des enfants et leur transmettre ce feu sacr\u00e9 qui a br\u00fbl\u00e9 jusqu’\u00e0 consumer toute une g\u00e9n\u00e9ration. Il voit sa mission, maintenant.\nCe n’est plus une foi na\u00efve. C’est un acte de r\u00e9sistance. Un rempart contre la barbarie. Si ces murs ont tenu, si ces mots sur le fronton sont encore debout, c’est peut-\u00eatre pour cela : pour qu’un homme bris\u00e9 vienne, chaque matin, t\u00e9moigner malgr\u00e9 lui que le savoir doit survivre \u00e0 la folie. Il n’enseignera pas la glorification de la guerre. Il enseignera la grammaire, la logique, la g\u00e9ographie. Il leur apprendra \u00e0 penser, pour que plus jamais des hommes ne se fassent aussi b\u00eatement massacrer au nom de mots qu’on leur a appris sans leur en donner le sens. Il pose sa sacoche sur l’estrade. Un geste d’une infinie lassitude. Le silence de la classe est plus lourd que celui des champs de bataille. C’est le silence d’avant la temp\u00eate, le silence de l’attente. Les enfants arriveront demain. Il leur devra la v\u00e9rit\u00e9, mais pas toute la v\u00e9rit\u00e9. Juste les armes pour la construire, eux-m\u00eames. Il monte l’escalier de bois. Les marches g\u00e9missent, un bruit de fatigue ancienne. La porte de son logement de fonction claque doucement derri\u00e8re lui. Le silence. Il pose les mains sur la table de ch\u00eane, froide. La pi\u00e8ce sent la cire et le papier, le renferm\u00e9 des lieux sans pr\u00e9sence. Un lit \u00e9troit, une armoire. Le mur est nu. Pas de crucifix. Seule une p\u00e2le trace rectangulaire dans la chaux, plus claire, o\u00f9 l’ancien occupant avait accroch\u00e9 sa foi. Lui n’y a rien mis. Le cr\u00e9pi brut, la r\u00e9publique la\u00efque dans sa nudit\u00e9.<\/p>\n

Il s’approche de la fen\u00eatre. La nuit tombe sur Saint-Bonnet-le-D\u00e9sert. Une \u00e0 une, les lumi\u00e8res des maisons s’\u00e9teignent. Les toits de tuiles s’effacent, noy\u00e9s dans l’indigo. Puis il ne reste plus que la ligne des toits, dentel\u00e9e et p\u00e2le, contre l’obscurit\u00e9 plus profonde qui commence au-del\u00e0.<\/p>\n

La for\u00eat.<\/p>\n

Elle est l\u00e0, massive, silencieuse. Une \u00e9tendue d’encre qui boit la lumi\u00e8re r\u00e9siduelle du ciel. Ce n’est pas l’horreur min\u00e9rale des Dardanelles, ni la boue labour\u00e9e de Champagne. C’est une obscurit\u00e9 vivante, respirante. Elle ne sent pas la poudre et la mort. Elle exhale une odeur humide de mousse, de terre et de feuilles pourries. Une odeur ancienne, qui \u00e9tait l\u00e0 avant les hommes, avant la R\u00e9publique, avant les noms sur le monument. Il voit le myst\u00e8re. L’\u00e9paisseur imp\u00e9n\u00e9trable des futaies. L’absence totale de chemin, de rep\u00e8re. La for\u00eat n’a pas de front, pas de tranch\u00e9e. Elle est un tout, sauvage et entier. Quelque chose en lui, d’instinctif, se tend. L’\u0153il qui cherche un mouvement, une silhouette, le r\u00e9flexe de la sentinelle. Rien. Seul le vent, un souffle \u00e0 peine audible qui fait fr\u00e9mir la cime des ch\u00eanes. C’est une paix qui ressemble \u00e0 une menace. Un monde qui continue sans lui, sans ses le\u00e7ons, sans ses mots. Une France bien plus ancienne que celle des hussards noirs. Une France sauvage qui se moque des frontons et des devises, et qui n’a jamais entendu parler de Dieu. Il reste l\u00e0, longtemps, le front contre la vitre froide. Il ne prie pas. Il n’attend rien. Il \u00e9coute ce silence-l\u00e0, si diff\u00e9rent de celui des salles d’h\u00f4pital ou des champs de bataille. Un silence qui n’est pas vide, mais plein. Plein de nuit, de racines, de b\u00eates invisibles et d’une indiff\u00e9rence absolue. Pour la premi\u00e8re fois depuis longtemps, face \u00e0 cette for\u00eat noire et primordiale, il se sent \u00e9trangement \u00e0 sa place. Dans ce monde sans dieu, sans croix, sans promesse, il n’a de compte \u00e0 rendre \u00e0 personne. Seulement \u00e0 lui-m\u00eame. Et peut-\u00eatre, dans cette obscurit\u00e9 famili\u00e8re et oubli\u00e9e, retrouver l’ombre de l’homme qu’il \u00e9tait avant que le monde ne se mette \u00e0 br\u00fbler et \u00e0 prier des dieux sourds.<\/p>", "content_text": " >Ce texte est n\u00e9 dans le sillage d'une proposition d'\u00e9criture de Fran\u00e7ois Bon, au sein du cycle \u00ab Histoire, Boost 2 \u00bb La consigne s'inspirait de la structure de **L'Atlas d'un homme inquiet** de Christoph Ransmayr \u2013 un livre construit comme une mosa\u00efque de fragments, o\u00f9 chaque chapitre s'ouvre sur une image m\u00e9morielle fixe (\u00ab Je vis\u2026 \u00bb) avant de d\u00e9ployer le paysage mental et g\u00e9ographique qui l'entoure. Je me suis empar\u00e9 de ce dispositif en le d\u00e9tournant. L\u00e0 o\u00f9 Ransmayr explore son propre parcours \u00e0 la premi\u00e8re personne, j'ai choisi de construire un personnage fictif \u00e0 la troisi\u00e8me personne, un instituteur rescap\u00e9 de la Grande Guerre. Le pr\u00e9sent de l'indicatif \u2013 \u00ab Il voit \u00bb \u2013 est devenu la cl\u00e9 de vo\u00fbte narrative, rempla\u00e7ant le \u00ab Je vis \u00bb originel. L'enjeu n'\u00e9tait pas l'autobiographie, mais la construction d'une int\u00e9riorit\u00e9 par la somme d'images g\u00e9ographiques qui forment la carte mentale d'un homme : la Champagne d\u00e9vast\u00e9e, la gare de Ch\u00e2lons, les Dardanelles, l'h\u00f4pital, le village de Saint-Bonnet-le-D\u00e9sert. Cet exercice m'a permis d'explorer une question centrale : comment raconter l'Histoire \u00e0 hauteur d'homme, par la sensation pure, lorsque le langage se d\u00e9robe face \u00e0 l'horreur ? Le texte qui en r\u00e9sulte est donc \u00e0 la fois un hommage discret au cadre propos\u00e9 et le fruit d'un travail d'\u00e9criture personnel, ( **[l'instituteur->https:\/\/ledibbouk.net\/-l-instituteur-153-.html]**) une tentative de saisir l'indicible par le prisme d'une conscience fragment\u00e9e. Il est l\u00e0. Et il voit. Mais les mots, dans sa t\u00eate, ce ne sont pas des phrases. C'est un mat\u00e9riau lourd et sourd qui refuse de prendre forme. La terre. Ce n'est plus de la terre. C'est une cro\u00fbte. Une chose grise, bris\u00e9e, qui a s\u00e9ch\u00e9 en formes tordues. Comme si un g\u00e9ant avait malax\u00e9 de la cendre et de la boue, et l'avait laiss\u00e9e durcir en grima\u00e7ant. Fractur\u00e9e. Le mot vient, mais il est trop propre, trop chirurgical. \u00c7a ne rend pas le craquement sous la semelle, cette impression de marcher sur des os. Le ciel. Il est bas. Il p\u00e8se. Ce n'est pas un ciel, c'est un couvercle. Un couvercle de plomb sale, qui ne s'ouvre jamais, qui \u00e9crase le regard. Parfois, une d\u00e9chirure blafarde, une lumi\u00e8re qui ne r\u00e9chauffe rien, qui souligne seulement l'immense blessure en dessous. Les arbres. Le mot \u00ab arbre \u00bb est un mensonge. Ce qu'il voit, ce sont des poteaux. Des poteaux noircis, calcin\u00e9s, qui tendent vers le couvercle des bras suppliants qui n'existent plus. Moignons. Oui. Des moignons. Comme des membres amput\u00e9s \u00e0 la hache. La s\u00e8ve, la vie, tout a \u00e9t\u00e9 br\u00fbl\u00e9, aspir\u00e9. Il reste \u00e7a : une for\u00eat de morts debout. Le silence. Ce n'est pas une absence. C'est une pr\u00e9sence. Une oreille g\u00e9ante coll\u00e9e contre le paysage. Un son \u00e0 l'envers, si lourd qu'il en devient \u00e9touffant. Ce silence-l\u00e0, il n'a pas de nom. Il est l'attente. L'attente de la d\u00e9chirure. L'odeur. Elle entre par le nez, mais elle colle \u00e0 la gorge. Une odeur douce\u00e2tre et putride. De la viande oubli\u00e9e au fond d'un garde-manger pourri. De la terre qui dig\u00e8re mal les morts. L'\u00ab odeur de la mort \u00bb, les autres disent \u00e7a. Mais les mots sont us\u00e9s. Lui, il la sent. C'est une naus\u00e9e qui ne descend pas, qui remonte, toujours. Il voudrait dire \u00ab paysage \u00bb, mais le mot est trop beau. Il voudrait dire \u00ab champ de bataille \u00bb, mais c'est un terme de g\u00e9n\u00e9ral, \u00e7a sent l'encre et la carte. Lui, il est dedans. Il n'a pas de mot pour \u00ab \u00eatre dedans \u00bb. Pour cette chose qui est \u00e0 la fois dehors, partout, et qui est en train de lui emplir le cr\u00e2ne, de lui ronger les poumons. Il voit. Et ce qu'il voit, c'est un monde qui a cess\u00e9 d'\u00eatre nommable. C'est \u00e7a, l'indicible. Ce n'est pas qu'il n'y a pas de mots. C'est que tous les mots qui existent mentent. Ils appartiennent \u00e0 l'avant. Ils d\u00e9crivent un monde qui n'est plus. Ici, il n'y a que la mati\u00e8re brute de l'horreur, et le silence qui la contient. Il voit la gare de Ch\u00e2lons. Un hall immense, sombre, qui sent la suie et l'huile. La verri\u00e8re poussi\u00e9reuse laisse filtrer une lumi\u00e8re jaun\u00e2tre, \u00e9clairant des grappes de soldats qui attendent, adoss\u00e9s \u00e0 leurs sacs. Des officiers hurlent des num\u00e9ros de r\u00e9giment, des destinations incompr\u00e9hensibles. C'est un chaos organis\u00e9, un fourmillement d'hommes en gris-bleu qui se font avaler par les trains. Il voit le train. Une locomotive noire, suante, qui crache de la vapeur avec un sifflement rauque. Elle est accoupl\u00e9e \u00e0 des wagons \u00e0 bestiaux, les fameux \u00ab 40 hommes, 8 chevaux \u00bb. Les portes sont grandes ouvertes, r\u00e9v\u00e9lant un int\u00e9rieur sombre et nu. On dirait des cercueils sur roues attendant leur cargaison vivante. Il voit la ville, ou ce qu'il en reste, depuis son wagon. Une fois entass\u00e9, le regard coinc\u00e9 entre les planches : Des rues trop larges, trop vides. Quelques civils, des visages ferm\u00e9s, qui les regardent passer sans un sourire. Des femmes en noir. La vie a \u00e9t\u00e9 \u00e9vacu\u00e9e d'ici, ne laissant qu'une coquille vide. Des bless\u00e9s. Sur un quai adjacent, un train sanitaire est arr\u00eat\u00e9. On fait monter des hommes aux visages p\u00e2les, aux membres emmaillot\u00e9s de bandages sales. Certains sont sur des civi\u00e8res, les yeux vides fixant le ciel de fer. C'est un spectacle qui leur est destin\u00e9, un avant-go\u00fbt. La cath\u00e9drale. Au loin, il l'aper\u00e7oit. Notre-Dame de Ch\u00e2lons. Ses pierres sont noircies, mais elle est encore debout. Un seul vitrail est rest\u00e9 intact ; il capte la lumi\u00e8re faible et la renvoie comme un dernier signal, un adieu. C'est la derni\u00e8re image belle qu'il emporte. Le triage. Puis le train s'\u00e9branle, quitte la gare et longe des voies de triage. Un enchev\u00eatrement de rails, de wagons vides, de montagnes de caisses et de sacs de sable. C'est la machine de guerre, la logistique monstrueuse qui broie les hommes avant m\u00eame qu'ils n'arrivent au front. L'arri\u00e8re, ce n'est pas le repos. C'est la gueule de l'ogre. Le train s'engouffre dans la campagne. Il voit une derni\u00e8re fois des champs, des vaches. Il voit le cr\u00e9puscule tomber et d\u00e9tourne les yeux. Il voudrait dire, mais tous les mots, il les voit l\u00e0-bas, loin, tr\u00e8s loin, \u00ab au nord de l'avenir \u00bb. Puis il baisse la t\u00eate. Il n'a plus rien \u00e0 voir avec ce monde-l\u00e0. La ville n'a \u00e9t\u00e9 qu'une antichambre, un sas entre deux enfers. Le voyage vers l'inconnu a commenc\u00e9. L'\u00e9trave fend une eau d'un bleu dur, m\u00e9tallique. La terre qui grandit n'est pas verte. Elle est ocre, br\u00fbl\u00e9e, stri\u00e9e de ravins secs. Une ligne d'ar\u00eates vives qui d\u00e9chire le ciel. La chaleur d\u00e9j\u00e0, une lourdeur qui tombe du ciel blanc et se rel\u00e8ve du rocher comme une haleine de fournaise. Le navire glisse dans un d\u00e9troit. Des collines basses de chaque c\u00f4t\u00e9. Une terre asiatique \u00e0 b\u00e2bord, une europ\u00e9enne \u00e0 tribord. Les Dardanelles. Le nom est dans sa t\u00eate, mais la chose est l\u00e0, silencieuse et min\u00e9rale. Il voit les autres bateaux, une for\u00eat de m\u00e2ts et de chemin\u00e9es, immobiles dans l'eau calme. Une attente. Puis la c\u00f4te se pr\u00e9cise. Ce n'est pas une plage de sable fin. C'est un chaos. Une langue de galets, de sable gris, surmont\u00e9e de falaises crayeuses, creus\u00e9es de ravines. Il voit la tache blanch\u00e2tre des tentes, minuscules, accroch\u00e9es \u00e0 la pente. Les cicatrices brunes des tranch\u00e9es z\u00e9brant le flanc des collines. Les fils de fer barbel\u00e9s qui accrochent le soleil, brillant comme des toiles g\u00e9antes. Le lourd navire s'arr\u00eate, vibrant encore de l'arr\u00eat des machines. L'ancre grince dans un bruit d\u00e9chirant. On est l\u00e0. On ne va pas plus loin. Il voit les p\u00e9niches. Ce ne sont pas des barges plates et passives, mais des coques \u00e0 moteur, basses sur l'eau, sales de fum\u00e9e et de rouille, leur bois \u00e9clabouss\u00e9 par des milliers de voyages. Elles dansent sur la houle l\u00e9g\u00e8re, s'approchant du flanc du paquebot comme des insectes voraces. On leur hurle de descendre. Pas d'escalier, pas de passerelle. Il faut se hisser sur le bastingage, saisir les filets de cordage jet\u00e9s sur la coque, et descendre \u00e0 reculons, le sac qui vous tire en arri\u00e8re, les pieds qui cherchent une prise dans les mailles. Le vide, l'eau verte en dessous. L'homme au-dessus de lui glisse, un juron \u00e9touff\u00e9, le bruit sourd de son corps heurtant la p\u00e9niche. On le tire vite de c\u00f4t\u00e9. Il saute \u00e0 son tour. Le choc du bois sous ses pieds. La p\u00e9niche est d\u00e9j\u00e0 pleine d'hommes, tass\u00e9s comme du b\u00e9tail, silencieux. Le moteur p\u00e9tarade, crache une fum\u00e9e \u00e2cre, et l'embarcation s'\u00e9branle, lourde, lente, vers la terre. La travers\u00e9e est courte, interminable. L'eau est d'un vert laiteux, huileuse. Elle charrie des choses : des d\u00e9bris de caisses, des morceaux d'uniformes, des excr\u00e9ments. L'odeur est pire que tout. Elle lui prend \u00e0 la gorge : la puanteur douce\u00e2tre de la gangr\u00e8ne et de la chair qui pourrit au soleil, m\u00eal\u00e9e \u00e0 une note \u00e2cre de poudre et de poussi\u00e8re br\u00fbl\u00e9e. Il voit la plage qui grandit. Ce n'est pas du sable. C'est un talus de galets gris, une pente raide qui crisse et roule sous les boots. Des tas de caisses, des sacs de sable, des files d'hommes courb\u00e9s qui montent un sentier trac\u00e9 dans la falaise crayeuse. Le choc final. L'\u00e9trave de la p\u00e9niche racle les galets. La rampe s'abat. C'est le dernier pas. Il pose le pied sur les cailloux. Le sol de Gallipoli. Un coup de sifflet aigu. Des hommes leur crient de se disperser, de monter. Le ronflement des mouches est assourdissant. Il l\u00e8ve les yeux vers les ravines poussi\u00e9reuses, les tranch\u00e9es qui griffent les pentes. L'enfer n'est plus une boue grasse et froide. C'est une fournaise de poussi\u00e8re, de pierre et de pourriture. Il voit le blanc. Un blanc qui fait mal aux yeux. Un plafond de chaux, \u00e9clatant, cru. Pas le blanc pur des draps de la ferme, mais un blanc qui sent le chlore et la mort propre. Les murs suintent une lumi\u00e8re froide, sans ombre. Il voit les barreaux de fer du lit. Froid, lisse, industriel. Sa main, pos\u00e9e sur la couverture grise, est devenue une chose p\u00e2le, \u00e9trang\u00e8re. Les doigts ressemblent \u00e0 des racines lav\u00e9es. Ils tremblent, toujours. Un tremblement de machine d\u00e9traqu\u00e9e. Il voit les fen\u00eatres hautes, barr\u00e9es. Des rectangles de ciel trop bleu, d\u00e9coup\u00e9s comme dans un tableau. Des barreaux noirs qui grillagent le monde. Des arbres, l\u00e0-bas, mais leurs feuilles ne bougent pas. Comme peintes. Il voit les autres lits. Des formes allong\u00e9es, silencieuses, sous des draps qui \u00e9pousent des absences. Un bras pend, inerte, couleur de cire. Plus loin, un homme assis, la poitrine entour\u00e9e de bandes, fixe le mur devant lui. Il ne cligne pas des yeux. Il voit les s\u0153urs. Des cornettes blanches, immacul\u00e9es, qui glissent sans bruit sur le carrelage. Des visages lisses, sans \u00e2ge, qui sourient d'un sourire qui ne touche pas les yeux. Des mains froides qui changent les pansements, touchent sa peau br\u00fbl\u00e9e sans la sentir. Il voit son reflet dans le pot de chambre \u00e9maill\u00e9, pos\u00e9 pr\u00e8s du lit. Une face creus\u00e9e, des yeux trop grands, des l\u00e8vres gerc\u00e9es. Ce n'est pas lui. C'est un masque de terre cuite, fragile, qui pourrait se fendre. Il voit, la nuit, la lanterne du gardien qui passe. Un rond de lumi\u00e8re jaune qui balaie les all\u00e9es, caresse les fronts, v\u00e9rifie les pr\u00e9sences. La lumi\u00e8re touche le crucifix au mur, accroch\u00e9 l\u00e0-haut. Le corps du Christ est p\u00e2le, propre, sans blessures visibles. Une souffrance aseptis\u00e9e, muette. Il voit tout cela. Les mots comme \u00ab h\u00f4pital \u00bb, \u00ab lit \u00bb, \u00ab infirmi\u00e8re \u00bb sont des coquilles vides, des sons qui ne collent plus \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9. Ce qu'il voit, c'est un lieu de silence et de blancheur o\u00f9 l'on range les hommes cass\u00e9s, o\u00f9 l'on attend que la machine se remette \u00e0 tourner ou s'arr\u00eate d\u00e9finitivement. L'odeur de propre ne parvient pas \u00e0 couvrir celle, tenace, de la pourriture qui reste au fond de ses poumons. C'est un autre enfer. Un enfer blanc. Il pousse la grille. Le fer grin\u00e7ait d\u00e9j\u00e0 ainsi avant, un son aigre et familier. Rien n'a chang\u00e9. Et pourtant, tout est devenu \u00e9tranger. Il voit le fronton de la mairie-\u00e9cole. Les lettres grav\u00e9es dans la pierre : LIBERT\u00c9, \u00c9GALIT\u00c9, FRATERNIT\u00c9. Avant, c'\u00e9tait un credo, une \u00e9vidence. Maintenant, ce sont des mots qui sonnent creux. Libert\u00e9. Celle de pourrir dans la boue ? \u00c9galit\u00e9. Celle de la mort, offerte \u00e0 tous, du lieutenant au simple troufion ? Fraternit\u00e9. Celle qui lui a arrach\u00e9 le c\u0153ur \u00e0 chaque fois qu'un gosse de vingt ans rendait son dernier souffle dans ses bras ? La pierre est froide, propre. Les mots sont intacts. Lui ne l'est plus. Il voit le monument aux morts, tout neuf. La pierre est encore p\u00e2le, elle n'a pas pris la patine des si\u00e8cles. Il s'approche. Ses doigts effleurent les noms. Il les connaissait \u00e0 peine, ces gar\u00e7ons d'un autre canton, et pourtant, il a vu mourir leurs doubles par milliers. Ce monument, c'est un mensonge de ciment . Une tentative d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e de mettre de l'ordre dans le chaos, de donner un sens \u00e0 l'indicible. La R\u00e9publique enterre ses morts et grave ses valeurs, mais elle ne peut pas graver l'odeur de la gangr\u00e8ne. Il voit la cour de l'\u00e9cole. Les marronniers, la marelle effac\u00e9e sur le sol. Le portemanteau o\u00f9 s'aligneront les blouses. Le tableau noir, vide, attendant les le\u00e7ons de morale. \u00ab Aimez-vous les uns les autres. \u00bb Comment peut-il \u00e9crire cela, lui qui a vu des hommes s'entretuer pour dix m\u00e8tres de terre gorg\u00e9e de sang ? Il voit son reflet dans la vitre de la classe. Un homme en costume sombre, trop grand, trop raide. Le \u00ab hussard noir \u00bb. Son uniforme d'avant \u00e9tait bleu horizon, tach\u00e9 de sang et de boue. Maintenant, il porte l'uniforme du savoir, de la raison. Un d\u00e9guisement. Ses mains veulent trembler. Il les tient crois\u00e9es dans son dos. Il entre dans la classe. L'odeur de la craie et de l'encre. Un sanctuaire. Un mensonge n\u00e9cessaire. Demain, il devra ouvrir le livre d'Histoire. Parler de la patrie, du droit, des Lumi\u00e8res. Il devra regarder en face les visages innocents des enfants et leur transmettre ce feu sacr\u00e9 qui a br\u00fbl\u00e9 jusqu'\u00e0 consumer toute une g\u00e9n\u00e9ration. Il voit sa mission, maintenant. Ce n'est plus une foi na\u00efve. C'est un acte de r\u00e9sistance. Un rempart contre la barbarie. Si ces murs ont tenu, si ces mots sur le fronton sont encore debout, c'est peut-\u00eatre pour cela : pour qu'un homme bris\u00e9 vienne, chaque matin, t\u00e9moigner malgr\u00e9 lui que le savoir doit survivre \u00e0 la folie. Il n'enseignera pas la glorification de la guerre. Il enseignera la grammaire, la logique, la g\u00e9ographie. Il leur apprendra \u00e0 penser, pour que plus jamais des hommes ne se fassent aussi b\u00eatement massacrer au nom de mots qu'on leur a appris sans leur en donner le sens. Il pose sa sacoche sur l'estrade. Un geste d'une infinie lassitude. Le silence de la classe est plus lourd que celui des champs de bataille. C'est le silence d'avant la temp\u00eate, le silence de l'attente. Les enfants arriveront demain. Il leur devra la v\u00e9rit\u00e9, mais pas toute la v\u00e9rit\u00e9. Juste les armes pour la construire, eux-m\u00eames. Il monte l'escalier de bois. Les marches g\u00e9missent, un bruit de fatigue ancienne. La porte de son logement de fonction claque doucement derri\u00e8re lui. Le silence. Il pose les mains sur la table de ch\u00eane, froide. La pi\u00e8ce sent la cire et le papier, le renferm\u00e9 des lieux sans pr\u00e9sence. Un lit \u00e9troit, une armoire. Le mur est nu. Pas de crucifix. Seule une p\u00e2le trace rectangulaire dans la chaux, plus claire, o\u00f9 l'ancien occupant avait accroch\u00e9 sa foi. Lui n'y a rien mis. Le cr\u00e9pi brut, la r\u00e9publique la\u00efque dans sa nudit\u00e9. Il s'approche de la fen\u00eatre. La nuit tombe sur Saint-Bonnet-le-D\u00e9sert. Une \u00e0 une, les lumi\u00e8res des maisons s'\u00e9teignent. Les toits de tuiles s'effacent, noy\u00e9s dans l'indigo. Puis il ne reste plus que la ligne des toits, dentel\u00e9e et p\u00e2le, contre l'obscurit\u00e9 plus profonde qui commence au-del\u00e0. La for\u00eat. Elle est l\u00e0, massive, silencieuse. Une \u00e9tendue d'encre qui boit la lumi\u00e8re r\u00e9siduelle du ciel. Ce n'est pas l'horreur min\u00e9rale des Dardanelles, ni la boue labour\u00e9e de Champagne. C'est une obscurit\u00e9 vivante, respirante. Elle ne sent pas la poudre et la mort. Elle exhale une odeur humide de mousse, de terre et de feuilles pourries. Une odeur ancienne, qui \u00e9tait l\u00e0 avant les hommes, avant la R\u00e9publique, avant les noms sur le monument. Il voit le myst\u00e8re. L'\u00e9paisseur imp\u00e9n\u00e9trable des futaies. L'absence totale de chemin, de rep\u00e8re. La for\u00eat n'a pas de front, pas de tranch\u00e9e. Elle est un tout, sauvage et entier. Quelque chose en lui, d'instinctif, se tend. L'\u0153il qui cherche un mouvement, une silhouette, le r\u00e9flexe de la sentinelle. Rien. Seul le vent, un souffle \u00e0 peine audible qui fait fr\u00e9mir la cime des ch\u00eanes. C'est une paix qui ressemble \u00e0 une menace. Un monde qui continue sans lui, sans ses le\u00e7ons, sans ses mots. Une France bien plus ancienne que celle des hussards noirs. Une France sauvage qui se moque des frontons et des devises, et qui n'a jamais entendu parler de Dieu. Il reste l\u00e0, longtemps, le front contre la vitre froide. Il ne prie pas. Il n'attend rien. Il \u00e9coute ce silence-l\u00e0, si diff\u00e9rent de celui des salles d'h\u00f4pital ou des champs de bataille. Un silence qui n'est pas vide, mais plein. Plein de nuit, de racines, de b\u00eates invisibles et d'une indiff\u00e9rence absolue. Pour la premi\u00e8re fois depuis longtemps, face \u00e0 cette for\u00eat noire et primordiale, il se sent \u00e9trangement \u00e0 sa place. Dans ce monde sans dieu, sans croix, sans promesse, il n'a de compte \u00e0 rendre \u00e0 personne. Seulement \u00e0 lui-m\u00eame. Et peut-\u00eatre, dans cette obscurit\u00e9 famili\u00e8re et oubli\u00e9e, retrouver l'ombre de l'homme qu'il \u00e9tait avant que le monde ne se mette \u00e0 br\u00fbler et \u00e0 prier des dieux sourds. 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Apr\u00e8s plusieurs essais infructueux, l\u2019id\u00e9e de lire « Pastiches et M\u00e9langes » aura \u00e9t\u00e9 le d\u00e9clencheur. Je laissai le livre ouvert dans Foliate et Lina Lachgar continuer son r\u00eave, \u00e0 sa fa\u00e7on, — pour commencer d\u2019arpenter le mien. Car ce fut moins la le\u00e7on des pages que leur mani\u00e8re de demeurer entrouvertes, comme une porte laiss\u00e9e sur le palier de la m\u00e9moire, qui me d\u00e9cida \u00e0 sortir ; dehors, la ville s\u2019embuait d\u00e9j\u00e0 d\u2019un flou propice, et je compris qu\u2019il ne fallait pas tant chercher un sujet qu\u2019accepter le fil des retrouvailles : la chaleur bleut\u00e9e d\u2019un po\u00eale \u00e0 gaz dans un atelier o\u00f9 l\u2019huile, presque gel\u00e9e, consent \u00e0 se ti\u00e9dir ; la toile badigeonn\u00e9e de terre de Sienne, promesse d\u2019une lumi\u00e8re \u00e0 venir ; la porte revue rue Germain Pilon, devant laquelle on s\u2019arr\u00eate sans raison ; un dancing trop sombre, o\u00f9 le parfum et la sueur se disputent la musique ; la Butte-aux-Cailles o\u00f9 l\u2019on perd \u00e0 nouveau celui qu\u2019on croyait tenir ; un cimeti\u00e8re aux pierres de guingois dont l\u2019obstination nous ressemble ; puis, plus loin, des yourtes battues par le vent, le th\u00e9 au beurre, le rire doux de celui qui, chaque fois, \u00e9chappe \u00e0 la mort. Je n\u2019avais rien \u00e0 repr\u00e9senter, seulement \u00e0 suivre — pas \u00e0 pas — cette r\u00e9paration discr\u00e8te par laquelle on rend \u00e0 la vie ce qu\u2019on lui a pris : non le commerce des images, mais la pr\u00e9sence qui s\u2019ent\u00eate. Alors je laissai le livre ouvert, et je me mis en route. Bien sur ce n’est pas Proust , c\u2019est ma tentative d\u2019entendre ce qui, chez lui, m\u2019ouvre le passage<\/em><\/p>\n

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