{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/le-choix-du-theme.html", "url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/le-choix-du-theme.html", "title": "Le choix du th\u00e8me", "date_published": "2022-09-28T02:44:23Z", "date_modified": "2025-10-04T06:14:50Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

r\u00e9\u00e9criture<\/strong><\/p>\n

Choisir un th\u00e8me, en peinture comme pour le reste, m\u2019a toujours paru une question d\u2019endurance. On croit s\u00e9lectionner un motif, on signe surtout un abonnement. Combien de temps tiendrai-je, ai-je envie, ai-je le carburant. Tr\u00e8s vite, j\u2019optais pour le court terme, comme on prend un ticket de m\u00e9tro pour une station. La mort l\u00e0-dedans jouait son num\u00e9ro, j\u2019imagine : acc\u00e9l\u00e9rer, grappiller, faire semblant d\u2019aller plus vite que l\u2019horloge. On choisit bref pour d\u00e9rober une minute \u00e0 la fin, ou \u00e0 la vie, qui revient au m\u00eame selon les jours.<\/p>\n

Un choix, id\u00e9alement, devrait m\u2019appartenir. \u00c9viter ceux, bien pr\u00eats, sign\u00e9s par d\u2019autres pour mon usage. On dit contingences, on veut dire argent, plut\u00f4t manque d\u2019argent. Les emplois que j\u2019ai pris n\u2019allaient pas trop avec ce qui m\u2019importe, ce qui m\u2019anime quand je n\u2019y pense pas. La photographie, par endroits, avait l\u2019air moins p\u00e9nible. Au bilan, ai-je choisi quoi que ce soit. Non. J\u2019ai saisi des occasions en service libre. Assistant photographe, par exemple : la premi\u00e8re fois que j\u2019ai essay\u00e9 d\u2019appuyer sur un « vrai » choix.<\/p>\n

Un ami m\u2019annonce qu\u2019il quitte sa place. Imm\u00e9diatement je l\u2019y remplace, en imagination d\u2019abord, sans bouger. Je lui demande de me pr\u00e9senter \u00e0 Dany. Il objecte, j\u2019insiste. Le d\u00e9sir de prendre sa place prend la mienne. C\u2019est un m\u00e9canisme simple : je me fais un film, je deviens le h\u00e9ros, je colle l\u2019affiche. Plus que le m\u00e9tier, c\u2019est l\u2019ambiance qui m\u2019excite, ce mot p\u00e2teux qui, chez moi, couvre tout : les faits, les gens, l\u2019addition.<\/p>\n

Assistant de Dany : j\u2019oublie aussit\u00f4t le loyer, parce que salaire non. Folie douce vue d\u2019aujourd\u2019hui, t\u00e9m\u00e9rit\u00e9 timide, fiert\u00e9 mal rang\u00e9e. Apprendre le m\u00e9tier ? Pas vraiment. Je voulais une place, un cadre, un badge, pour stabiliser le personnage de photographe que je promenais d\u00e9j\u00e0, en civil, depuis des mois. M\u2019immerger t\u00eate la premi\u00e8re dans mon d\u00e9cor int\u00e9rieur, voir si la piscine avait de l\u2019eau, v\u00e9rifier le niveau de r\u00e9alit\u00e9.<\/p>\n

Je me sens ill\u00e9gitime par d\u00e9faut, cela entre en ligne de compte. Dire photographe n\u2019est pas l\u2019\u00eatre, il faut un dossier. Je n\u2019avais que des coups, des pi\u00e8ces d\u00e9tach\u00e9es : un cabinet d\u2019architectes crois\u00e9 par hasard, des books pour apprenties mannequins, deux ou trois mariages, un reportage \u00e0 Bonn rat\u00e9 d\u2019une mani\u00e8re exemplaire, des photos de th\u00e9\u00e2tre avec de beaux noms et des cachets maigres. Vivre, je le faisais ailleurs : quarts de nuit, cartons, paperasses dans des officines opaques. Des mi-temps pour la gamelle et le toit, afin de nourrir l\u2019imaginaire \u00e0 plein temps. On amortit le r\u00e9el comme on amortit un \u00e9quipement, par usage intensif.<\/p>\n

Arriv\u00e9 \u00e0 Clichy, l\u2019enthousiasme s\u2019est couch\u00e9 vite. Dany m\u2019a coll\u00e9 au pr\u00e9sent sans somnif\u00e8re. Mon imagination a r\u00e9sist\u00e9, mais le mur \u00e9tait l\u00e0. J\u2019ai fabriqu\u00e9 un lot de circonstances att\u00e9nuantes pour \u00e9viter de me dire que Dany \u00e9tait un salaud standard. Je pr\u00e9f\u00e9rais l\u2019hypoth\u00e8se p\u00e9dagogique : ses humiliations avaient une forme, une strat\u00e9gie, c\u2019\u00e9tait sa m\u00e9thode pour m\u2019enduire d\u2019endurcissement, comme on \u00e9tame. On se raconte ce qu\u2019on peut.<\/p>\n

Les vexations tombaient surtout quand il y avait des clients. Nous photographiions des instruments, des guitares surtout. Tr\u00e8s beaux objets, sign\u00e9s Vigier, plus qu\u2019un client, presque un ami, c\u2019est dire si le caf\u00e9 devait \u00eatre chaud. On m\u2019envoyait le chercher, on me regardait me tromper dans les Balcar, empiler mes maladresses. J\u2019\u00e9tais \u00e2g\u00e9 pour un assistant, Dany me le rappelait quand il voyait ma figure se froisser. Un jeune encaisse mieux, se plie plus, sert davantage. Il me livrait ces constats apr\u00e8s coup, studio vid\u00e9, voix basse, presque aimable. Je surprenais chez lui une sorte de piti\u00e9 rapide. Moi, je retenais l\u2019\u00e9tiquette coll\u00e9e au front : trop vieux, rat\u00e9. \u00c0 vingt-cinq ans, disait l\u2019Oracle, tout est d\u00e9j\u00e0 moul\u00e9 et on ne remonte pas la pi\u00e8ce. J\u2019essayais pourtant : faire l\u2019idiot utile, prendre, reprendre, absorber. Il avait rep\u00e9r\u00e9 ma lucidit\u00e9, ce handicap portable.<\/p>\n

Je suis rest\u00e9 un an. Un jour, une humiliation de plus ne passe pas. Sensation nette : il l\u2019attendait, j\u2019\u00e9tais en retard comme d\u2019habitude. Moment presque beau, si l\u2019on aime le net. Je vide mon sac, il \u00e9coute, poli. Il me rappelle que j\u2019ai demand\u00e9, que lui avait pr\u00e9venu, que mon \u00e2ge n\u2019allait pas rajeunir. Il appuie l\u00e0 o\u00f9 \u00e7a blesse : l\u2019orgueil. Peut-\u00eatre m\u2019a-t-il pris pour que je voie enfin cette pi\u00e8ce ma\u00eetresse de ma m\u00e9canique — hypoth\u00e8se charitable, ou \u00e9l\u00e9gante. Mon orgueil n\u2019a pas fondu ce jour-l\u00e0, non. En revanche, j\u2019ai gagn\u00e9 une m\u00e9fiance durable envers la chose appel\u00e9e « choix ». Les raisons qu\u2019on se donne sont des surtitres, les raisons qui nous font sont ailleurs, dans un mix de pulsions, h\u00e9ritages, envies, manques, la grande fabrique. On croit d\u00e9cider, on se voit d\u00e9cid\u00e9. On ignore les cons\u00e9quences en temps r\u00e9el, on les croise plus tard, d\u00e9guis\u00e9es.<\/p>\n

Peut-\u00eatre que, depuis, Dany refuse tout assistant de plus de seize ans. Peut-\u00eatre a-t-il tir\u00e9 une le\u00e7on de sa g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 inhabituelle \u00e0 mon \u00e9gard, ou reconnu son orgueil dans le mien, miroir \u00e0 peine d\u00e9formant. Je ne sais pas. Je ne l\u2019ai pas revu. J\u2019ai appris r\u00e9cemment, par hasard, qu\u2019il \u00e9tait mort depuis quelques ann\u00e9es. Les Balcar aussi ont fini par se taire. Quant \u00e0 l\u2019ambiance, elle est toujours l\u00e0, docile, pr\u00eate \u00e0 rejouer la sc\u00e8ne, avec ou sans bruitage.<\/p>", "content_text": " **r\u00e9\u00e9criture** Choisir un th\u00e8me, en peinture comme pour le reste, m\u2019a toujours paru une question d\u2019endurance. On croit s\u00e9lectionner un motif, on signe surtout un abonnement. Combien de temps tiendrai-je, ai-je envie, ai-je le carburant. Tr\u00e8s vite, j\u2019optais pour le court terme, comme on prend un ticket de m\u00e9tro pour une station. La mort l\u00e0-dedans jouait son num\u00e9ro, j\u2019imagine : acc\u00e9l\u00e9rer, grappiller, faire semblant d\u2019aller plus vite que l\u2019horloge. On choisit bref pour d\u00e9rober une minute \u00e0 la fin, ou \u00e0 la vie, qui revient au m\u00eame selon les jours. Un choix, id\u00e9alement, devrait m\u2019appartenir. \u00c9viter ceux, bien pr\u00eats, sign\u00e9s par d\u2019autres pour mon usage. On dit contingences, on veut dire argent, plut\u00f4t manque d\u2019argent. Les emplois que j\u2019ai pris n\u2019allaient pas trop avec ce qui m\u2019importe, ce qui m\u2019anime quand je n\u2019y pense pas. La photographie, par endroits, avait l\u2019air moins p\u00e9nible. Au bilan, ai-je choisi quoi que ce soit. Non. J\u2019ai saisi des occasions en service libre. Assistant photographe, par exemple : la premi\u00e8re fois que j\u2019ai essay\u00e9 d\u2019appuyer sur un \u00ab vrai \u00bb choix. Un ami m\u2019annonce qu\u2019il quitte sa place. Imm\u00e9diatement je l\u2019y remplace, en imagination d\u2019abord, sans bouger. Je lui demande de me pr\u00e9senter \u00e0 Dany. Il objecte, j\u2019insiste. Le d\u00e9sir de prendre sa place prend la mienne. C\u2019est un m\u00e9canisme simple : je me fais un film, je deviens le h\u00e9ros, je colle l\u2019affiche. Plus que le m\u00e9tier, c\u2019est l\u2019ambiance qui m\u2019excite, ce mot p\u00e2teux qui, chez moi, couvre tout : les faits, les gens, l\u2019addition. Assistant de Dany : j\u2019oublie aussit\u00f4t le loyer, parce que salaire non. Folie douce vue d\u2019aujourd\u2019hui, t\u00e9m\u00e9rit\u00e9 timide, fiert\u00e9 mal rang\u00e9e. Apprendre le m\u00e9tier ? Pas vraiment. Je voulais une place, un cadre, un badge, pour stabiliser le personnage de photographe que je promenais d\u00e9j\u00e0, en civil, depuis des mois. M\u2019immerger t\u00eate la premi\u00e8re dans mon d\u00e9cor int\u00e9rieur, voir si la piscine avait de l\u2019eau, v\u00e9rifier le niveau de r\u00e9alit\u00e9. Je me sens ill\u00e9gitime par d\u00e9faut, cela entre en ligne de compte. Dire photographe n\u2019est pas l\u2019\u00eatre, il faut un dossier. Je n\u2019avais que des coups, des pi\u00e8ces d\u00e9tach\u00e9es : un cabinet d\u2019architectes crois\u00e9 par hasard, des books pour apprenties mannequins, deux ou trois mariages, un reportage \u00e0 Bonn rat\u00e9 d\u2019une mani\u00e8re exemplaire, des photos de th\u00e9\u00e2tre avec de beaux noms et des cachets maigres. Vivre, je le faisais ailleurs : quarts de nuit, cartons, paperasses dans des officines opaques. Des mi-temps pour la gamelle et le toit, afin de nourrir l\u2019imaginaire \u00e0 plein temps. On amortit le r\u00e9el comme on amortit un \u00e9quipement, par usage intensif. Arriv\u00e9 \u00e0 Clichy, l\u2019enthousiasme s\u2019est couch\u00e9 vite. Dany m\u2019a coll\u00e9 au pr\u00e9sent sans somnif\u00e8re. Mon imagination a r\u00e9sist\u00e9, mais le mur \u00e9tait l\u00e0. J\u2019ai fabriqu\u00e9 un lot de circonstances att\u00e9nuantes pour \u00e9viter de me dire que Dany \u00e9tait un salaud standard. Je pr\u00e9f\u00e9rais l\u2019hypoth\u00e8se p\u00e9dagogique : ses humiliations avaient une forme, une strat\u00e9gie, c\u2019\u00e9tait sa m\u00e9thode pour m\u2019enduire d\u2019endurcissement, comme on \u00e9tame. On se raconte ce qu\u2019on peut. Les vexations tombaient surtout quand il y avait des clients. Nous photographiions des instruments, des guitares surtout. Tr\u00e8s beaux objets, sign\u00e9s Vigier, plus qu\u2019un client, presque un ami, c\u2019est dire si le caf\u00e9 devait \u00eatre chaud. On m\u2019envoyait le chercher, on me regardait me tromper dans les Balcar, empiler mes maladresses. J\u2019\u00e9tais \u00e2g\u00e9 pour un assistant, Dany me le rappelait quand il voyait ma figure se froisser. Un jeune encaisse mieux, se plie plus, sert davantage. Il me livrait ces constats apr\u00e8s coup, studio vid\u00e9, voix basse, presque aimable. Je surprenais chez lui une sorte de piti\u00e9 rapide. Moi, je retenais l\u2019\u00e9tiquette coll\u00e9e au front : trop vieux, rat\u00e9. \u00c0 vingt-cinq ans, disait l\u2019Oracle, tout est d\u00e9j\u00e0 moul\u00e9 et on ne remonte pas la pi\u00e8ce. J\u2019essayais pourtant : faire l\u2019idiot utile, prendre, reprendre, absorber. Il avait rep\u00e9r\u00e9 ma lucidit\u00e9, ce handicap portable. Je suis rest\u00e9 un an. Un jour, une humiliation de plus ne passe pas. Sensation nette : il l\u2019attendait, j\u2019\u00e9tais en retard comme d\u2019habitude. Moment presque beau, si l\u2019on aime le net. Je vide mon sac, il \u00e9coute, poli. Il me rappelle que j\u2019ai demand\u00e9, que lui avait pr\u00e9venu, que mon \u00e2ge n\u2019allait pas rajeunir. Il appuie l\u00e0 o\u00f9 \u00e7a blesse : l\u2019orgueil. Peut-\u00eatre m\u2019a-t-il pris pour que je voie enfin cette pi\u00e8ce ma\u00eetresse de ma m\u00e9canique \u2014 hypoth\u00e8se charitable, ou \u00e9l\u00e9gante. Mon orgueil n\u2019a pas fondu ce jour-l\u00e0, non. En revanche, j\u2019ai gagn\u00e9 une m\u00e9fiance durable envers la chose appel\u00e9e \u00ab choix \u00bb. Les raisons qu\u2019on se donne sont des surtitres, les raisons qui nous font sont ailleurs, dans un mix de pulsions, h\u00e9ritages, envies, manques, la grande fabrique. On croit d\u00e9cider, on se voit d\u00e9cid\u00e9. On ignore les cons\u00e9quences en temps r\u00e9el, on les croise plus tard, d\u00e9guis\u00e9es. Peut-\u00eatre que, depuis, Dany refuse tout assistant de plus de seize ans. Peut-\u00eatre a-t-il tir\u00e9 une le\u00e7on de sa g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 inhabituelle \u00e0 mon \u00e9gard, ou reconnu son orgueil dans le mien, miroir \u00e0 peine d\u00e9formant. Je ne sais pas. Je ne l\u2019ai pas revu. J\u2019ai appris r\u00e9cemment, par hasard, qu\u2019il \u00e9tait mort depuis quelques ann\u00e9es. Les Balcar aussi ont fini par se taire. Quant \u00e0 l\u2019ambiance, elle est toujours l\u00e0, docile, pr\u00eate \u00e0 rejouer la sc\u00e8ne, avec ou sans bruitage. ", "image": "", "tags": ["palimpsestes"] } ,{ "id": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/notule-53.html", "url": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/notule-53.html", "title": "Notule 53", "date_published": "2022-05-12T03:31:07Z", "date_modified": "2025-10-04T06:58:03Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

r\u00e9ecriture<\/strong><\/p>\n

Le contraste, c\u2019est la diff\u00e9rence de valeur. Entre clair et obscur. Quand l\u2019\u00e9cart est net, le regard s\u2019accroche. Quand il s\u2019efface, tout se confond. En peinture, on distribue ces \u00e9carts sur trois plans. Devant, au milieu, au loin. Le tableau gagne de la profondeur. Cela vaut pour la figure comme pour l\u2019abstraction. Dans la vie, que mettons-nous au premier plan ? Quelles valeurs portons-nous devant nous pour qu\u2019elles percent l\u2019\u00e9cran de ce que nous appelons la r\u00e9alit\u00e9 ? Beaucoup ne voient qu\u2019un plan. Le plus proche. Le plus pressant. Et seulement quand ils y sont accul\u00e9s. S\u2019il fallait peindre une vie, j\u2019y mettrais d\u2019abord le n\u00e9cessaire : se nourrir, durer, se prot\u00e9ger. Ce plan-l\u00e0 a des contours fermes, une lumi\u00e8re crue. Vient ensuite ce que j\u2019appelle le milieu : on s\u2019\u00e9carte un peu de l\u2019urgence, on estime une dur\u00e9e, on dessine des projets, on tente un demain. Enfin, le lointain. Les \u00e9carts s\u2019y att\u00e9nuent, tout y devient plus doux, plus incertain. Un peut-\u00eatre. Un presque rien. Ces trois plans tiennent ensemble. On ne retranche pas l\u2019un sans que tout s\u2019affaisse. C\u00e9zanne l\u2019a dit : quand les plans s\u2019effondrent, il ne reste que la boue. Comment prendre assez de recul pour voir l\u2019ensemble ? Peut-\u00eatre, tout \u00e0 la fin, juste avant de quitter la sc\u00e8ne. Mais alors, rien ne peut plus \u00eatre corrig\u00e9. On n\u2019entre pas chez Turner avec un petit pot de rouge pour relever une bou\u00e9e. Tant qu\u2019on pense en dur\u00e9e, on est tenu par elle. Il faut pourtant se tenir droit, rester align\u00e9. Savoir que tout cela n\u2019est qu\u2019illusion passag\u00e8re, qu\u2019un r\u00eave qui se d\u00e9fait. \u00c0 ce moment-l\u00e0, si quelque chose encore nous est donn\u00e9, on reprend les valeurs, on ajuste les contrastes mal pos\u00e9s, on tente de r\u00e9tablir une profondeur lisible. Ce ne sont pas les couleurs qui comptent, mais leurs valeurs. Ce fil t\u00e9nu entre pr\u00e9cision et flou, proche et lointain, dicible et indicible. En r\u00e9cit, on parle de personnages contrast\u00e9s. Intentions qui s\u2019opposent, conflits qui travaillent en sourdine. On ne dit pas tout. On laisse venir les indices. Souvent, je l\u2019ai vu, les femmes regardent au-del\u00e0 du premier plan. Elles se tiennent dans le projet, dans l\u2019avenir, m\u00eame si le regard se trouble. Mais \u00e0 vivre avec un caract\u00e8re heurt\u00e9, tout devient pr\u00e9visible, puis lassant. L\u2019esp\u00e9rance s\u2019use. Mes parents, je les ai per\u00e7us ainsi. \u00c0 la fin, presque plus de mots. Plus de plan sur la com\u00e8te. On attend l\u2019in\u00e9luctable. On cherche encore \u00e0 produire une diff\u00e9rence entre ce qui fut et ce qui n\u2019est plus. On cherche, et c\u2019est peut-\u00eatre cela, vivre.<\/p>", "content_text": " **r\u00e9ecriture** Le contraste, c\u2019est la diff\u00e9rence de valeur. Entre clair et obscur. Quand l\u2019\u00e9cart est net, le regard s\u2019accroche. Quand il s\u2019efface, tout se confond. En peinture, on distribue ces \u00e9carts sur trois plans. Devant, au milieu, au loin. Le tableau gagne de la profondeur. Cela vaut pour la figure comme pour l\u2019abstraction. Dans la vie, que mettons-nous au premier plan ? Quelles valeurs portons-nous devant nous pour qu\u2019elles percent l\u2019\u00e9cran de ce que nous appelons la r\u00e9alit\u00e9 ? Beaucoup ne voient qu\u2019un plan. Le plus proche. Le plus pressant. Et seulement quand ils y sont accul\u00e9s. S\u2019il fallait peindre une vie, j\u2019y mettrais d\u2019abord le n\u00e9cessaire : se nourrir, durer, se prot\u00e9ger. Ce plan-l\u00e0 a des contours fermes, une lumi\u00e8re crue. Vient ensuite ce que j\u2019appelle le milieu : on s\u2019\u00e9carte un peu de l\u2019urgence, on estime une dur\u00e9e, on dessine des projets, on tente un demain. Enfin, le lointain. Les \u00e9carts s\u2019y att\u00e9nuent, tout y devient plus doux, plus incertain. Un peut-\u00eatre. Un presque rien. Ces trois plans tiennent ensemble. On ne retranche pas l\u2019un sans que tout s\u2019affaisse. C\u00e9zanne l\u2019a dit : quand les plans s\u2019effondrent, il ne reste que la boue. Comment prendre assez de recul pour voir l\u2019ensemble ? Peut-\u00eatre, tout \u00e0 la fin, juste avant de quitter la sc\u00e8ne. Mais alors, rien ne peut plus \u00eatre corrig\u00e9. On n\u2019entre pas chez Turner avec un petit pot de rouge pour relever une bou\u00e9e. Tant qu\u2019on pense en dur\u00e9e, on est tenu par elle. Il faut pourtant se tenir droit, rester align\u00e9. Savoir que tout cela n\u2019est qu\u2019illusion passag\u00e8re, qu\u2019un r\u00eave qui se d\u00e9fait. \u00c0 ce moment-l\u00e0, si quelque chose encore nous est donn\u00e9, on reprend les valeurs, on ajuste les contrastes mal pos\u00e9s, on tente de r\u00e9tablir une profondeur lisible. Ce ne sont pas les couleurs qui comptent, mais leurs valeurs. Ce fil t\u00e9nu entre pr\u00e9cision et flou, proche et lointain, dicible et indicible. En r\u00e9cit, on parle de personnages contrast\u00e9s. Intentions qui s\u2019opposent, conflits qui travaillent en sourdine. On ne dit pas tout. On laisse venir les indices. Souvent, je l\u2019ai vu, les femmes regardent au-del\u00e0 du premier plan. Elles se tiennent dans le projet, dans l\u2019avenir, m\u00eame si le regard se trouble. Mais \u00e0 vivre avec un caract\u00e8re heurt\u00e9, tout devient pr\u00e9visible, puis lassant. L\u2019esp\u00e9rance s\u2019use. Mes parents, je les ai per\u00e7us ainsi. \u00c0 la fin, presque plus de mots. Plus de plan sur la com\u00e8te. On attend l\u2019in\u00e9luctable. On cherche encore \u00e0 produire une diff\u00e9rence entre ce qui fut et ce qui n\u2019est plus. On cherche, et c\u2019est peut-\u00eatre cela, vivre. ", "image": "https:\/\/www.ledibbouk.net\/IMG\/logo\/image-12pngw800-77cc0686.png?1759560866", "tags": ["palimpsestes"] } ] }